L’Algérie célèbre ce 5 juillet le soixantenaire de son indépendance. Retour à Nekmaria, dans l’Ouest algérien, sur les traces d’une tribu quasiment exterminée en 1845 pendant les « enfumades » du Dahra, au début de la colonisation.
Les grottes du Dahra, 1845. Eau forte de Tony Johannot (1803-1852) (Wikipédia)
« C’est peut-être la centième fois que je viens ici et à chaque fois, je fais de nouvelles découvertes. » Debout, au sommet de l’escalier qui mène de la crête jusqu’au lit de l’oued, Aziz Mouats ne se lasse jamais de revenir sur ce lieu de mémoire.
L’universitaire et journaliste à la retraite contemple le décor : des ruisseaux entaillant la falaise ornée de gypse finissent dans un ravin asséché, caché par des buissons et des bosquets qui donnent aux lieux un aspect pittoresque.
De la lavande et du lentisque verdoyants et odorants disputent la place au genévrier, au chêne sauvage ou encore au genêt.
C’est ici que disparaît l’eau de l’oued pour entrer dans les entrailles de la terre avant de finir de l’autre côté du massif du Dahra, en Méditerranée. Un cran au-dessus, une autre ouverture plus grande est moins banale : nous sommes dans la grotte des Frachih (chauves-souris), à 70 kilomètres au nord-est de Mostaganem. Il y a 177 ans, un officier de l’armée française y enfuma une tribu entière.
Le 19 juin 1845, le colonel Aimable Pélissier, à la tête de plusieurs bataillons, tua par asphyxie des centaines d’hommes, d’enfants, de femmes et d’animaux appartenant à la tribu des Ouled Riah, qui a toujours ses terres dans la commune de Nekmaria, dans la wilaya (préfecture) de Mostaganem, dans le nord-ouest de l’Algérie.
L’entrée de la caverne porte toujours des traces de fumée qui, dans la mesure où les lieux n’étaient pas récemment fréquentés, remontent très probablement à cette période.
Fresque murale
Aziz Mouats consacre une partie de sa vie à l’entretien du site. Autrefois abandonné et oublié par les habitants, il a aujourd’hui une nouvelle allure, constate-t-il non sans fierté. Car à force de frapper à toutes les portes, il a réussi à convaincre les autorités d’ériger une fresque murale à la mémoire des victimes de ces « enfumades » qui intriguent encore les historiens.
Cette technique, consistant à asphyxier des personnes réfugiées ou enfermées dans une grotte en allumant des feux à l’entrée, fut utilisée par le corps expéditionnaire français durant la conquête de l’Algérie, en 1844 et 1845.
Un tableau noir est gravé sur une énorme muraille en marbre, en haut de laquelle trônent trois affiches écrites en arabe, français et anglais décrivant les enfumades commises par le « sanguinaire Pélissier ». On y voit notamment des figures de soldats s’acharnant sur des hommes, des enfants et des bêtes.
La fresque, illuminée par le soleil radieux de juin et reliée à la grotte par un escalier en béton, est entourée d’une esplanade ornée de drapeaux. À l’extrémité se trouve un petit musée dans lequel sont entreposés des ossements et quelques habits récupérés de la grotte des Frachih.
« C’est moi qui ai récupéré tout ce qu’il y a ici », se félicite Aziz, notre guide, natif de Skikda (est) mais amoureux de cette région de Mostaganem où il vit depuis une cinquantaine d’années.
« Lorsque j’ai commencé à venir ici, les gens ne voulaient pas m’accompagner. C’était comme un tabou. Le lieu étant sacré, les descendants des Ouled Riah pensaient que c’était un sacrilège de marcher sur des cadavres. Parce que si quelques ossements ont été retirés, il y a toujours des restes humains enfouis dans la grande grotte qui n’est désormais plus accessible », raconte-t-il à MEE.
« Le lieu étant sacré, les descendants des Ouled Riah pensaient que c’était un sacrilège de marcher sur des cadavres »
- Aziz Mouats, universitaire et journaliste à la retraite
Mais les choses ont changé. En haut des escaliers, un groupe de visiteurs, une famille de cinq personnes, toutes d’un âge avancé, sont venus se recueillir sur ce lieu chargé de mémoire.
Les Bouhassoun habitent le village de Smara, appelé « Bosquet » durant l’ère coloniale, situé à quelques kilomètres du site. Comme tous les résidents de ces communes de la région du Dahra, ils ont toujours entendu parler des enfumades.
« Nos aïeuls racontaient que l’armée coloniale avait tué des Ouled Riah dans cette grotte. Nous sommes venus leur rendre hommage », témoigne à MEE Mohamed, l’aîné, 79 ans.
Ce récit ne semble pas faire l’unanimité, notamment parmi les historiens.
« Nous ne connaissons de l’enfumade du Dahra que la version française, qui est tronquée », explique Hosni Kitouni, chercheur en histoire depuis des décennies, qui vit essentiellement à Constantine (Est) et donne des conférences en France et en Angleterre. En l’absence de témoignages écrits ou oraux algériens, il travaille à rassembler les documents d’archives concernant la série d’« enfumades » commises par l’armée coloniale dans ces régions du Dahra.
Parce qu’outre les Ouled Riah, l’historiographie coloniale a évoqué d’autres faits similaires prétendument perpétrés dans la même zone du Dahra, une chaîne montagneuse qui s’étend des Hauts Plateaux jusqu’à la Méditerranée.
« Durant de longues années, la France coloniale enseignait cet événement comme un épisode glorieux de l’occupation de l’Algérie. Cela a duré jusqu’à 1930 », indique-t-il à MEE.
Pourtant, « les documents montrent que le récit de l’armée d’occupation a été exagéré de sorte à convaincre la population de la Métropole, à l’époque, que ce qu’elle faisait en Algérie était glorieux ». Selon lui, il y aurait « entre 500 et 600 victimes, mais pas 1 500 » comme le créditent les récits locaux et surtout la presse française de l’époque.
Néanmoins, les médias français de l’époque donnent un récit quasiment détaillé des événements. Le 19 juin 1845, plus de 1 500 hommes, femmes et enfants de la tribu des Ouled Riah, accompagnés de bétail et de provisions, fuyant l’armée française qui les pourchasse, se réfugient dans la grotte des Frachih.
Indignation de plusieurs députés de l’opposition
Le lieutenant-colonel Pélissier, qui deviendra plus tard maréchal de France, encercle les lieux. Aux deux entrées, il place de la paille et du bois sec.
Le lendemain, le spectacle est horrible. Un soldat raconte, repris par plusieurs sources historiques : « J’ai visité les trois grottes, voici ce que j’y ai vu. À l’entrée, gisaient des bœufs, des ânes, des moutons. Leur instinct les avait conduits vers l’ouverture des grottes, pour respirer l’air qui manquait à l’intérieur. Parmi ces animaux et entassés sous eux, se trouvaient des femmes et des enfants. J’ai vu un homme mort, le genou à terre, la main crispée sur la corne d’un bœuf. Devant lui était une femme tenant son enfant dans ses bras. Cet homme, il était facile de le reconnaître, avait été asphyxié, ainsi que la femme, l’enfant et le bœuf, au moment où il cherchait à préserver sa famille de la rage de cet animal. »
Certains de ces écrits rapportent même l’indignation de plusieurs députés de l’opposition et de personnalités de l’époque. Des médias espagnols, visiblement renseignés par des soldats de leur armée, ont rapporté des versions similaires.
Cette version est restée chez les populations locales. Gardiens du musée érigé en mémoire des victimes, Mohamed et Samir Fellah sont tous les deux des descendants des Ouled Riah. Selon les récits de leurs aïeuls, il y aurait eu 1 560 victimes.
Il se dit aussi qu’une femme « a réussi à s’échapper » du brasier pour implorer le chef des troupes coloniales « de cesser son acte », racontent les deux Algériens à MEE.
« Les autorités coloniales n’ont jamais réussi à dompter ces populations qui combattaient aux côtés de Mohamed Boumaza », chef rebelle local qui s’était allié à l’émir Abdelkader, figure de la lutte pour l’indépendance, ajoute Aziz Mouats, qui a déjà organisé un colloque en 2012 sur le sujet à l’université de Mostaganem.
C’est ce que nous pouvons retrouver également dans la littérature orale locale. Le grand poète Cheikh Mohamed Mihoubi a consacré un long texte lyrique au martyre des Ouled Riah. « Un point noir dans l’histoire, qui a ébranlé Ouled Riah et leurs voisins… »
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Ali Boukhlef
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