PARIS-MAGHREB. Tous les quinze jours, une histoire qui résonne d’un côté de la Méditerranée à l’autre. Cette semaine, retour sur la rencontre du Mondial entre la Tunisie et la France, ou comment l’histoire franco-tunisienne se raconte aussi à travers le football.
Faïsel a mis le maillot rouge et or de l’Espérance Sportive de Tunis, son club de cœur. D’un mouvement de la tête, il montre le drapeau français accroché derrière lui, la main sur la poitrine. Mais en cet après-midi de match de Coupe du Monde, c’est l’équipe nationale de Tunisie qui joue contre la sélection de Didier Deschamps qu’il supporte, parce qu’elle représente « ses racines », sa double culture largement assumée. « Je suis un supporteur de l’équipe de France mais quand la Tunisie joue, je change de camp. C’est comme l’amour pour sa mère, ça passe devant. »
Faïsel, la quarantaine, habite à Noisy-le-Sec, en Seine-Saint-Denis. Ce mercredi 30 novembre, il a fait le déplacement jusqu’au Hasdrubal, un bar du 19e arrondissement de Paris qui porte le nom du général carthaginois qui se dressa contre Rome au IIIe siècle avant notre ère. Le jeune homme y a retrouvé ses amis, des Français d’origine tunisienne comme lui ou nés de l’autre côté de la Méditérannée, pour partager une chicha et passer un bon moment.
Il aurait préféré une autre issue au match entre les Aigles de Carthage et les Bleus. Certes, la Tunisie a réussi l’exploit de battre les champions du monde en titre (1-0). Mais cette victoire n’a pas été suffisante pour la qualification en huitièmes de finale du Mondial. Dans ce fumoir aux vitres sans tain, sur les canapés en similicuir noir, la clientèle, en très grande majorité masculine et de tous les âges, a la mine défaite. Le personnel du bar – d’origine tunisienne – a suspendu deux drapeaux tunisiens et deux drapeaux français en signe de neutralité. Mais ça ne trompe pas. Ici, on a vibré pour la Tunisie.
A Paris, comme à Doha où les Tunisiens forment une des plus importantes communautés d’expatriés (ils sont plus de 50 000 au Qatar), les supporters des Aigles de Carthage ont mis l’ambiance. Ils ont rempli l’Hasdrubal une heure avant le coup d’envoi du match, retransmis par la chaîne BeIN Sports en langue arabe et sur au moins cinq écrans dans l’établissement. Au milieu des volutes de fumée épaisses et sucrées et des ronronnements de l’eau des narguilés, les plateaux garnis de thé à la menthe passent sans arrêt. En Tunisie, la chicha fait partie des mœurs, quel que soit le milieu social. Elle se fond totalement dans le décor, des cafés jusque dans les foyers. Le lieu était tout trouvé pour ces supporters qui attendaient ce moment depuis plusieurs mois.
Si les deux pays avaient déjà disputé quatre matchs amicaux (1978, 2002, 2008 et 2010), ils ne s’étaient jamais affrontés lors d’une compétition officielle. Pour ces passionnés de foot, la rencontre avait une saveur particulière. L’équipe qu’ils soutiennent leur ressemble. La Tunisie compte douze joueurs binationaux dans sa liste de vingt-six joueurs, dont dix nés et formés en France. En recrutant des sportifs issus de la diaspora, la Fédération tunisienne de football remédie au manque de financement pour la formation de joueurs nationaux.
Du côté des joueurs, c’est l’occasion de se frotter à une Coupe du Monde dans des équipes africaines de plus en plus professionnelles, à défaut d’avoir parfois le niveau pour être sélectionnés en équipe de France. Mais c’est aussi une histoire sentimentale. « Il ne faut pas avoir peur de choisir l’Afrique, même si les conditions ne sont pas les mêmes qu’en Europe. Si tu aimes ton pays ou tes origines, pourquoi avoir peur de les représenter ? […] C’est un choix du cœur, ça ne se discute pas. […] C’est inexplicable. Jouer pour son pays, c’est beau. Attention, je ne dis pas que la France n’est pas mon pays. Mais quand tu joues pour la Tunisie, c’est tellement fort ! », disait en mars au magazine « Onze Mondial » le milieu de terrain de l’équipe de Tunisie, Hannibal Mejbri, 19 ans, né à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), formé par l’AS Monaco et recruté par Manchester United.
« La Tunisie n’a pas une grande équipe à l’échelle mondiale, même si je crois à un avenir plus brillant. La corruption a miné le monde du football tunisien. Mais il fallait être là pour l’histoire », nous dit, entre deux bouffées, Jihad, 33 ans, un des clients du bar Hasdrubal qui connaît sur le bout des doigts l’actualité de la sélection tunisienne.
Héritage colonial
Comme en Algérie et au Maroc, l’histoire du football entre la Tunisie et la France commence lorsque les troupes françaises pénètrent sur ce territoire d’Afrique du Nord, alors régence de l’Empire ottoman. Le 12 mai 1881, après la signature du traité du Bardo, la Tunisie devient un protectorat français. Les Français y apportent la culture du ballon rond, mais ce n’est qu’en 1904 qu’est créée la première équipe de football : le Racing Club de Tunis, composé d’Européens et de Tunisiens. Les clubs voient alors évoluer des joueurs essentiellement Français. Il faudra attendre le lendemain de la Première Guerre mondiale, pour que soit fondée en 1921, sous l’égide de la Fédération française de football, la Ligue tunisienne de football (qui sera remplacée par la Fédération tunisienne de football à l’indépendance).
Deux ans plus tôt, le 15 janvier 1919, dans un café du quartier populaire de Bab Souika, l’Espérance Sportive de Tunis, premier club de football composé exclusivement de Tunisiens, surnommé « le club des musulmans », naissait dans la tête d’un cordonnier, Mohamed Zouaoui, et d’un fonctionnaire, El Hédi Kallel, avant de se concrétiser quelques mois plus tard. Le club du Stade africain de Ferryville (qui deviendra le Stade africain de Menzel Bourguiba après l’indépendance) est créé, lui, en 1938. Il s’enorgueillit de compter un président tunisien, alors que son rival l’Espérance Sportive de Tunis a dû, dans un premier temps, se résoudre à avoir un président français (Louis Montassier), afin d’obtenir le droit de se constituer en association.
Hannibal Mejbri, milieu de terrain de l’équipe de Tunisie, lors de l’échauffement avant le mach du Mondial contre la France au stade Education City, à Al-Rayyan, le 30 novembre 2022. (MIGUEL MEDINA / AFP)
L’entre-deux-guerres est propice à l’affirmation d’un sentiment nationaliste tunisien qui s’empare des milieux politiques, culturels et syndicaux. Les matchs contre les clubs des Européens (Français, Italiens, Maltais…) font vivre l’identité tunisienne. Le stade devient le théâtre des premières victoires sur les colons. Au même moment, en Algérie, c’est l’émergence des premiers clubs « indigènes » à l’instar du Mouloudia Club d’Alger (MCA). Chaque victoire d’une équipe musulmane sur un adversaire français prend une signification politique. Au Maroc, le Wydad Athletic Club (WAC), créé à Casablanca en 1937, composé en majorité de musulmans, incarne la résistance à l’occupant.
« Les histoires de la décolonisation négligent le fait que le sport ait pu être un instrument de diffusion de la conscience nationale. Or c’est un lieu où un combat symbolique peut être livré, alors même que la domination coloniale empêche toute autre forme de lutte dans le reste de la société », explique l’historien Paul Dietschy, coauteur de l’ouvrage « le Football et l’Afrique » (EPA, 2008), dans un document [PDF] de l’Union française des œuvres laïques d’éducation physique. Plus que partout ailleurs, en Afrique, le foot dépasse le cadre du sport. La création de la Coupe d’Afrique des nations (CAN), dont la première édition se déroule en 1957 au Soudan, conforte l’intérêt des populations pour leur équipe nationale.
Accueil de l’équipe du FLN
Jusqu’à l’indépendance le 20 mars 1956, la passion du ballon rond en Tunisie se diffuse, non seulement parmi les Européens mais aussi au sein des populations juive et musulmane et jusque dans les régions minières.
Habib Bourguiba, fondateur du Néo-Destour, fer de lance du mouvement pour l’indépendance, qui deviendra le premier président du jeune Etat (1957-1987), était proche du club de l’Espérance de Tunis, dont il a été vice-président. Défenseur de la fraternité panarabe, il accueille au printemps 1958 l’équipe du FLN, le Front de libération nationale algérien, qui ne pouvait pas jouer sur son sol pendant la guerre d’Algérie. La base du FLN avait trouvé refuge à Tunis. Un premier match officiel de l’équipe porte-drapeau de la révolution algérienne est disputé le 9 mai 1958. C’est ce jour-là que retentit pour la première fois dans un stade le « Kassaman », l’hymne algérien. Devant des milliers de spectateurs, dont de nombreux réfugiés algériens. L’affaire fera grand bruit. La Tunisie, un des rares pays arabes à soutenir le « Onze de l’indépendance », comme était surnommée l’équipe algérienne, sera suspendue temporairement par la Fédération internationale de football (FIFA).
Bien qu’hérité de la colonisation française, le football restera populaire après l’indépendance. La Fédération tunisienne de Football et une équipe nationale sont créées en 1957. Les liens avec la France perdureront eux aussi. De nombreux techniciens venus de l’Hexagone contribueront à la structuration du football tunisien, dont André Gérard, Henri Michel ou encore Roger Lemerre, l’ancien sélectionneur des Bleus qui emmènera la Tunisie à la victoire lors de la CAN en 2004.
Depuis 1978, date à laquelle la Tunisie a fait une entrée fracassante comme première équipe africaine à remporter un match de Coupe du Monde (3-1 contre le Mexique), les Aigles de Carthage n’ont pas vraiment brillé à l’international. Faïsel se souvient davantage de la CAN décrochée à domicile il y a dix-huit ans. Malgré son élimination du Mondial au Qatar dès la phase de groupes, la Tunisie n’est pas sortie du tournoi par la petite porte. Et Faïsel pourra toujours se consoler en supportant son autre équipe de cœur, les Bleus qui viennent de décrocher leur billet pour les quarts de finale de la compétition.
·Publié le
https://www.nouvelobs.com/monde/20221205.OBS66753/tunisie-france-la-saveur-particuliere-d-un-match-entre-ambiance-et-histoire.html
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