Après Indigènes et Hors-la-loi, le réalisateur de Nos Frangins, en salle ce mercredi 7 novembre, a conçu son film comme le troisième volet d’une histoire franco-algérienne dans lequel il évoque les illusions perdues d’une génération en quête d’intégration.
La Croix : Pourquoi avoir choisi de réactiver la mémoire de cette nuit du 5 au 6 décembre 1986 qui a vu la mort de Malik Oussekine et d’Abdel Benyahia ?
Rachid Bouchareb : C’est un projet que j’avais depuis longtemps. Mais, j’ai fait d’abord Indigènes, puis Hors-la-loi. Nos frangins est en quelque sorte le troisième volet. Une façon de parler d’une histoire franco-algérienne à travers trois générations. Celle de nos grands-parents qui ont participé à la libération de la France à la fin de la Seconde Guerre mondiale, de leurs enfants qui ont connu la guerre d’Algérie et l’émigration massive, puis de leurs petits-enfants nés en France. Cela me paraissait intéressant de montrer les différentes étapes de cette histoire.
Mais pourquoi cet événement-là en particulier ?
R. B. : Parce que ces deux garçons étaient issus de l’immigration algérienne comme moi, que je connaissais leur histoire et qu’elle m’a touché peut-être plus directement que d’autres. À l’époque, je naviguais entre Paris et la banlieue nord où habitaient mes parents. J’ai grandi entre Drancy et Bobigny. La Courneuve où habitait Abdel Benyahia n’est pas très loin.
L’idée était de leur rendre hommage ainsi qu’à leurs familles, à la douleur profonde qu’elles ont ressentie et qui ne s’efface pas. Abdel, dont la mort a été cachée par les autorités pendant quarante-huit heures, n’a pas trouvé sa place au côté de Malik Oussekine et il m’a paru important de la lui rendre. Mais c’était aussi pour moi une façon de parler de cette époque, d’un moment de l’histoire où on a cru que quelque chose était en train de changer.
Qu’est-ce qu’elle évoque exactement pour vous ?
R. B. : C’était SOS Racisme, les concerts avec Daniel Balavoine, Coluche, Renaud en soutien aux mouvements antiracistes, l’émergence de groupes comme Carte de séjour avec Rachid Taha. La mobilisation après la mort de Malik Oussekine a suscité de l’espoir. Nous pensions, sans doute avec beaucoup de naïveté, que le racisme allait être balayé de façon définitive, qu’une fraternité et un vivre-ensemble allaient s’installer, qu’on avait commencé à ériger une digue qui ne serait plus jamais franchie. Malheureusement, ça n’a pas été le cas. Et il y a eu ensuite ce grand retour en arrière dans lequel nous sommes toujours aujourd’hui. Mais ce sont des évolutions qui se mesurent à l’échelle de toute une vie.
Vous avez le sentiment qu’il y a eu une occasion manquée ?
R. B. : Après une projection, une dame de 75 ans, habituée des manifestations, m’a dit qu’elle n’y allait plus parce qu’elle ne pouvait plus courir et qu’elle avait peur. Une jeune fille de 16 ans m’a confié la même chose. C’est ça qui se passe aujourd’hui ? En 1986, il y avait deux millions de personnes pour la mort de Malik Oussekine et aujourd’hui les gens ont peur de descendre dans la rue à cause de la répression policière.
C’est terrible ! On arrive à faire avancer les choses pendant quelques années, et à un moment il y a un mouvement inverse qui s’installe et qui est, celui-là, beaucoup plus fort que le précédent. C’est comme un match de foot. À un moment vous dominez le match, et après vous perdez le terrain gagné.
Vous avez choisi d’éluder la mort des deux jeunes hommes pour vous centrer sur les familles. C’était un parti pris ?
R. B. : Les faits sont racontés par les images d’archives. Je n’avais pas besoin d’en rajouter. J’ai préféré m’intéresser à la façon dont leurs familles avaient pu vivre ça. C’est difficile à imaginer. J’ai pu parler avec la sœur de Malik, Sara, qui m’a raconté deux ou trois choses, le fait qu’elle vivait avec un policier à l’époque, l’histoire du journal intime que la police a pris et n’a jamais rendu et le projet qu’avait Malik de devenir prêtre.
J’ai rencontré aussi le frère d’Abdel qui était avec lui, cette nuit-là, mais ne se souvenait pas de tout. Ce n’était pas évident pour eux de revivre ça. Je voulais surtout les informer du projet. S’ils m’avaient dit non, ça aurait été difficile d’aller contre leur volonté. À partir de là, j’avais assez d’éléments pour reconstituer l’histoire. Le cinéma, c’est proposer un voyage et faire participer le spectateur, qu’il puisse se dire : « Moi aussi j’ai des enfants et je n’imagine pas vivre une situation telle que celle-là. »
Des familles qui réagissent d’ailleurs très différemment au drame…
R. B. : C’est avant tout une question de génération. Le frère de Malik était chef d’une petite entreprise et il n’entend pas se laisser faire. Dans la famille d’Abdel, c’est le père qui est en première ligne et il se met d’emblée dans un rapport de soumission aux autorités, ce qui provoque d’ailleurs un conflit avec son fils.
Il ressemble à cette première génération d’immigrés, celle de mes parents, pour qui il ne fallait surtout pas faire de vagues et qui avait peur de la police. Elle avait vécu la colonisation, l’émigration massive, et la continuation de la guerre d’Algérie en France avec la répression de la manifestation du 17 octobre 1961. Il faut du temps pour sortir de ce passé-là.
Vous insistez beaucoup sur la recherche spirituelle de Malik Oussekine, et son idée de devenir prêtre, que découvre après coup son frère. Pourquoi ?
R. B. : Ce voyage personnel et spirituel entrepris par Malik arrive comme une surprise dans l’histoire. Son frère, Mohammed, se retrouve soudain devant une deuxième histoire, plus intime, et commence à mener sa propre enquête. Le film évoque les violences policières, la mort de ces deux garçons par des voltigeurs et un policier ivre, et tout d’un coup au milieu de ça, il y a ce que ce garçon imaginait pour sa vie future. On ne sait pas s’il serait allé au bout de sa démarche mais il l’avait entreprise et il fallait que cette partie existe.
https://www.la-croix.com/Culture/Rachid-Bouchareb-mort-Malik-Abdel-cru-choses-allaient-changer-2022-12-07-1201245406
« Nos frangins », l’hommage émouvant de Rachid Bouchareb à « Malik et Abdel »
Le réalisateur d’Indigènes revient sur la mort de Malik Oussekine et d’Abdel Benyahia, tués la même nuit de décembre 1986 par des policiers. Admirablement construit, le film sonde les angles morts de ce double drame pour mieux en souligner l’injustice.
Dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986, Malik Oussekine, 22 ans, mourait sous les coups des policiers du peloton voltigeur motocycliste, en marge des manifestations contre la loi Devaquet. Sa mort, érigée en symbole des violences policières et d’une forme de racisme institutionnel, avait entraîné une mobilisation sans précédent de la jeunesse estudiantine et au-delà du pays tout entier. On sait moins, ou on a oublié, que quelques heures auparavant Abdel Benyahia, un jeune de 20 ans d’origine algérienne était tué par un policier ivre dans un bar de Pantin, alors qu’il essayait de s’interposer dans une bagarre. Et pour cause. La nouvelle de sa mort, a été dissimulée à sa famille et aux médias durant quarante-huit heures, de peur d’enflammer les esprits.
À jamais associés dans la chanson de Renaud – « cicatrices profondes pour Malik et Abdel, pour nos frangins qui tombent… » –, ils le sont à nouveau dans le film de Rachid Bouchareb qui lui emprunte son titre. Le réalisateur d’Indigènes et de Hors-la-loi clôt ainsi une trilogie consacrée aux Algériens de France et rend un hommage émouvant à ces deux garçons fauchés dans la fleur de l’âge, avec les espoirs de toute une génération en quête d’intégration. Le cinéaste évite intelligemment le piège de la reconstitution et du film dossier pour s’intéresser à ce que la chronique politique et judiciaire de l’époque n’a pas montré : la douleur des familles, leurs relations avec les autorités, le conflit entre les générations…
Images d’archives et scènes reconstituées habilement mêlées
Mêlées habilement au film, les nombreuses images d’archives sur l’affaire Oussekine sont suffisamment édifiantes pour ne pas avoir à en rajouter. Depuis le fameux « Si j’avais un fils sous dialyse, je l’empêcherais de faire le con, la nuit » de Robert Pandraud, ministre délégué à la sécurité, jusqu’au témoignage du jeune homme qui se trouvait cette nuit-là avec Malik dans le hall de l’immeuble de la rue Monsieur-le-Prince, elles ponctuent les principales étapes de ces deux drames et en fournissent le contexte.
De la même façon, les circonstances de la mort des deux garçons sont traitées sous forme d’ellipses dont le récit, remarquablement construit, se charge de combler les angles morts au fil de trois enquêtes. Il y a celle de l’inspecteur de l’IGS, Daniel Mattei (Raphaël Personnaz), personnage imaginaire et trouble, obéissant à contrecœur à la raison d’État ; celle plus intime de Mohamed (Reda Kateb), frère aîné de Malik Oussekine, qui découvre stupéfait les aspirations secrètes du jeune homme ; celle enfin du père d’Abdel (Samir Guesmi), pliant l’échine devant les autorités, et incrédule lorsque son plus jeune fils lui dessille les yeux face aux mensonges de la police.
Des résonances avec la situation d’aujourd’hui
Derrière ces histoires entrecroisées, le réalisateur nous replonge dans ces années 1980, charnières à plusieurs titres. À la première génération de l’immigration succède la seconde, née en France, qui revendique haut et fort sa place. La marche des beurs laisse place à Touche pas à mon pote et aux mouvements antiracistes, laissant entrevoir les promesses d’un avenir meilleur qui se fracasseront bientôt sur la montée du Front national. En ce sens, le film joue, sans s’y appesantir, sur les résonances de cette histoire aujourd’hui, qu’il s’agisse des violences policières – les brigades motocyclistes sont réapparues en 2019 à l’occasion du mouvement gilets jaunes – de l’accueil des étrangers ou d’un Rassemblement national désormais installé durablement dans le paysage politique.
Le propos politique reste en pointillé dans un film épuré qui laisse toute la place à la charge émotionnelle provoquée par ces deux drames. Dans une très belle scène, presque onirique, il imagine les corps des jeunes garçons placés à l’Institut médico-légal sous la surveillance d’un employé, Ousmane, sorte de génie bienveillant qui en prend soin avant de les restituer à leurs familles.
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« On a cru naïvement que les choses allaient changer »
Rachid Bouchareb, réalisateur
« L’idée était de rendre hommage à ces garçons ainsi qu’à leurs familles, à la douleur profonde qu’elles ont ressentie et qui ne s’efface pas. Abdel Benyahia, dont la mort a été cachée par les autorités pendant quarante-huit heures, n’a pas trouvé sa place à côté de Malik Oussekine et il m’a paru important de la lui rendre. C’était aussi pour moi une façon de parler d’un moment de l’histoire où on a cru que quelque chose était en train de changer. C’était SOS Racisme, les concerts en soutien aux mouvements antiracistes, l’émergence de groupes comme Carte de séjour avec Rachid Taha. Nous pensions, avec beaucoup de naïveté, que le racisme allait être balayé de façon définitive, qu’on avait commencé à construire une digue qui ne serait plus jamais franchie. Malheureusement, ça n’a pas été le cas. Et il y a eu ensuite ce grand retour en arrière dans lequel nous sommes toujours aujourd’hui. »
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