Livres
Le livre de l'Emir. Roman historique de Waciny Laredj (Titre original : Kitab al-Amîr, 2006. Traduit de l'arabe par Marcel Bois en collaboration avec l'auteur). Enag Editions, Alger 2016, 729 pages, 700 dinars.
C'est, je crois, le premier roman sur l'Emir Abdelkader. Chef de guerre inspiré, fin stratège politique, érudit et poète, soufi, ennemi déclaré puis ami de la France, apôtre du djihad et protecteur des chrétiens de Damas... un personnage fascinant et qui continue de l'être ! Né en 1808 près de Mascara, dans l'Ouest algérien, il prend à 24 ans la tête de la guerre de résistance contre la conquête française de l'Algérie.
Pas totalement vaincu mais surtout souvent trahi et dépourvu de moyens modernes de combat malgré de gros efforts, après dix sept ans de guerre, il capitule en 1847 (un acte de sagesse ?) puis est emprisonné en France dans des conditions déplorables jusqu'en 1852. Il est exilé en 1855 (par Louis Napoléon Bonaparte) à Damas, où il meurt en 1883. Un livre qui se dévore comme un roman d'aventures, pimenté de scènes de batailles épiques exaltant le courage et la sagesse d'Abdelkader.
Au fil des pages, on découvre un homme érudit, et amoureux des livres. Un musulman soufi, favorable au rapprochement entre l'Orient et l'Occident, entre l'islam et le christianisme. D'ailleurs, Laredj fait tourner son récit autour de la relation particulière tissée entre l'Émir et Mgr Antoine Dupuch, premier évêque d'Alger qui n'a pas ménagé sa peine pour aider à la libération de l'Emir (un dialogue des civilisations ?). La relation entre les deux hommes est restitué avec détails.
L'Emir avait rencontré Antoine Dupuch, en 1841, lors des négociations portant sur l'échange des soldats français capturés. Frappé par la grandeur d'âme et l'érudition de son interlocuteur, Mgr Dupuch était devenu l'un de ses amis les plus fidèles. Il lui rendra visite à maintes reprises lors de sa détention à Pau et à Amboise, discutera longuement avec lui des fondements du christianisme et de l'islam, plaidera éloquemment sa cause devant l'opinion publique française et finira par obtenir, avec d'autres admirateurs de l'illustre prisonnier, la fin de sa captivité en France.
A noter que le roman commence par un événement historique avéré : le transfert à Alger, en 1864, comme il l'avait lui-même souhaité, des cendres de Mgr Dupuch. Le livre est animé, du début jusqu'à la fin par le souci de comprendre et de faire comprendre les métamorphoses de l'Emir, combattant de la foi et pionnier du dialogue entre les religions et les cultures.
L'Auteur : Né en 1954 dans la région de Tlemcen. Nomade impénitent... entre son village natal, Tlemcen, Oran, Damas, Alger, Los Angeles et Paris... où, à partir de 1994, il a enseigné la littérature à la Sorbonne. Auteur de plusieurs romans traduits en plusieurs langues, dont le français. Il a obtenu, aussi, plusieurs prix littéraires, dont le Prix du roman algérien (2001), le Prix du roman algérien pour l'ensemble de son œuvre (2006), le Grand prix de la littérature arabe...
Table des matières : I/Au seuil des initiatiques épreuves (L'Amirauté 1 et Cinq haltes)- II/ Les arcanes de la sagesse (L'Amirauté 2 et Quatre haltes)- III/Les impasses et les périls (L'Amirauté 3 et Trois haltes... et L'Amirauté 4).
Extraits : «Chaque jour, il se confirme que, tandis que les autres se préparaient à la guerre, nous chantions une gloire bel et bien révolue» (p 152), «La foi ne suffit plus à elle seule. Elle a besoin d'appuis solides et efficaces. La plupart des nations puissantes n'ont pas résisté aux vents quand elles étaient minées par les divisions, les calculs mesquins et l'égoïsme forcené» (p 154), «Ce sont les vainqueurs qui écrivent l'Histoire. Le drame, c'est que derrière l'Histoire il y a des êtres humains, avec leurs passions» (p 235), «Les Arabes sont comme ça. Pour eux, les territoires ne représentent pas grand chose, mais quand ils voient quelqu'un s'y intéresser, ces territoires prennent de la valeur et de l'importance» (p 444), «Il est dangereux d'envahir un pays par la force des armes en semant la mort. La force peut donner la victoire, mais l'implantation est mise en déroute par des forces plus redoutables et plus féroces» (p 585), «Apparemment, l'Histoire n'instruit pas beaucoup les hommes. Ils la vivent, en ressentent les effets quand elle les touche de près, mais quand elle s'éloigne, ils l'oublient et retombent dans les mêmes erreurs. L'oubli, quand on a le pouvoir, est le plus grand défaut des tyrans» (p 588), «La tragédie, c'est de te réveiller un matin en te rendant compte brusquement que la terre où tu es né, où sont nés ceux que tu aimes, nest plus en mesure de te supporter et que tu mourras loin d'elle ; tu lui manqueras toujours et elle te manquera toujours. Il existe une attirance entre le corps et la terre natale» (p 715)
Avis : Un récit historique monumental... et un livre largement digne d'être la source et la base d'un grand film. Pour le Pr Ahmed Cheniki, «la lecture de l'Emir est beaucoup plus vraie- si on parle de véracité - que ce que nous appelons la vérité absolue (...) Il a reproduit la vérité historique d'une manière très belle». Les combats de l'Emir Abdelkader décrits dans les moindres détails... ainsi que les trahisons, les traîtrises, les cruautés, les lâchetés mais aussi les soutiens, la fidélité, les amitiés (et l'admiration aussi) et les courages de beaucoup d'autres. Comme si vous y étiez ! L'Emir Abdelkader, une des figures les plus fascinantes du monde arabe.
Citations : «Quand le maître savant commet une faute, il entraîne les autres» (p 84), «Un cadi n'a pas le droit de jouer avec un pouvoir qui n'est pas son bien propre, mais le bien de ceux qui lui ont confié ce poste» (p 85), «Les grands hommes, quand ils parviennent au plus haut degré de l'abnégation, sont affranchis de tout égoïsme» (p 124), «Le granit est plus facile à travailler qu'un esprit encroûté, égaré dans les mythes» (p 162), «La guerre n'est pas seulement une question de force, mais aussi de sagesse, si c'est nécessaire» (p 193), «Le djihad ne consiste pas à prendre l'épée et à la brandir à la face du premier venu. Le djihad consiste à lever l'épée quand se ferment devant toi les chemins de la paix (...). Le djihad c'est d'apprendre sans relâche à l'homme qu'il est un ignorant tant qu'il se laisse devancer par le temps» (L'Emir Abdelkader, propos rapporté par Mgr Dupuch, p 284), «La religion est une plante généreuse : si tu la cultives bien, elle suscite un prophète généreux» (p 287), «L'ignorance est plus dangereuse que les ennemis déclarés. L'ignorance, cet ennemi furtif...» (p 335), «La cupidité aveugle les regards et diminue la lumière dans le cœur et l'esprit des gens»(p 437), «Un seul ami qui a du cœur vaut mieux que cent qui aiment du bout des lèvres» (p 489), «On dit que l'étranger est celui qu'un ami a trahi, mais moi je dis : l'étranger est étranger par son dépaysement ; bien plus, il est déraciné, spolié de sa part de droits» (Extrait de «Les Illuminations divines», chapitre «L'étranger», p 600), «L'exil n'est pas seulement une frustration, mais aussi le sentiment d'être humilié, de dépérir, de mourir à petit feu» (p 648), «Il est difficile à un homme, au carrefour d'une ère qui s'en va et d'une autre qui arrive, de régler son cheminement s'il n'a pas la capacité de les comprendre toutes les deux à la fois» (p 686), «La mort n'a besoin que de sa tombe ; partout où nous sommes, c'est la terre de Dieu. La terre est une et le corps périssable est un» (p 695).
Jeudi 15 decembre 2022
par Belkacem Ahcene-Djaballah
http://www.lequotidien-oran.com/index.php?news=5317472
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