L’UNESCO a inscrit le raï au patrimoine culturel immatériel de l’humanité le 1er décembre. Son ancrage dans un territoire, des pratiques culturelles, une histoire politique et sociale ne laisse aucune ambiguïté sur son identité algérienne.
Le président français Emmanuel Macron visite Disco Maghreb, le label mythique de la musique raï, devant son propriétaire, Boualem Benhaoua (à droite), à Oran le 27 août 2022 (AFP/Ludovic Marin)
Il signifie « opinion » ou encore « bon sens » dans le langage vernaculaire algérien, aussi bien arabophone que berbérophone.
Le raï, qui a été inscrit au patrimoine immatériel de l’humanité par l’UNESCO le jeudi 1er décembre 2022, est profondément enraciné dans la culture des populations rurales et nomades de l’ouest algérien.
Vieux d’au moins 200 ans , ce genre de chant populaire était pratiqué à l’origine par des chioukha (pluriel de cheikh qui veut dire anciens et maîtres) et des cheikhate (pluriel de cheikha, féminin de cheikh).
Elles et ils chantaient des textes du melhoun, poésie populaire maghrébine, accompagnés par deux instruments, le gallal (tambourin tubulaire fait avec les racines de l’agave) et le gasba (flûte en roseau). Ce genre originel appelé bedoui (ou encore raï traditionnel depuis l’apparition du raï modercne avec instrumentation musicale) vient du mot arabe badia, qui signifie « la campagne » et que l’on retrouve auss dans le mot « bédouin ».
Le raï proprement dit, héritier du bedoui, a pris la forme qu’on lui connaît aujourd’hui au début du siècle dernier dans les milieux ruraux autour des villes de Saïda, Sidi Bel Abbès, Tiaret, Mascara, Relizane et Mostaganem qui constituent « le rectangle originel du raï », selon une expression utilisée par le Centre national de recherches préhistoriques, anthropologiques et historiques (CNRPAH).
Les cheikhate dans les groupes exclusivement féminins appelés medahate (celles qui font des louanges) « vont donner une orientation moins soumise aux langages convenus en imposant des codes transgressifs : elles chantent la liberté d’aimer, le désir, tout en glorifiant Dieu et les saints », indique encore sur son portail le CRNPAH, chargé des dossiers de classements aux listes du patrimoine de l’UNESCO.
L’exode rural après l’indépendance en 1962 et durant les années 1970 va introduire ce chant populaire de l’Oranie progressivement, presque par infraction, dans les villes jusqu’à la capitale régionale, Oran.
Relégué au départ dans des milieux clos (bars, cabarets, maisons closes) par le conservatisme puritain heurté par « les références sans tabou ni censure à l’amour cru, à l’ivresse » (CNRPAH), le raï va finir par s’échapper et envahir rapidement l’espace public.
Une sorte de rébellion soft par la chanson
« L’esprit raï » était né, aux forceps, et il faudra toutefois attendre une décennie pour que la radio publique, devant la renommée des vedettes du raï à l’international, diffuse des morceaux jugés « soft pour la morale ».
« L’esprit raï », c’est la parole libérée sur les interdits de la société, notamment le sexe et l’alcool. C’est une vision des choses de la vie qui s’exprime par des opinions à contrecourant du discours officiel dans un pays figé par le centralisme politique et le conservatisme d’essence religieuse.
Une sorte de rébellion soft par la chanson. Une version rajeunie de celle des anciens des années 1930, qui dénonçaient les affres de l’occupation française.
C’est également l’emploi exclusif de la langue des Algériens dans la vie de tous les jours : l’arabe dialectal, avec des emprunts au français et des expressions codées bien comprises par les jeunes, employé par rejet surtout de l’emploi de l’arabe officiel classique des institutions et des médias que, tout compte fait, peu de gens comprenaient et parlaient correctement.
Avec l’avènement de la cassette audio et l’introduction d’instruments tels que la guitare électrique, la trompette, l’accordéon et le synthétiseur, le raï prendra avec les Cheb (jeune génération de chanteurs, terme employé par opposition aux chioukha) la forme nouvelle et moderne qui le propulsera à l’échelle mondiale.
Une modernisation que l’on doit avant tout à Messaoud Bellemou avec l’ajout de la trompette et du saxophone dans son groupe, ainsi qu’aux producteurs Rachid et Fethi Baba Ahmed, qui perfectionnent les arrangements musicaux.
Messaoud Bellemou est le premier, dans les années 1970, à avoir l’idée de remplacer la traditionnelle gasba par la trompette. On raconte qu’elle lui est venue de la sonnerie de trompette, style corrida espagnole, qu’on lançait à l’entrée des joueurs sur le terrain du célèbre club de foot oranais le Mouloudia Club d’Oran (MCO).
Innovation au succès instantané, la trompette va se généraliser dans les orchestres jusque chez les baladins qui se promènent dans les rues avec un tambour (tabbla) et une cornemuse traditionnelle (chekkoua) et qu’il deviendra banal de voir entassés à l’arrière d’une camionnette dans un cortège de mariage.
Avec la trompette, Messaoud Bellamou ouvre la voie aux autres instruments de musique modernes : le violon, le synthétiseur, les percussions, etc. pour donner ce qui a été appelé le « pop raï », le raï moderne.
Cheb Khaled à Oran se distinguera avec l’accordéon, et le groupe rock Raïna Raï de Sidi Bel Abbès, avec les guitares électriques et les percussions, va faire des centaines d’émules.
À partir de la fin des années 1980, la déferlante des Cheb et Chebba trouvera son apogée avec Cheb Khaled et Cheb Mami, respectivement sacrés roi et prince du raï, la chanteuse Chebba Zahouania ou le groupe précurseur du pop raï Raïna Raï.
Cheb Hasni et Fadéla, et d’autres encore, perceront et sortiront de l’anonymat à partir de 1985 avec le festival annuel du raï d’Oran.
Moins connus en dehors du pays, Houari Benchenet, Messaoud Bellemou, Cheikha Djenia (décédée en 2004) auront pour leur part fait la soudure avec les cheikhate et chioukha de la première moitié du XXe siècle, parmi lesquels il faut citer la diva du raï Cheikha Rimitti (disparue en 2006), qui compose et interprète ses chansons, et Cheikha El Wachma (morte en 2009), ou encore, chez les hommes, l’illustre Cheikh Hamada (décédé en 1968), chantre du genre bedoui, et Cheikh El Khaldi (mort en 1964).
Alger conquis, l’est résiste
Dans les années 1990, le chant moderne oranais fait face aux foudres de l’intégrisme islamiste obscurantiste qui s’attaque aux vedettes durant la guerre civile. Cheb Hasni, Rachid Baba Ahmed et Cheb Aziz, chanteur de Constantine, paieront de leur vie leur popularité.
Cheb Hasni, assassiné le 29 septembre 1994 par le Groupe islamique armé (GIA), est aujourd’hui une icône. Surnommé le « rossignol du raï », il est remarqué dès son jeune âge et commence dans un cabaret à Oran.
C’est avec le festival du raï de 1985 que le grand public le découvre. Adulé par la jeunesse, il chante un amour sentimental expurgé des allusions aux mœurs réprouvées par la morale dominante et inaugurera ainsi le « raï love » mieux accepté par la société.
Prolifique, il enregistre plus de 150 cassettes et deviendra l’idole des jeunes au Maghreb et dans l’émigration jusqu’à prendre la place de Khaled, qui vit à l’étranger coupé des inspirations locales et a changé de style en l’occidentalisant sans pour autant renouveler son répertoire.
Mais avant de gagner l’international, le raï va d’abord partir à l’assaut du centre du pays et prendre sans difficulté sa capitale, Alger.
L’est du pays, plus conservateur, restera fermé aux chanteurs irrévérencieux mais le pop raï et le love raï vont s’enrichir d’un raï sétifien et d’un raï chaoui (de la région des Aurès, dans l’est) avec des rythmes et des intonations vocales propres à ces régions du sud et de l’est constantinois.
En dehors des frontières du pays, c’est au sein de la communauté maghrébine établie à l’étranger, où l’engouement pour les cheb et chebba est quasi immédiat, que le raï va durablement s’implanter en Europe, et en France particulièrement, où il va produire ses propres célébrités comme Faudel et Rachid Taha, décédé en 2018.
Un emballement très lucratif aussi qui n’échappera pas aux milieux d’affaires plus professionnels qui boosteront ce nouveau genre musical et en faire un phénomène planétaire.
Au Maroc, voisin de l’Oranie avec lequel elle partage des pratiques culturelles communes, le raï se répand à la charnière des décennies 1980 et 1990 via les communautés d’émigrés.
La ville d’Oujda, près de la frontière entre l’Algérie et le Maroc, organisera un premier festival raï en 2006. Les grandes vedettes algériennes sont présentes et reviendront.
Un dossier qui aura mis six ans pour aboutir
Une rivalité s’installe au début des années 2000 sur la paternité du raï revendiquée par le Maroc et qui ne prendra définitivement fin qu’avec l’inscription du chant populaire algérien au patrimoine immatériel de l’humanité de l’UNESCO.
Le raï continue d’évoluer en styles presque aussi nombreux que ses centaines d’interprètes. Il va gagner et emplir les espaces publics et privés en s’accommodant à tous les publics, mais « l’esprit raï », qui a profondément imprégné la société maghrébine, va survivre et réapparaître vingt ans plus tard avec une nouvelle génération.
La contestation contre l’ordre établi par des chants collectifs aux accents de raï reprendra dans les stades en 2018-2019 et sera le prélude aux hiraks, gigantesques manifestations pacifiques, dans le Rif marocain et durant deux ans dans les villes d’Algérie.
Le patrimoine culturel immatériel (PCI) est une catégorie de patrimoine issue de la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel adoptée par l’UNESCO en 2003.
Il ne doit pas être confondu avec le patrimoine mondial qui désigne un ensemble de biens culturels et naturels présentant un intérêt exceptionnel pour l’héritage commun de l’humanité.
Le dossier de classement du raï a été introduit une première fois en mars 2016 au nom de l’Algérie par le CNRPAH. À l’examen du dossier par l’organe d’évaluation de l’UNESCO en décembre 2020, des réserves avaient été émises, relatives à la faible participation de la société civile pour témoigner, à l’insuffisance des mesures de sauvegarde et, plus généralement, au renseignement des fiches d’inventaire du dossier d’inscription.
La préparation du dossier a ensuite été confiée à une équipe de chercheurs du CNRPAH et à des experts nationaux qui ont travaillé sur le terrain à Oran, Aïn Témouchent, Sidi Bel Abbes et Saïda avec des associations culturelles.
Six ans se sont écoulés entre le dépôt du premier dossier de candidature en 2016 et l’inscription du raï sur la liste du PCI en 2022.
« Partout dans le monde, lorsqu’un label représente une manne financière importante, des pays essayent de se l’approprier », a rapporté l’APS, agence de presse officielle algérienne. « Une ‘’logique’’ qui expliquerait que l’inscription du raï n’avait pu aboutir jusqu’à ce jour. »
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