L’urne du temps déborde en gouttes qu’on nomme les heures,
Gouttes formant des ruisseaux puis de grands fleuves grondants
Qui se déversent régulièrement dans la mer aux tempêtes,
L’éternité ; cette mer n’a ni limites ni bords,
Nul n’y put voir une île, l’abîme s’y fond en lui-même,
Siècle après siècle y sombra toute apparence de vie.
Or, célèbre à jamais par les flots de sang qui le portent,
Notre siècle tonnant vient y sombrer à son tour ;
Il a fini par briser le navire porteur d’espérance,
Proche du port, l’entraînant dans une tourbe de feu
Où s’engloutirent bonheur des nations, libertés et principes :
Vois, leurs débris effrayants flottent toujours sur les eaux.
Siècle fou, siècle sage, tu marqueras les mémoires,
Nul n’oubliera désormais, siècle maudit, ton fracas,
Toi qui dès le berceau te nourris de sang et de poudre,
Toi qui t’en viens au tombeau dans un orage sanglant.
Vois, pourtant, deux montagnes dressées sur l’écume écarlate :
Pierre et, pour nous, Catherine, ils ont bâti la Russie.
Eux, éternels, ont laissé derrière eux les ténèbres nocturnes,
L’or d’un soleil rayonnant s’ouvre devant leur regard :
Là ont fondu de l’erreur les glaciers multimillénaires
Quoiqu’une glace endurcie couvre toujours les sommets.
Dieu, pourtant, fera disparaître toutes les glaces,
Pour que les hommes ne choient dans les abîmes gelés.
Mais à la joie des mortels, ô siècle terrible,tu offres
Lois, libertés et lumière, astres luisant à jamais.
Tu as détruit et bâti ces piliers qu’on disait de sagesse
Et les royaumes croulaient tels des vaisseaux écrasés.
Tel qui bâtit des royaumes voit ces royaumes qui croulent,
Ce que bâtit le mortel reste soumis à la mort.
Mais tu bâtis des idées, qui sont d’essence divine :
L’homme et le monde mourront, rien ne tuera les idées.
Tu déchiras le voile qui recouvrait la nature,
Tu révélas le secret de notre commencement ;
De l’océan surgirent des terres nouvelles, des peuples
Neufs, des métaux exhumés hors des entrailles du sol.
Comme un pasteur ses brebis, tu vas dénombrant les étoiles,
En guidant le retour de la comète domptée,
Tu disséquas la lumière, augmentas la foule des astres,
D’autres parurent soudain du plus profond de la nuit.
Tu poussas la nature à créer des formes nouvelles,
Même les nues, les vapeurs, durent admettre ton joug ;
Des entraves de fer accablèrent même la foudre
Et sur des ailes bâties l’homme vola dans les cieux.
Tu effaças les spectres, les portes plombées des ténèbres,
Mis les idoles à bas qui enchaînaient les esprits,
Les empêchant de voler vers d’autres, nouvelles, conquêtes,
De pénétrer plus profond, bien plus profond dans le ciel.
Siècle noble, puissant ! – la longue suite des siècles
Dut s’incliner devant tes formidables autels.
Mais tes forces faillirent devant cette engeance infernale
Qui depuis mille et mille ans brûle en morbide brasier,
Elles faillirent devant la furie et la rage sanglante
Qui détruisent en nous toute pensée de bonheur.
Tant de sang rougit encor les autels de ce monde,
L’homme est ce tigre toujours contre ses frères humains.
Vois le flambeau de la guerre sur les paisibles campagnes,
Vois ce furieux ouragan qui se déchire sur nous,
Vois ces noirs compagnons,
Faim, Froid, Frayeur et Massacre,
Comme ils marchent sur nous, ces cauchemars de la nuit.
Ou la paix, définitivement, se détourne des hommes
ALEXANDRE RADICHTCHEV
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