Dans « Alger-Tokyo », la philosophe Seloua Luste Boulbina revient sur le volet asiatique, largement méconnu, de la « diplomatie de guerre » mise en œuvre par les indépendantistes algériens.
Dans son dernier ouvrage, intitulé Alger-Tokyo. Des émissaires de l’anticolonialisme en Asie, la philosophe franco-algérienne Seloua Luste Boulbina revient sur les liens méconnus qu’ont tissés, très tôt, les indépendantistes algériens avec l’Asie. Une stratégie payante puisqu’elle contribua, explique l’autrice, à la création d’un « axe afro-asiatique [qui] bouleversa l’ordre mondial en donnant naissance au non-alignement ».
Outre son sujet, la grande originalité d’Alger-Tokyo est d’offrir une plongée dans de multiples documents d’époque : archives, unes de journaux, photographies, extraits d’ouvrages de référence, ainsi que des extraits de la correspondance d’un Algérien détenu à la prison de Fresnes avec Michihiko Suzuki, traducteur de Frantz Fanon au Japon.
Vous montrez que les indépendantistes algériens ont très tôt cherché à internationaliser leur lutte. Pourquoi ?
La dissymétrie des forces en présence était criante. D’un côté, un Etat doté d’une armée capable de mener, en même temps qu’au Cameroun (1955-1962), une guerre de longue durée en Algérie (1954-1962), où elle usa du napalm. De l’autre côté, des indépendantistes convaincus, faiblement équipés, n’ayant d’autre option que la guérilla. La France soutenait qu’il ne s’agissait que d’un problème de politique intérieure. S’est alors constituée, côté algérien, une « diplomatie de guerre », selon la formule de l’indépendantiste Abderrahmane Kiouane, afin de remporter une victoire politique internationale quand la France cherchait une victoire militaire.
En quoi consistait cette « diplomatie de guerre » ?
En un renversement. Le Front de libération nationale (FLN) avait deux objectifs : informer la communauté nationale et internationale pour contrer la désinformation française et obtenir tous les soutiens possibles, où qu’ils soient et quels qu’ils soient, gouvernementaux ou non gouvernementaux. En 1958, année clé, le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) est constitué. Il sera formellement reconnu à l’étranger par de nombreux pays du Sud, au Maghreb et au Moyen-Orient, en Afrique, en Asie : Egypte, Ghana, Chine, Indonésie, Nord-Vietnam, Corée du Nord… Au Japon, les deux émissaires algériens, Abderrahmane Kiouane et Abdelmalek Benhabylès, sont reçus par des membres du gouvernement.
La gauche japonaise anticolonialiste, très active, s’est montrée solidaire de la lutte pour l’indépendance
Quel rôle a joué Tokyo dans la lutte anticoloniale ?
La solidarité est une stratégie politique. Les conférences internationales afro-asiatiques d’étudiants, de juristes, de femmes, ont permis de nouer des contacts, de constituer des réseaux, d’établir des alliances, de faire naître des amitiés. Les Algériens ont soutenu, sur place, les Japonais luttant contre le nucléaire. La gauche japonaise anticolonialiste, très active, s’est montrée solidaire de la lutte pour l’indépendance. Elle s’est opposée, en 1960, aux essais nucléaires en Algérie. Est-il besoin d’en rappeler les dommages ? Des intellectuels, des artistes parmi les plus grands, écrivirent et mirent en scène, au théâtre, ce qui se passait alors d’horrible en Algérie.
La situation algérienne a aussi permis de penser l’histoire japonaise, notamment par la découverte de Frantz Fanon. Comment ?
C’est Abdelmalek Benhabylès, dit « Socrate », qui fait découvrir Frantz Fanon à son interprète et traducteur au Japon, Michihiko Suzuki. Ce grand spécialiste de Proust, homme très engagé, traduira d’abord des textes comme Des rappelés témoignent, document sur les atrocités commises par l’armée française en Algérie. Il publiera plus tard Les Damnés de la terre, de Frantz Fanon, en japonais. L’Algérie devient ainsi un révélateur intellectuel et politique de ce qu’est le Japon dans ses relations avec la Corée. Deux rapports entre puissance impériale et colonie sont corrélés. L’Algérie et la Corée, ainsi que leurs ressortissants, ont été infériorisés et maltraités. Leur rapport à l’ancienne métropole est rugueux. Celle-ci a du mal à faire face à son passé colonial, quand bien même l’ordre du monde a politiquement changé.
La Chine a considérablement soutenu les Algériens, financièrement, matériellement et politiquement
En dehors du Japon, les soutiens aux indépendantistes algériens ont été nombreux en Asie…
La diplomatie algérienne s’est inscrite dans la solidarité afro-asiatique anticolonialiste à partir de la conférence de Bandung. En Indonésie, l’Algérie fut soutenue par le plus grand parti musulman de l’époque, le Masyumi. Les Etats afro-asiatiques, « alliés naturels » selon la formule du FLN, très actifs dans leur politique étrangère, demandèrent à partir de 1955 l’inscription de la question algérienne à l’ordre du jour de l’ONU. La Chine a considérablement soutenu les Algériens, financièrement, matériellement et politiquement.
Votre ouvrage propose de très nombreux documents, photographies, lettres… Pourquoi ce choix ?
Pour ce livre de « philosophie documentaire » consacré à une diplomatie singulière – en ce qu’elle a précédé la souveraineté et l’Etat –, mon éditeur m’a permis de donner corps à ma façon arborescente de penser, qui absorbe toujours une multiplicité d’images, de données et de points de vue. Car j’ai toujours baigné dans l’internationalité. Michihiko Suzuki m’a remis les lettres reçues de son ami algérien détenu à Fresnes. C’est une façon de proposer au lecteur des références visuelles et textuelles dont certaines sont inédites. Ce sont des ouvertures.
Alger-Tokyo. Des émissaires de l’anticolonialisme en Asie, de Seloua Luste Boulbina, éd. Les Presses du réel, 224 pages, 22 euros.
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