Des techniques millénaires sont utilisées pour extraire les essences de fleurs telles que la fleur d’oranger et la rose, afin de les employer en cuisine, en médecine traditionnelle et en parfumerie.
La fleur d’oranger est un ingrédient courant des eaux florales en Tunisie (Wikimedia/Alexander Hardin)
Les fleurs utilisées pour produire ces liquides, généralement préparés par des femmes, sont récoltées au printemps, lorsqu’elles sont prêtes à être cueillies à la main.
La saison des fleurs d’oranger (Citrus sinensis) commence chaque année en avril et mai. Elle est suivie par la saison des roses. Une fois les fleurs collectées, on passe immédiatement à l’étape suivante, car la chaleur maghrébine peut vider rapidement les fleurs de leur précieuse essence. Beaucoup d’entre elles, comme la fleur d’églantier (Rosa canina), doivent être cueillies à la main à l’aube et immédiatement triées selon leur qualité, pesées et distillées.
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Le processus de distillation à la vapeur permettant de produire de l’eau florale consiste à extraire les huiles essentielles en suspension et les composants volatils solubles dans l’eau par une double technique de chauffage et de refroidissement.
Ce processus est souvent réalisé chez soi, par des femmes qui utilisent un alambic, un dispositif constitué d’une double cuve en circuit fermé. Dans le premier récipient, les fleurs sont lentement chauffées, puis la vapeur passe par de l’eau froide en traversant un tube et s’égoutte dans un second récipient appelé fechka – un grand réceptacle en verre, souvent transmis de mère en fille. Le liquide recueilli constitue l’eau florale.
Je me souviens de ces nombreuses fechkas que j’ai vues dans ma maison familiale en Tunisie. Petite, je n’avais pas le droit de les toucher, car elles étaient très précieuses. Je regardais mes tantes verser une infime quantité de cette substance liquide pour l’utiliser dans leurs cheveux et sur leur peau, embaumant ainsi l’air d’un parfum inoubliable.
Pharmacologie, science et alchimie
Il est difficile de décrire l’intensité aromatique d’un tel procédé.
« Il faut sentir pour comprendre cette sensation », confirme Rania Mansour-Snoussi, distillatrice tunisienne artisanale de fleurs et fondatrice d’Ezemnia, dans une capsule vidéo pour le média Brut. « Le processus peut prendre des heures. »
Le procédé en lui-même employant l’alambic invoque un mélange d’expériences chimiques d’un temps révolu, de pharmacologie arabe, de science et d’alchimie.
Ce mode d’extraction était utilisé dès l’époque mésopotamienne pour séparer des substances. Les archéologues ont découvert des ancêtres de l’alambic dans le nord de l’Irak, datés aux alentours de 3 500 av. J.-C..
On attribue au polymathe persan Ibn Sina l’invention de la distillation moderne des huiles essentielles à la vapeur, principalement pour l’huile essentielle de rose, au cours du Xe siècle. Le deuxième livre de son très influent Canon de la médecine détaille les prétendues vertus médicales de plantes clés.
Avant de découvrir l’acide sulfurique et l’éthanol, le médecin et chimiste Abu Bakr al-Razi évoqua au Xe siècle dans son Livre du secret des secrets (Kitab Sirr al-Asrar) les premières expériences et les premiers procédés de distillation.
Rédigé au XIIe siècle, le Livre de l’agriculture (Kitab al-Filaha) de l’Andalou Ibn al-Awam décrit des herbes et des plantes distillés que l’on consomme encore aujourd’hui.
Dans un garde-manger tunisien, on retrouve une ou plusieurs de ces eaux florales pour soigner les maux les plus courants, outre leur usage en pâtisserie et en cosmétique.
Ce produit pharmaceutique de base était préparé par les familles elles-mêmes avant qu’il ne devienne moins cher d’acheter des produits prêts à l’emploi.
Certaines eaux florales font désormais l’objet d’une production destinée à l’exportation, notamment pour l’industrie de la parfumerie de luxe – le néroli, utilisé dans la production de parfums, est directement dérivé de la fleur d’oranger.
L’eau de fleur d’oranger traite généralement les maux d’estomac, l’insomnie, l’anxiété, l’asthme et l’épuisement dû à la chaleur. En raison de son effet rafraîchissant, elle est très appréciée en été.
En 2022, plus de 2 500 tonnes de fleurs d’oranger ont été cueillies à Nabeul, sur la côte nord-est de la Tunisie, et 60 % de cette récolte est distillée localement. Environ 3 000 familles de la région vivent de cette fleur.
L’eau issue des fleurs d’oranger, qualifiées d’« or blanc » de la Tunisie, est également un ingrédient de base de certains desserts en Tunisie et dans le monde entier. Elle a une saveur délicate mais amère.
Le parfum de sa patrie
À Nabeul et dans la région du Cap Bon, d’où provient l’essentiel de la tradition florale tunisienne, qui continue de se développer par le biais de petits commerces et de foires annuelles, la fleur d’oranger est également utilisée dans la préparation de plats salés.
Elle se mélange bien avec le safran et peut être utilisée pour mouiller les grains de couscous et rehausser le goût des ragoûts locaux. Le magazine culinaire tunisien en ligne primé Mangeons bien présente divers emplois culinaires, de la salade de fraises au mesfouf, un plat riche à base de couscous mélangé à de l’huile d’olive et du beurre.
Tharwa, une étudiante tunisienne installée à Rabat (Maroc), explique que l’eau de fleurs d’oranger éveille en elle des souvenirs heureux.
« Mon grand-père passait les soirées d’été dans son jardin, avec une délicieuse brise qui venait de la mer » , raconte-t-elle. « Il buvait son café turc avec deux gouttes de zahr [eau de fleurs d’oranger]. Aujourd’hui, j’ai encore l’odeur de son café en tête et je me souviens qu’il nous racontait des histoires de sa jeunesse. »
Pour Tharwa, qui a parfois le mal du pays, c’est le parfum de sa patrie, celui de la Tunisie.
Le zahr est également ajouté au café pour faire du « café blanc », une variante des traditions levantines. Outre l’eau de fleur d’oranger, d’autres eaux florales courantes emploient diverses variétés de roses, mais aussi des plantes telles que le jasmin, la menthe, le romarin, le thym et le géranium.
L’églantier, appelé nesri en dialecte tunisien et riche en antioxydants, a été introduit sur les pentes vertes de Zaghouan, dans le Nord de la Tunisie, par les Andalous musulmans après la Reconquista. Une foire annuelle célèbre encore aujourd’hui sa fleur, considérée comme bonne pour le cœur.
Le thym est souvent utilisé pour combattre les maladies respiratoires. L’eau de géranium, ou aterchia en dialecte tunisien, est bonne pour la peau et peut être bue dans du café. Le prix au litre de l’eau de géranium commence autour de 10 dinars, soit un peu plus de 3 euros.
Soins coûteux et urgence climatique
Les habitants de Tunis et de ses environs connaissent bien les marchands du souk El Blat, notamment ses herboristes traditionnels.
Mourad Ben Cheikh Ahmed, le photographe urbexeur et « explorateur de médinas » tunisien à l’origine du projet populaire « Lost in Tunis », visite souvent le souk El Blat.
« J’aime y aller pour sentir les plantes, voir leurs couleurs, lire les noms étranges, mais aussi pour le potentiel photographique de l’endroit », confie celui qui se fait également appeler Dismalden sur la toile.
De nombreuses boutiques de ce type ont fermé et ont été remplacées par des boutiques vendant des produits importés et autres « contrefaçons » probablement plus lucratives.
La popularité des remèdes traditionnels reflète un intérêt croissant pour les médecines alternatives telles que la phytothérapie, en particulier pour la population citadine, instruite et aisée.
Mais elle met également en lumière une réalité plus sombre marquée et des difficultés économiques. Dans un contexte marqué par la corruption, l’exode du personnel médical, la tension provoquée par la pandémie au sein d’un système de santé fragile et les inégalités territoriales, les ménages tunisiens consacrent plus de 35 % de leurs revenus aux soins de santé, selon l’Organisation mondiale de la santé.
Compte tenu de l’augmentation du prix des soins dans le secteur de la santé conventionnel, les familles vulnérables ont souvent recours à des options moins onéreuses, comme la médecine par les plantes.
Les eaux florales ou aromatiques sont moins concentrées que les huiles essentielles et donc plus douces pour la peau, y compris chez les enfants. Elles sont toutefois plus fragiles et se dégradent plus vite. Elles sont par ailleurs saisonnières, avec une seule récolte annuelle. Une tonne de fleurs d’oranger peut donner 600 litres d’eau de fleurs d’oranger, une proportion pouvant varier en fonction des fleurs utilisées.
Alors que l’accélération du changement climatique continue de perturber les régimes climatiques et l’accès à l’eau, les modes de production artisanaux devront être davantage protégés pour qu’ils puissent préserver les traditions locales et demeurer un trésor unificateur de la culture tunisienne.
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