« Nous n’accepterons pas que renaisse cette idéologie de débiles que nous n’avons que trop connue au temps de la guerre d’Algérie », écrivait Jean-Paul Sartre en 1972.
Faisant un parallèle entre le colonialisme et le racisme en France, Jean-Paul Sartre pointait, dans « le Nouvel Obs » en 1972, « une autre colonisation », celle consistant à faire venir en France « des ouvriers de pays européens pauvres, comme l’Espagne ou le Portugal, et de nos anciennes colonies pour les affecter à des travaux pénibles dont les ouvriers français ne veulent plus ». Le philosophe revenait sur un fait divers : un Arabe, Mohamed Diab, 32 ans, abattu par un policier, dans le commissariat de Versailles, parce qu’« il ne voulait pas se tenir tranquille ». Plus de sept ans après, le sous-brigadier Robert Marquet bénéficiera d’un non-lieu, la légitime défense étant retenue.
Quel monde, quels Français, quelle société racontait « le Nouvel Observateur » (devenu « l’Obs » en 2014) voilà un demi-siècle ? Chaque week-end, nous vous proposons un article, interview, reportage, portrait ou encore courrier de lecteurs puisé dans nos archives.
L’année précédente, notre hebdomadaire exposait le refus de propriétaires et d’agences immobilières de louer à des Nord-Africains. Une décennie plus tard, en 1984, c’était certains campings qui affichaient complet pour les Maghrébins, et en 1986, comme le rappelle « Nos frangins », le film de Rachid Bouchareb en ce moment sur les écrans, les jeunes Malik Oussekine et Abdel Benyahia étaient tués, la même nuit, par des policiers, sans aucune légitime défense dans les deux cas. Il y avait des témoins, mais seul le meurtrier du jeune Abdel fera de la prison ferme (condamné à sept ans, il en fera quatre) ; ceux de Malik Oussekine n’écoperont, pour deux d’entre eux, que de peines avec sursis.
par Jean-Paul Sartre
En France, le racisme, presque inexistant au XVIIIᵉ siècle, s’est développé en même temps que la colonisation bourgeoise. Une colonie devait vendre très bon marché les produits de son sol et de son sous-sol à la métropole et lui acheter cher les produits manufacturés : cela ne pouvait marcher que si l’on surexploitait les colonisés et si on les payait d’un salaire qui tendît de plus en plus vers zéro. Pour justifier cette pratique, l’idéologie raciste s’installe : les colonisés étaient des sous-hommes, il convenait de les traiter comme tels. Depuis 1945, les guerres perdues d’Indochine et d’Algérie auraient dû nous ouvrir les yeux : les colonisés, pauvres et sans armes, qui nous ont, par deux fois, battus, n’étaient pas plus que nous des sous-hommes.
Malheureusement, il s’est établi, depuis, une autre colonisation, que nous faisons sur notre propre sol : nous attirons chez nous des ouvriers de pays européens pauvres, comme l’Espagne ou le Portugal, et de nos anciennes colonies pour les affecter à des travaux pénibles dont les ouvriers français ne veulent plus. Sous-payés, menacés d’expulsion s’ils protestent, parqués dans des logements immondes, il fallait justifier leur surexploitation, qui devient un rouage essentiel de l’économie capitaliste française : ainsi naquit un nouveau racisme qui voulait faire vivre les immigrés dans la terreur et leur ôter, par là, l’envie de protester contre les conditions de vie qui leur étaient faites.
Des bandes mystérieuses, à Lyon, à Paris, opérant la nuit, égorgent ou noient des Arabes. D’autres, moins clandestines, prétendent « purifier » les quartiers où ils vivent, c’est-à-dire les en chasser. On avait peine à croire que ce renouveau de haine raciale avait pour origine un plan réfléchi de la police et de l’administration quand, ces jours derniers, l’assassinat de Mohamed Diab par le brigadier Marquet est venu nous ouvrir les yeux.
Ce jeune Arabe a été tué à coups de mitraillette dans le commissariat de Versailles, ainsi qu’en témoigne sa sœur Fatna, qui était présente et a tout vu. Au moment où Marquet a tiré, Mohamed était à cinq mètres de lui et n’était pas dangereux ; il est tombé, pour finir, à deux mètres cinquante du brigadier. Il ne s’agit donc pas de légitime défense : un flic « s’est fait un Arabe » pour se distraire. On lui a demandé « Pourquoi as-tu tiré ? » Et il a répondu : « Il ne voulait pas se tenir tranquille. »
Les journaux ont maquillé cette histoire ; le brigadier, pour l’instant, n’est pas poursuivi. Rien n’est plus clair. On met au point, en haut lieu dans les milieux politiques et administratifs, le nouveau racisme dont on veut infecter la population : on dit que l’Arabe est querelleur, voleur, violeur, etc. Mais ces idées périmées doivent se diffuser lentement, les bons citoyens qui assassinent les Marocains et les Algériens doivent rester anonymes : le brave brigadier Marquet a fait du zèle. En vérité, cet éclat est l’aboutissement inévitable du racisme qui s’est reconstitué en dix ans dans l’administration et dans la police et qui tire son origine de l’économie.
Nous n’accepterons pas que renaisse cette idéologie de débiles que nous n’avons que trop connue au temps de la guerre d’Algérie. Ou bien qu’on ôte le mot égalité des trois mots qui sont, nous dit-on, la devise des Français. (Il est vrai que l’on pourrait aussi ôter les deux autres, mais c’est une autre histoire.)
De 1956 à 1962, nous avons lutté pour que la victoire demeure aux Algériens. Pour eux d’abord, mais aussi pour nous : pour que la honte du racisme disparaisse de la pensée française. Nous n’accepterons pas que, aujourd’hui, en pleine paix, sous la présidence de Pompidou, elle reparaisse, tolérée, encouragée par les pouvoirs. L’ignoble assassinat de Mohamed a dessillé les yeux de beaucoup de Français. Ceux qui veulent montrer qu’un point de non-retour a été atteint, qu’il faut écraser le racisme ou nous résoudre à mériter le gouvernement de la peur à qui la bourgeoisie terrorisée a donné le pouvoir en 1968 appellent à des interventions directes dont la première sera une marche dans Paris.
Publié le
https://www.nouvelobs.com/societe/20221218.OBS67266/il-y-a-50-ans-dans-l-obs-sartre-denonce-le-nouveau-racisme-apres-la-mort-d-un-arabe-tue-par-un-policier.html
.
Les commentaires récents