Le parcours des Lions de l’Atlas au Mondial est célébré de Gaza à Alger, une joie sur laquelle se greffe la question de la cause palestinienne, omniprésente à Doha. Un rare moment de liesse et d’unité dans une région qui connaît crise sur crise.
Des Palestiniens soutiennent l’équipe du Maroc lors du match contre le Portugal, le 10 décembre 2022, à Gaza.
Les marchands du souk de Doha ratent des affaires tous les jours, eux qui n’ont pas anticipé, comme tout le monde, l’incroyable parcours de l’équipe du Maroc et sa qualification historique pour les demi-finales d’un Mondial de football, la première d’une équipe africaine. La première d’une équipe arabe également. Leurs stocks de maillots et de drapeaux rouge et vert ne suffisent pas à contenter les innombrables nouveaux supporteurs des Lions de l’Atlas, autant dire tout le monde arabe, qui s’est entiché de cette équipe et qui partout célèbre son parcours, de Mascate, la capitale située dans l’est d’Oman, à Agadir, dans l’ouest du Maroc.
Faisal Abbas, directeur de la rédaction du quotidien anglophone saoudien Arab News, discerne, derrière cette ferveur populaire, « un sentiment de fraternité qui s’exprime ». « Pour la première fois depuis longtemps, les peuples arabes mettent leurs différences de côté. Moi-même, je ne suis pas un grand fan de football en temps normal, mais, depuis quelques jours, cette passion est contagieuse », observe le journaliste. Plus culturelle que religieuse selon Mohammed Al-Masri, le directeur jordanien du Centre arabe de recherches et d’études politiques au Qatar, cette nouvelle « fierté arabe » a également pris la défense de la cause palestinienne en étendard.
Le drapeau palestinien est en effet omniprésent au Qatar, dans les conversations en terrasse, dans les rues et même dans les stades, avec l’accord tacite des autorités qataries et du président de la Fédération internationale de football (FIFA), qui a ses indignations sélectives à propos de la présence des messages à caractère politique dans les enceintes de la Coupe du monde. Pas tout à fait une surprise, selon M. Al-Masri, dont une récente étude montre que 78 % des personnes interrogées par ses soins dans une douzaine de pays ont répondu favorablement à la mention « la cause palestinienne concerne tous les Arabes, pas seulement le peuple palestinien ».
A Doha, des joueurs marocains ont brandi l’étendard palestinien après leur victoire contre le Canada, le 1er décembre. Puis toute l’équipe a posé autour de ce drapeau sur la pelouse du stade Education City d’Al-Rayyan, après avoir éliminé l’Espagne aux tirs au but, le 6 décembre. Tout un symbole, après que le royaume chérifien a signé, en 2020, un accord de normalisation diplomatique avec Israël, puissance occupante des territoires palestiniens depuis 1967.
Scènes de liesse à Damas
La Palestine, cette nation sans Etat, membre de la FIFA depuis 1998 mais non qualifiée, se vit comme la 33e équipe du Mondial 2022, portée par les victoires marocaines. C’est donc avec joie, et un brin de surprise, que la population palestinienne a découvert la place privilégiée occupée au Qatar par ses couleurs nationales, symboles d’unité et de résistance. Pendant toute la durée de la compétition, la chaîne panarabe Al-Jazira a largement couvert ces démonstrations de solidarité. Et, à Doha, les autorités qataries ont fait preuve de bienveillance envers cette cause, elles qui n’ont pas rejoint les accords de normalisation dits « d’Abraham », à la suite des Emirats arabes unis, de Bahreïn et du Soudan.
Si la Palestine est dans tous les esprits des supporteurs du Maroc du moment, rares sont les Palestiniens à avoir fait le voyage à Doha, comme cette jeune femme qui connaît un grand succès en déambulant dans la capitale qatarie, drapée des couleurs de son pays. Fille d’une famille aisée, elle fait ses études de médecine en Allemagne. Mais, dans l’enclave palestinienne de Gaza, soumise à un blocus israélien depuis 2007, seule une infime élite a les moyens de s’offrir le déplacement.
A l’intention des autres, le Qatar a fait diffuser tous les matchs sur écran géant, au stade Saad Sayel de Gaza, ainsi qu’à Ramallah, siège de l’Autorité palestinienne en Cisjordanie. Mohammed Al-Emadi, l’envoyé du Qatar à Gaza, est l’homme le plus courtisé de l’enclave, où ce dernier distribue des millions d’euros d’aide chaque mois. Il a lui-même assisté à plusieurs matchs en famille. Il ne s’est pas offusqué publiquement de voir que les cafés diffusent également des rencontres, via la chaîne locale Amwaj, réputée liée au Hamas, sans accord officiel avec la chaîne qatarie BeIN Sport.
A Damas, des scènes de liesse, avec des youyous mêlés aux applaudissements chaleureux, ont accueilli la victoire du Maroc sur le Portugal, en quarts de finale. Dans toute la Syrie, le parcours des Lions de l’Atlas met du baume au cœur à une population meurtrie par une guerre qui n’en finit plus. Comme à Bagdad et partout en Irak, autre pays disloqué depuis l’invasion du territoire par les Etats-Unis, en 2003. En Egypte, des membres de la société civile – journalistes, opposants, militants des droits de l’homme – plus habitués à commenter les arrestations, exultent eux aussi pour le Maroc, au nom de la fraternité arabe devant laquelle nombre d’Egyptiens s’émerveillent.
Affection, joie et humanité
Si le succès d’une nation arabe émeut tant, en Egypte comme ailleurs, c’est parce qu’il est envisagé comme un signe du possible, dans une région qui connaît crise sur crise. « Nous, dans ce monde arabe, avons le droit d’être heureux, de vivre dignement et de célébrer la vie avec nos parents et nos enfants… Cette victoire est une victoire contre l’oppression, la répression et le désespoir », écrit sur Facebook le chercheur libanais Jamil Mouawad, en accompagnement de photos du joueur marocain Sofiane Boufal, exultant, en compagnie de sa mère, sur le terrain. Des images qui ont touché les populations parce qu’elles montrent l’affection, la joie et l’humanité dont les Arabes se sentent si souvent privés dans la façon dont ils sont représentés.
Au Liban, la fièvre marocaine est montée plus lentement. Si le pays a la passion du ballon rond, ce sont en revanche les grandes équipes (Brésil, Allemagne…) qui ont, comme d’habitude, eu les faveurs des férus de football. Mais, depuis la qualification du Maroc pour le dernier carré de la compétition, des voitures circulent avec des fanions aux couleurs du Maroc. Dans ce pays très divisé, la demi-finale France-Maroc pourrait bien relancer le débat ancien entre partisans de l’arabisme et pro-Occidentaux.
A Amman, où le roi Abdallah II de Jordanie a félicité le Maroc, le pont Abdoun a été illuminé aux couleurs du royaume chérifien. Au centre de Doha, le drapeau marocain apparaît également en projection sur des buildings. A Dubaï, c’est la Burj Khalifa, la plus haute tour du monde, attraction touristique numéro un, qui a été éclairée des mêmes couleurs.
« Les Saoudiens sont à fond derrière le Maroc, la ferveur est immense, témoigne Malek, un Français expatrié à Riyad. Il y a des écrans dans tous les cafés et tous les centres commerciaux. J’étais dans un café plein à craquer, avec des dizaines de gens qui faisaient la queue dehors. Quand les Marocains ont marqué leur but contre le Portugal, des femmes en niqab se sont ruées à l’intérieur pour voir les images. » A ses yeux, « les Marocains se sont mis tout le monde dans la poche » et « cette Coupe du monde est un moment de fierté arabe comme il n’y en a pas eu depuis la traversée du canal de Suez par les forces égyptiennes, en 1973 ». « Le Maroc gagne et répand la joie », a titré en « une » le quotidien panarabe à capitaux saoudiens Asharq Al-Awsat, dimanche 10 décembre.
« Comme si mon pays avait gagné »
La qualification du Maroc, « une grande et belle surprise » selon Meriem, 20 ans, a également fait la « une » de plusieurs quotidiens d’Algérie, un pays où des concerts de klaxons ont accompagné la victoire du voisin marocain en quarts de finale. « Les joueurs marocains nous représentent en tant que nation arabe, musulmane et africaine », ajoute cette étudiante en comptabilité à l’université d’Alger.
« J’ai versé des larmes de joie à la fin du match. Le Maroc est avant tout un peuple frère, confie Slimane Alem, un ancien élu municipal de la région de Tizi Ouzou. Comme dit l’adage kabyle : “J’aime frapper mon frère, mais je n’accepte pas que quelqu’un d’autre le frappe”. » Le vieil homme se dit « épaté par la fougue des joueurs marocains », il voit dans l’équipe entraînée par Walid Regragui le « porte-flambeau de l’Afrique ».
« C’est comme si c’était mon pays qui avait gagné. Les Marocains sont nos cousins, nos voisins », abonde Ibrahim, 30 ans, conducteur d’engins à Maghnia, près de la frontière entre les deux pays – fermée depuis 1994, à la suite d’un attentat perpétré à Marrakech par des islamistes radicaux d’origine algérienne.
Un tel enthousiasme contraste avec le gel des relations diplomatiques entre Alger et Rabat : depuis août 2021, l’Algérie a rompu ses relations diplomatiques avec le Maroc, accusant son voisin d’« actes hostiles ». En plus du litige sur le Sahara occidental – un territoire contesté sur lequel le Maroc réclame la souveraineté et pour lequel l’Algérie demande un référendum d’autodétermination sous l’égide de l’ONU –, les autorités algériennes voient d’un mauvais œil la normalisation des relations diplomatiques entre le Maroc et Israël.
Mais, au lendemain de l’exploit footballistique du Maroc, Meriem ne veut pas parler de politique. « C’est un problème ancien entre les gouvernements, mais cela n’a pas empêché les peuples marocain et algérien de rester unis et de se considérer comme frères. »
https://www.lemonde.fr/football/article/2022/12/13/coupe-du-monde-2022-le-maroc-fierte-du-monde-arabe-et-porte-drapeau-de-la-palestine_6154199_1616938.html
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