Le secrétaire général de l’Association d’amitié Algérie - Vietnam, Mohamed Berzig, a salué la solidarité et l’esprit intrépide du peuple vietnamien dans la campagne "Diên Biên Phu aérien" il y a 50 ans.
Les forces de défense vietnamiennes et les habitants du Nord ont abattu 81 avions, dont 34 B-52 de l'armée américaine.
En décembre 1972, les impérialistes américains ont lancé une opération de bombardement aérien stratégique appelée "Linebacker II" dans la capitale Hanoï et la ville portuaire de Hai Phong, au Nord.
Dans cette opération, l’armée américaine a mobilisé la plus grande force depuis la Seconde Guerre mondiale : 193 des 400 bombardiers B-52 que les États-Unis avaient à l’époque, 1.077 des 3.043 avions tactiques (dont un escadron d’environ 50 chasseurs F-111), six des 24 porte-avions, plus de 50 avions ravitailleurs, d’autres types d’avions de service et 60 navires de guerre de toutes sortes de la septième flotte américaine dans le Pacifique.
Pendant 12 jours et nuits, du 18 au 30 décembre 1972, les avions américains ont largué plus de 100.000 tonnes de bombes sur Hanoï, Hai Phong et plusieurs localités du Nord du Vietnam.
Les forces de défense vietnamiennes et les habitants du Nord ont fortement résisté, abattant 81 avions, dont 34 B-52, et anéantissant ou capturant des centaines de pilotes américains.
Les lourdes pertes ont forcé l’administration américaine à arrêter les bombardements sur les zones au nord du 20e parallèle, à inviter le Vietnam à reprendre les négociations à Paris et à préparer la signature des accords sur la fin de la guerre et le rétablissement de la paix au Vietnam.
Les Accords de Paris, signés le 27 janvier 1973, ont jeté les bases de la libération complète du Sud et de la réunification du pays.
Le secrétaire général de l’Association d’amitié Algérie - Vietnam, Mohamed Berzig. Photo : VNA/CVN
Mohamed Berzig, un chercheur sur le Vietnam, a qualifié cette victoire de glorieuse et décisive pour la libération du Sud, affirmant qu’elle a créé une prémisse pour la réunification nationale en 1975.
Le peuple vietnamien a prouvé sa détermination et son courage dans les guerres contre la France et les États-Unis, qui ont été poursuivies dans le processus actuel d’édification et de développement nationaux, a-t-il souligné.
Il a également salué le développement rapide du Vietnam à l’heure actuelle et a exprimé son espoir que les bonnes relations entre le Vietnam et l’Algérie se consolideront dans les temps à venir.
TLEMCEN - Le ministre des Moudjahidine et des Ayants-droit, Laïd Rebigua, a souligné samedi que le moudjahid et feu président Ahmed Ben Bella était l'un de ces héros qui ont concilié entre la pensée et l'action et était capable de gérer avec une grande efficacité la direction des combattants et l’encadrement de la lutte.
Le ministre a indiqué dans son message, qui a été lu en son nom par le Secrétaire général du ministère, Afif Hachemi, lors de l'ouverture à Tlemcen des travaux du colloque national intitulé "Ahmed Ben Bella et son rôle dans le soutien des mouvements de libération et des causes justes", à l'occasion de la commémoration du 106e anniversaire de sa naissance, que le moudjahid Ahmed Ben Bella "faisait partie de ceux qui ont pu, dans les moments les plus sombres, avoir conscience de l'histoire et prévoir l'avenir, afin de jeter les bases des transformations majeures avec la compétence dont il disposait pour imaginer les meilleures voies pour échapper au colonialisme français".
"Il fut l'un de ces héros qui conciliait entre pensée et action et savaient gérer avec une grande efficacité la direction des combattants et l’encadrement de la lutte. Il était un leader chevronné dans les rangs de l'Organisation spéciale et l'un des planificateurs de la lutte armée, car il a grandement contribué à faire connaître la cause algérienne et à la soutenir, en plus de prendre les dispositions nécessaires pour assurer l'approvisionnement en armes de la guerre de libération", a ajouté M. Rebigua.
Il a également abordé l'héritage qu'Ahmed Ben Bella a laissé derrière lui, en particulier ce qui y est lié à "la diffusion de la pensée et de la culture de l’émancipation dans le monde en général, la préparation à un changement qualitatif dans la maturation des projets de libération nationale en Afrique en particulier, et cristallisant de nouvelles idées et approches dans la lutte pour atteindre les objectifs et se débarrasser du joug colonial ".
Le ministre a souligné que l'indépendance nationale a été "une étape éclairante dans sa lutte, qui a continué dans le même esprit à édifier les institutions étatiques indépendantes algériennes, qui ont hérité d'un lourd héritage colonial, où il a dû faire face à des défis majeurs au cours de la période qu’il a passé à la tête du pouvoir".
Il a ajouté que le défunt a dû panser les plaies des invalides, héberger les réfugiés, soigner les malades, construire des institutions étatiques et assurer le fonctionnement de ses services malgré la rareté des ressources et le manque de personnel qualifié.
M. Rebigua a estimé que "la génération de l’indépendance doit s'inspirer du travail de ces hommes, des enseignements et des leçons qui ont été à l'origine du succès de la guerre de libération et de ses victoires, et aujourd'hui la loyauté de la nouvelle Algérie est renforcé par les valeurs de notre mémoire et de nos symboles distingués qui ont fait notre gloire et notre honneur à différentes époques".
Dans ce contexte, il a rappelé "la concrétisation du plan d'action du gouvernement pour mettre en œuvre le programme du Président de la République et concrétiser ses 54 engagements, dont nous assistons jour après jour à la réalisation dans divers domaines, y compris ceux liés à notre histoire et à notre mémoire nationale, à laquelle le président attache une importance particulière, notamment dans le domaine des études et de la recherche historiques, conformément aux programmes universitaires".
Cette rencontre a été marquée par la présentation de plusieurs interventions de professeurs universitaires sur le rôle de l'environnement culturel dans le façonnement de la personnalité d'Ahmed Ben Bella et son combat politique dans le mouvement national algérien entre 1945 et 1954, ainsi que son rôle dans l’approvisionnement de la guerre de libération en armes et ses positions à l'intérieur de la prison sur les rapports français pendant la guerre de libération et son rôle dans les mouvements de libération en Afrique.
En marge de cette rencontre, qui s’est déroulée au musée du moudjahid de Tlemcen, une gerbe de fleurs a été déposée au mémorial de feu Président Ahmed Ben Bella, au centre-ville de Tlemcen et un hommage a été rendu à la mémoire des chouhada au cimetière des martyrs de la commune de Henaya, en plus d’une visite à la bibliothèque offerte par Ahmed Ben Bella à l'université "Aboubakr Belkaïd" de Tlemcen, qui comprend 8.000 titres dans divers domaines.
Une exposition historique sur "Les amis de la révolution algérienne" s’est tenue également au musée du Moudjahid, en plus du coup d’envoi d’une campagne de don de sang.
A la même occasion, la famille de feu le président Ahmed Ben Bella, les conférenciers et les moudjahidine Hamedache Nabil, Mohamed Tahar Abdeslam, Mohamed Larbi Zoubiri et Amer Rehila, ont été honorés.
Dans un entretien au quotidien français Le Figaro, le Chef de l'Etat Abdelmadjid Tebboune invite la France à passer à autre chose 60 ans après la guerre de libération nationale. En fait, dans cet entretien, le président algérien a évoqué autant de sujets que les visas, la question mémorielle et les relations algéro-françaises.
Abdelmadjid Tebboune n'a pas manqué cette occasion pour évoquer la question du rétablissement du flux habituel des visas, estimant qu’il est tout simplement dans la logique des choses. "La circulation des personnes entre nos deux pays a été réglée par les Accords d'Evian de 1962 et l'Accord de 1968", a-t-il rappelé, relevant la spécificité algérienne, y compris comparativement aux autres pays maghrébins. "Elle a été négociée et il convient de la respecter", a-t-il insisté.
Abdelmadjid Tebboune se rendra en France en 2023
Pour les relations entre les deux pays, le Chef de l'Etat a souligné qu'il était "urgent" d'ouvrir une nouvelle ère. "Il est urgent d'ouvrir une nouvelle ère des relations bilatérales entre l'Algérie et la France. Plus de 60 ans après la guerre, il faut passer à autre chose. Si la mémoire fait partie de nos gènes communs, nous partageons aussi bon nombre d'intérêts fondamentaux, même si nos points de vue peuvent diverger", a affirmé le Président Tebboune.
Il a ainsi estimé que "la France doit se libérer de son complexe de colonisateur et l'Algérie de son complexe de colonisé. L'Algérie est une puissance africaine qui ne ressemble plus du tout à ce qu'elle était en 1962". Le Chef de l’Etat a annoncé à l'occasion qu'il se rendrait dans l'Hexagone en 2023 en visite d'Etat, relevant une "entente" avec le Président français, Emmanuel Macron.
Tebboune veut dépolitiser une partie de la colonisation
Pour ce qui est de la question de la mémoire, Abdelmadjid Tebboune a rappelé que la décision d'installer une Commission d'historiens de part et d'autre a été prise par lui et le Président français. C’est pourquoi, a-t-il enchaîné, une "partie de la colonisation doit être dépolitisée et remise à l'histoire". "Il faut prendre en compte les 132 ans d'occupation, car tout ne commence pas avec la guerre d'indépendance. Il y a des faits avérés, archivés, documentés, qu'on ne peut pas cacher, des écrits les attestent", a-t-il affirmé.
Un peu plus loin, il a évoqué les essais nucléaires effectués par la France dans le Sud algérien. Il a, à ce titre, appelé la France à nettoyer les sites de ces essais, notamment Reggane et Tamanrasset, où la pollution est énorme, souhaitant qu’elle prenne également en charge les soins médicaux dont ont besoin les personnes sur place.
L’avocate, morte à l’âge de 93 ans, revenait il y a près d’un an pour « Le Monde » sur ses combats pour sa dignité et sa liberté de femme, sur ses engagements féministes et sur les grands procès de sa carrière.
Entretien. Soixante-dix ans de combats. Soixante-dix ans d’énergie, de passion, d’engagement au service de la justice et de la cause des femmes. La silhouette est frêle désormais, et le beau visage émacié. Mais le regard garde sa flamboyance et la voix conserve la force soyeuse qui a frappé tant de prétoires. Gisèle Halimi, l’avocate la plus célèbre de France, se souvient. Tunis où elle est née, en 1927, dans une famille juive de condition modeste, sa découverte précoce de la malédiction d’être née fille, son refus d’un destin assigné par son genre et son rêve ardent de devenir avocate.
Avocate pour se défendre et pour défendre. Avocate parce que l’injustice lui est « physiquement intolérable ». Avocate parce que, femme, elle est depuis le début dans le camp des faibles et des opprimés. Avocate « irrespectueuse », comme elle aime à se définir, parce que l’ordre établi est à bousculer et que la loi doit parfois être changée. Enfin parce que « ce qui vient au monde pour ne rien troubler ne mérite ni égards ni patience », comme l’écrit René Char, qu’elle cite volontiers.
Son appartement parisien est rempli des livres, tableaux, photos des personnages qui ont marqué sa vie : Claude Faux, son mari, et ses trois fils ; mais aussi Louis Aragon ; Sartre, Simone de Beauvoir, Simone Veil… Près de la fenêtre, le petit bureau où Paul Eluard écrivit plusieurs de ses poèmes. Et, à l’étage au-dessous, posée sur un cintre dans son cabinet, la robe d’avocate à laquelle elle tient tant. Celle avec laquelle elle prêta serment à Tunis, en 1949. Celle qu’elle portait au procès de Bobigny sur l’avortement en 1972. Sa robe « fétiche », maintes fois réparée, reprisée, raccommodée, dont elle triturait fiévreusement les petits boutons de nacre noire lors des attentes interminables de délibérés…
Je ne serais pas arrivée là si…
Si ma mère, et tout mon entourage depuis la prime enfance, ne m’avaient constamment rappelé que le fait d’être une fille impliquait un sort très différent de celui de mes frères. Un sort dans lequel le choix, le libre arbitre, la liberté n’avaient aucune place. Un sort uniquement déterminé par mon genre.
« Ma grand-mère, ma mère et moi avons vécu comme ça ; alors toi aussi ! », me disait ma mère, Fritna, faisant du mariage et de la sujétion à un homme mon horizon ultime. Cela impliquait de me mettre au service des hommes de la famille, de servir mes frères à table et de faire leur lit, le ménage et la vaisselle. Je trouvais cela stupéfiant. Pourquoi ? Au nom de quoi ? Avant même la révolte, je ressentais une immense perplexité. Pourquoi cette différence ? Elle n’avait selon moi aucun fondement ni aucun sens.
L’anecdote familiale autour de votre naissance ne vous avait-elle pas donné très tôt un indice de la différence de traitement entre garçons et filles ?
Si ! Tout était déjà là. Et ce récit, entendu dès mon plus jeune âge, m’a tout de suite fait comprendre la malédiction d’être née femme. C’est l’histoire de mon père Edouard, si consterné en apprenant que sa femme avait mis au monde une petite fille, qu’il a nié ma naissance pendant près de trois semaines ! Aux amis qui venaient aux nouvelles, il affirmait : « Non, Fritna n’a pas encore accouché. Bientôt, bientôt… » Il a fini par s’habituer à l’idée de la catastrophe – après tout, l’honneur était sauf, il avait déjà un fils aîné –, et nous nous sommes beaucoup aimés. Mais tout, dans mon enfance, était fait pour me rappeler que je n’étais qu’une femme, un être éminemment inférieur.
D’où la rébellion ?
Instinctive ! Viscérale ! Elle s’est même exprimée par une grève de la faim quand j’avais 10 ans. C’est une arme terrible, vous savez. Elle déconcerte les parents et les affole très vite. Ma mère en perdait la tête. Mais il n’était pas question que je fasse les tâches ménagères dont mes frères étaient exemptés. Plutôt mourir ! Et mes parents ont cédé. Ce fut au fond ma première victoire féministe. « C’est pas juste !, disais-je constamment. C’est pas juste ! » Mon père s’énervait : « Tu n’as que ce mot-là à la bouche ! » C’est vrai. Je l’ai eu toute ma vie. Et il est indéniable que mon féminisme et mon besoin de corriger les injustices sont ancrés dans cette révolte initiale.
Aimiez-vous l’école ?
Avec passion ! C’est là que je me sentais le mieux. J’étais une bonne élève. Et j’étais littéralement amoureuse de ma prof de français, mademoiselle Nicot, qui poussait un soupir en rendant les rédactions : « Et, comme toujours, c’est Gisèle la première. »
« Pour mes parents, j’étais l’inessentielle. Toute l’attention était focalisée sur mon frère aîné »
Je me souviens du chagrin fou ressenti lorsque je l’ai croisée un jour au bras d’un homme plus âgé dont elle devait être la fiancée. Elle ne m’avait pas prévenue ! Je me disais : « C’est pas possible qu’elle me fasse ça ! » Je l’ai perdue de vue, mais elle a été un phare, elle a tout de suite perçu ma conviction que l’école serait ma libération. Je me demande parfois ce que je serais devenue sans elle. Mais j’aurais forcément fait quelque chose, car j’avais en moi, comment vous dire, une force mauvaise, une force sauvage. Une rage : faut pas qu’on m’empêche ! Je veux apprendre ! Je dois me sauver !
Vos parents étaient-ils fiers de vos exploits scolaires ?
Fiers ? Ils s’en fichaient. Je rapportais mes bonnes notes dans l’indifférence générale. J’étais l’inessentielle. Toute l’attention était focalisée sur mon frère aîné, l’essentiel, qui passait son temps entre colles, mensonges, zéros pointés et renvois. Ce qui rendait fou mon père, qui hurlait et tabassait mon frère lors de scènes d’une violence insensée. Tout l’espoir de la famille – y compris nous sortir de la pauvreté – reposait sur ce fils aîné pour lequel mes parents étaient prêts à tous les sacrifices.
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Moi, en revanche, je ne devais pas leur coûter un sou. Ma mère ne voyait d’ailleurs pas l’utilité d’investir dans mon éducation. « Les frais du lycée pourraient payer ton trousseau de mariée ! », a-t-elle dit lorsque je devais entrer en 6e. Mais je m’étais renseignée. J’avais appris, dès l’âge de 10 ans, qu’il existait un concours des bourses, et j’ai été reçue première. Je ne leur ai donc rien coûté ! Même pas en livres, puisque les élèves de familles « nombreuses et nécessiteuses » avaient droit à un prêt pendant leurs études.
Quelle chance !
Et quelle frustration lorsque je devais les rendre en fin d’année scolaire ! J’aurais tellement aimé les garder. C’était ça, la vraie nourriture. Je les palpais, les humais, les feuilletais mille fois. Il n’y avait aucun livre à la maison et, petite, je me contentais de l’annuaire et d’un gros dictionnaire médical qu’un représentant de commerce avait laissé chez nous. Mais, plus tard, inscrite dans toutes les bibliothèques, je lisais avec fièvre et boulimie.
« Ma propension à m’insurger à l’école m’avait souvent valu la question : “Vous vous prenez pour une avocate ?” »
Nous étions quatre enfants dans la chambre et ma mère déclarait très tôt l’extinction des feux. J’avais acheté une mini-ampoule d’un watt, que je branchais sur une prise au ras du sol. La lumière était trop faible pour que ma mère puisse la repérer de sa chambre et je lisais à plat ventre sur le sol des nuits entières. C’est à ce moment-là que j’ai compris que les livres me donnaient de la force et que c’était à moi, et à moi seule, de décider de mon chemin.
Ce tempérament indépendant et votre refus du schéma classique inquiétaient-ils votre mère ?
C’était bien au-delà de l’inquiétude. Elle me pensait anormale. Quelque chose ne tournait pas rond chez sa fille pour qu’elle refuse ainsi sa condition de fille. Elle-même avait été mariée à 16 ans, selon la norme en Tunisie, avait ensuite enfanté tous les deux ans, et entendait bien que je poursuive la tradition. Le jour où j’ai eu mes règles, elle m’a d’ailleurs prévenue : « Maintenant, c’est fini !
– Qu’est-ce qui est fini ?
– Tu ne joues plus du tout avec les garçons. »
J’étais sidérée. Moi qui jouais au foot avec eux, courais pieds nus dans les rues, nageais à perte de souffle avec une bande de copains, j’aurais dû tout arrêter ? « Mais pourquoi ?
– C’est comme ça ! »
Là encore, quelle injustice ! De quoi étais-je coupable ? Quand j’avais 16 ans, elle a tenté de me marier à un riche marchand d’huile de 35 ans. « Il a trois voitures ! », répétait-elle, tel l’Harpagon de L’Avare répétant « sans dot ! ».
La dot, comme dans la pièce de Molière, était-elle encore en usage ?
Et comment ! Il y avait des tarifs qui variaient en fonction de la situation du fiancé. Pour épouser par exemple un médecin (ce qui était exclu pour moi, car c’était bien trop cher), il fallait fournir une belle somme et apporter ce que l’on appelait « la maison montée », c’est-à-dire une maison complète, de la petite cuillère au drap brodé. La future belle-mère de la mariée venait vérifier à l’avance que rien ne manquait. Je me souviens de mon père travaillant comme un fou, parce qu’il devait marier ses deux sœurs et payer leur dot. Je trouvais cela ahurissant. Je voulais étudier. Et devenir avocate.
Avocate avec un « e » ?
Ah oui ! J’ai toujours rectifié quand les bâtonniers me présentaient comme avocat. Je prétends, surtout à l’époque où j’ai commencé, que ce n’est pas la même chose. C’est le même métier, le même diplôme, mais je prétends qu’une femme ne plaide pas de la même façon qu’un homme quand elle défend la vie d’un client. Je ne dis pas qu’elle plaide mieux ou moins bien. Je dis qu’il y a des étincelles provoquées par une sensibilité mêlée à une intelligence différente. Nos parcours et notre expérience de la discrimination nourrissent cette différence. Quand j’entre dans le prétoire, j’emporte ma vie avec moi.
Que saviez-vous de ce métier ?
Mon père avait été garçon de courses avant de devenir clerc d’avocat. Quand j’allais le chercher au travail, l’univers m’était donc familier. Et puis ma propension à m’insurger à l’école contre les injustices m’avait souvent valu la question : « Vous vous prenez pour une avocate ? » Eh bien, l’idée s’est en effet imposée, dès l’adolescence. Je défendrais les autres, et, par ce biais, je me défendrais moi-même. Je remettrais en cause les choses injustement établies. Et j’aurais une voix publique. Ma révolte personnelle est à la source de tous mes engagements.
Vous partez donc à Paris à 18 ans, le bac en poche, pour faire des études de droit et… de philosophie…
Oui, il me semblait que les deux matières allaient de pair, et il fut d’ailleurs une époque où de grands avocats humanistes avaient cette double formation. J’achetais les polycopiés de droit, que j’apprenais très facilement ; mais, pour la philo, j’allais à la Sorbonne suivre avec passion les conférences des professeurs. La philo aurait même pu devenir prioritaire si je n’avais pas eu la rage de me mettre au service des plus faibles et des plus isolés. J’étais depuis le début dans leur camp. J’aime cette phrase de l’abbé Lacordaire [dominicain, journaliste et homme politique, 1802-1861] : « Entre le faible et le fort, c’est la liberté qui opprime et le droit qui affranchit. »
Comment votre retour à Tunis, en 1949, où vous vous êtes inscrite au barreau sitôt vos diplômes réussis, se passe-t-il ?
Je prête serment sous les yeux éblouis de mon père, qui se pavane comme un paon dans les couloirs du palais de justice. Son fils aîné a ruiné ses espoirs d’ascension sociale, il est contraint de faire un transfert sur sa fille. Ma mère est là, elle aussi, dans une robe de dentelle de laine noire, malgré le soleil, et parée de tous ses bijoux. Et mon père sort son petit Kodak. Peu après, je me présente à un tournoi d’éloquence ouvert aux jeunes stagiaires. Je suis la première femme à m’inscrire à ce concours.
On a l’impression que vous aviez alors toutes les audaces. Quel est le thème de ce concours ?
« Le droit de supprimer la vie. » Les plaidoiries ont lieu dans la plus vaste salle du tribunal, devant un jury composé des bâtonniers et membres du conseil de l’ordre, qu’on installe à la place des juges. Les candidats prennent la place des procureurs. Et, en bas, deux énormes fauteuils accueillent le représentant de Son Altesse le bey et le résident général [le représentant officiel du gouvernement français en Tunisie, sous protectorat].
C’est terriblement impressionnant, mais je suis très calme. Le sujet me passionne, et quand je commence à parler, je me sens m’envoler. Non à la peine de mort, bien sûr ; je cite Camus et Victor Hugo. Oui à l’euthanasie et au droit au suicide ; et je cite les stoïciens. L’écoute est attentive. Tout le monde se demande qui est cette fille à l’accent français. Mon père, debout en attendant l’issue des délibérations, dit autour de lui : « C’est ma fille ! » Je suis proclamée lauréate à l’unanimité. Et, dès le lendemain, je suis embauchée par l’un des meilleurs avocats de Tunisie.
Pleine de fougue et d’ambition ?
Comme un être « dont un dessein ferme emplit l’âme », selon le mot de Victor Hugo. Il se trouve que l’histoire est rapidement venue à ma rencontre. Les luttes d’indépendance m’ont cueillie de plein fouet. D’abord celle de mon pays d’origine, la Tunisie, que je soutenais spontanément. Puis celle de l’Algérie. Je commence commise d’office devant les tribunaux militaires. Il est possible de refuser, mais j’accepte, ravie.
« “Bonjour, madame”, m’a lancé le général de Gaulle. “Madame… ou mademoiselle ?” Je n’ai pas aimé du tout ! »
Et je m’engage avec flamme dans la voie de la résistance. En 1952, avec des collègues, je vais rendre visite à Habib Bourguiba, le chantre de l’indépendance tunisienne, alors en exil sur l’île de la Galite. Je souhaite être son avocate et je deviendrai plus tard son amie. Voilà un visionnaire qui avait compris que l’inclusion des femmes était gage de progrès. Puis se tient le grand procès de Moknine, en 1953, où trois des Tunisiens accusés d’avoir participé à une émeute sont condamnés à mort, parmi lesquels mon client. En janvier 1954, je vais donc à Paris plaider à l’Elysée mon premier recours en grâce. C’est aussi la première fois qu’une telle démarche est faite par une femme.
René Coty venait tout juste d’accéder à la présidence de la République…
Et il n’était déjà plus tout jeune ! Quelle angoisse, cette audience devant le plus haut magistrat de France ! Je me disais que j’étais la dernière chance, la dernière voix, les derniers mots d’un homme vivant. Son ultime bataille. Et tout reposait sur mes épaules. Je me concentrais sur mon plaidoyer quand l’épouse d’un autre avocat m’a prévenue : « Tu ne peux pas y aller sans chapeau.
– Comment ça ? Je n’ai jamais porté de chapeau de ma vie !
– C’est l’étiquette présidentielle. Sans chapeau, tu ne seras pas reçue à l’Elysée. »
Infiniment contrariée, je me suis donc fait prêter un chapeau et je me suis présentée à l’Elysée coiffée d’un tambourin noir. L’huissier m’a fait entrer et patienter quelques instants. Le temps que je m’observe dans les miroirs du grand salon et que je me trouve grotesque. La vie d’un homme était en jeu et l’on m’obligeait à me déguiser pour obtenir sa grâce ? Ah non ! Cette mascarade allait m’empêcher de parler librement. A l’instant précis où l’huissier a ouvert la porte du bureau présidentiel, j’ai enlevé prestement mon chapeau et le lui ai donné. Coty m’attendait.
Connaissait-il le dossier ?
Pas du tout ! Il m’a accueillie d’un : « Comment allez-vous ? » saugrenu. J’ai répondu un peu froidement : « Bien, monsieur le Président. » Et il a continué : « Je voudrais vous voir sourire. » C’était très déplacé. J’ai dit : « Je pourrai sourire si vous accédez à ma demande. »« Ah ça ! Il n’y a pas que moi qui décide, vous savez… » Je me suis lancée dans l’histoire de mon client tunisien, quand, soudain, il s’est levé pour arpenter la pièce. « Continuez, a-t-il dit. Je cherche juste un verre d’eau pour prendre mes cachets. » J’étais interloquée et j’ai voulu l’aider. Il devait bien y avoir des sonnettes quelque part pour appeler l’huissier ! Il promenait maladroitement ses doigts sur les murs à la recherche d’un cordon. La vie d’un homme était en jeu et le président ne songeait qu’à ses pilules ! « Il ne faut pas m’en vouloir, a-t-il dit, je suis nouveau dans la maison. » C’était incroyable !
Votre client a-t-il été gracié ?
Oui, heureusement. Et je me suis un peu familiarisée avec ce président qui me regardait d’un air paternel et que j’allais voir chaque fois que la vie d’un homme était en jeu. Au printemps 1958, j’ai battu mon propre record et suis allée le voir trois fois dans une même journée pour trois condamnés à mort différents. Deux le matin, un l’après-midi. C’était oppressant. Dans l’audience de l’après-midi, Coty, qui écoutait en général passivement, s’est animé et m’a contredite sur les faits. Je ne comprenais plus rien. Et soudain j’ai eu une fulgurance : il confondait les condamnés ! Un homme pouvait être guillotiné à la place d’un autre ! J’ai dit : « Nous ne parlons pas de la même affaire. C’est le dossier de ce matin que vous évoquez. » Il a ri.
Avez-vous eu l’occasion de défendre la grâce d’un condamné à mort devant le général de Gaulle ?
Oui, le 12 mai 1959, à la suite du grand procès d’El Halia en Algérie [en août 1955, des insurgés algériens tuèrent une trentaine d’Européens dans le village d’El Halia]. Et croyez-moi, c’était autre chose ! Quand il m’est apparu, il m’a semblé gigantesque. Il m’a tendu la main en me toisant. Et, de sa voix rocailleuse, il a lancé : « Bonjour madame » Il a marqué un temps. « Madame… ou mademoiselle ? » Je n’ai pas aimé. Mais alors pas du tout ! Ma vie personnelle ne le regardait pas. J’ai répondu en le regardant bien droit : « Appelez-moi maître, monsieur le Président ! » Il a senti que j’étais froissée et il a accentué sa courtoisie : « Veuillez entrer, je vous prie, maître. Asseyez-vous je vous prie, maître. Je vous écoute, maître. »
Connaissait-il le dossier mieux que son prédécesseur ?
Il l’avait étudié jusqu’aux moindres détails. Mon léger malaise venait du fait qu’il ne me regardait pas durant mes explications. Or j’ai toujours eu besoin de croiser le regard de ceux que je veux convaincre. Comme au tribunal, où j’essaie de capturer mes interlocuteurs. Les attirer à moi pour qu’ils m’écoutent. Le général posait cependant des questions précises à mon confrère Léo Matarasso et moi-même, prouvant qu’il avait lu tous les procès-verbaux. Et, à la fin, il s’est contenté de dire : « Je vous ai entendus. Je vous remercie. »
En sortant, nous croisons André Malraux, alors ministre de la culture, puis le secrétaire du conseil de la magistrature, que je supplie de m’appeler dès qu’il connaîtra la décision. Il refuse, l’affaire est trop sensible, il a peur que j’ameute la presse. « S’il vous plaît ! Au moins pour que je dorme ! » J’ai donné ma parole d’honneur que je garderais le secret. Et, deux jours plus tard, un coup de fil m’apprendra que nos deux clients sont graciés.
J’imagine l’immense satisfaction des avocats !
Vous vous rendez compte ? Il s’agissait de deux vies ! Et elles tenaient à la grâce d’un président, doté d’un droit régalien hérité de l’Ancien Régime. Il n’avait aucune explication à donner. C’était son bon plaisir de monarque. Aucun avocat ne sort indemne de cette ultime mission.
Avez-vous dû assister à une exécution par guillotine ?
Non ! Mais je voyais l’échafaud dans la cour de la prison de Barberousse (aujourd’hui Serkadji), à Alger, lorsque j’allais voir mes clients. Et puis j’ai vécu de près l’exécution de Christian Ranucci, 22 ans, en 1976, l’un des derniers guillotinés en France. Son avocat, Paul Lombard, me téléphone le 28 juillet 1976, vers 1 heure du matin. « Je viens d’apprendre que la grâce a été refusée par Giscard. Ranucci va être guillotiné. J’ai rendez-vous à 4 heures moins le quart aux Baumettes. » Il étouffe un sanglot. « C’est un gosse qu’ils vont massacrer ! Un gosse ! Une seule des contradictions du dossier aurait dû interdire sa mort ! »
Je suis bouleversée. Je lui conseille de prendre un somnifère. Il me supplie de ne pas raccrocher. « Que puis-je dire à un gosse qu’on envoie à la mort ? » Je ne sais pas. Je ne connais aucun mot capable d’apaiser un homme qu’on va couper en deux. Comment un pays civilisé peut-il en arriver là ? Comment peut-on mettre en place une machinerie pour tuer après des procès, des recours, des réflexions, des signatures ? « Parlez-lui, dis-je enfin. Anesthésiez-le de paroles. Prenez-lui la main. Et embrassez-le. »
La guerre d’Algérie vous a vite happée dans un tourbillon de procès politiques explosifs…
Je ne pensais pas que ces guerres feraient irruption dans ma vie avec une telle violence. J’ai foncé, à la fois avocate et témoin engagée. Je ne pouvais pas refuser. Et, de 1956 aux accords d’Evian, en 1962, je n’ai cessé de faire des allers-retours entre Alger et Paris, où j’étais désormais installée pour assurer la défense des Algériens arrêtés, insurgés, indépendantistes.
« Je n’ai jamais eu peur. Sauf une nuit, au centre de torture du Casino de la Corniche, à Alger, m’attendant à être exécutée »
C’était pour moi une évidence. Mais les pouvoirs spéciaux votés en 1956 [qui permettaient au gouvernement du socialiste Guy Mollet de poursuivre la guerre en Algérie] avaient pris le droit en otage. La justice n’était souvent qu’un simulacre. J’ai découvert, horrifiée, l’étendue des exactions commises par l’armée française, la torture érigée en système, les viols systématiques des militantes arrêtées, les condamnations sur aveux extorqués, sans compter les disparitions et exécutions sommaires. J’étais abasourdie.
Vous étiez l’une des rares femmes avocates à défendre les fellagas…
Oui, et j’étais assurément considérée comme une « traîtresse à la France » par les militaires et tenants de l’Algérie française. Il y avait des crachats, des huées, des insultes et des coups à l’arrivée au tribunal. Des coups de fil nocturnes – « tu ferais mieux de t’occuper de tes gosses, salope ! », des menaces de plastiquage de mon appartement et des petits cercueils envoyés par la poste. Je n’y ai longtemps vu que gesticulations et tentatives d’intimidation, jusqu’à l’assassinat, à Alger, de deux confrères très proches, puis la réception, en 1961, d’un papier à en-tête de l’OAS [Organisation de l’armée secrète, pour le maintien de la France en Algérie] qui annonçait ma condamnation à mort en donnant ordre à chaque militant de m’abattre « immédiatement » et « en tous lieux ». Je n’ai jamais eu peur. Sauf une nuit, au centre de torture du Casino de la Corniche, à Alger, où l’on m’avait jetée et où j’ai pensé avec culpabilité à mes fils de 3 et 6 ans, m’attendant à être exécutée.
Avez-vous rencontré le général Massu, le grand organisateur de toutes les exactions ?
Je me suis imposée un jour de 1957 dans son QG d’Alger. Sans rendez-vous, et dans un état de colère immense. J’avais attendu en vain un de mes clients à la prison de Barberousse. Il avait disparu de sa cellule, enlevé par les militaires pour de nouvelles séances de torture. J’ai couru sans réfléchir vers le bureau de Massu. Qui m’a reçu, contre toute attente. Visage osseux, fine moustache. Il a écouté patiemment mon flot de protestations et mes menaces de porter plainte pour enlèvement et séquestration. Et puis il a entrepris de défendre la torture. « Croyez-moi, pour avoir des renseignements, c’est efficace ! »
Je n’arrivais pas à croire qu’il tente sur moi son prosélytisme abject. « Tout de même, vous, une mère de famille, comment acceptez-vous que des assassins cachent des bombes dans des couffins et tuent des enfants ? » Il m’écœurait. J’ai demandé : « De Gaulle est d’accord ? – Ne mélangez pas tout ! », a-t-il répondu.
De retour à Paris, vous faisiez tout pour alerter la presse et chercher des soutiens parmi les intellectuels français…
J’ai appelé Hubert Beuve-Mery (1902-1989), le patron du Monde, qui a été formidable. « Venez me voir », m’a-t-il dit. Et quand je suis arrivée dans son bureau de la rue des Italiens, il a levé les bras : « Maître Halimi ! Vous avez l’air d’une étudiante ! » Il a voulu que je lui raconte en détail tout ce que je savais, promettant de m’envoyer le lendemain un journaliste qui écrirait un article. C’est d’ailleurs Le Monde qui a accueilli, le 2 juin 1960, la tribune de Simone de Beauvoir « Pour Djamila Boupacha », cette jeune militante du FLN [le Front de libération nationale algérien] que je défendais de toutes mes forces et qui avait été violée et torturée par les militaires français.
« “Le spéculum, vous l’avez mis dans la bouche ?” », a demandé le président du tribunal de Bobigny, en 1972, à la femme qui avait pratiqué l’avortement »
Le texte de Simone de Beauvoir était parfait, décrivant avec précisions les tortures atroces endurées par la jeune fille, y compris la pire : le viol par l’introduction dans son vagin du goulot d’une bouteille. Mais, là, le rédacteur en chef adjoint Robert Gauthier s’est cabré. « On ne peut pas écrire le mot “vagin” dans Le Monde, c’est impossible ! Sachez, madame, que nous sommes les héritiers du Temps ! » Le journal Le Temps devait bien écrire la vérité ! Simone de Beauvoir a menacé de retirer son texte. J’ai négocié et proposé de remplacer « vagin » par « ventre ». « C’est ridicule, Gisèle, grondait Simone de Beauvoir. Comment voulez-vous enfoncer une bouteille dans un ventre ? »
Parlez-nous de votre rencontre avec Simone de Beauvoir…
Essentielle, bien sûr ! J’avais lu Le Deuxième Sexe avec passion, je trouvais qu’elle y avait posé toutes les bases théoriques du féminisme. Il nous restait à en inventer les luttes. Et, quand je l’ai vu arriver avec Sartre, ce soir de septembre 1958, à un meeting soutenant le non au référendum de De Gaulle, j’étais terriblement impressionnée. Elle m’a glissé quelques mots gentils et suggéré que nous déjeunions ensemble. Quelle joie ! Dès lors, je l’ai beaucoup fréquentée et je n’ai cessé d’apprécier sa lucidité, sa rigueur, sa combativité. Elle restait ma référence.
Dans votre livre « Le Lait de l’oranger » (1988), vous avouez pourtant une petite déception : « J’attendais une sœur de combat, je découvrais une entomologiste »…
C’est vrai. Son manque de chaleur me troublait. On ne lui sautait pas au cou ! Et elle se barricadait devant la moindre émotion. Sans élan et sans affection pour les personnages de mes grandes affaires, qu’elle considérait essentiellement comme des « cas » utiles pour mener un combat.
Lors d’une conférence de presse du comité pour Djamila Boupacha, qu’elle présidait, j’avais demandé à sa jeune amie, Bianca Lamblin, de lire la lettre du père de Djamila, lui aussi torturé. Son récit était bouleversant, ses énumérations des tortures terribles. Bianca a éclaté en sanglots. Il y a eu un long silence, les journalistes retenaient leur souffle. Simone de Beauvoir a alors arraché la feuille des mains de Bianca et, d’une voix très sèche, a terminé le récit, très mécontente de l’incident. Elle ne supportait pas les failles. Mais elle était fiable ! C’était essentiel dans nos combats.
Vos relations avec Sartre étaient plus affectueuses…
Lui, je l’aimais comme un père ! J’avais infiniment plus d’intimité avec lui. D’ailleurs, quand j’ai eu un problème avec un de mes fils, c’est à lui que j’ai demandé conseil. C’était un juste. Un généreux. J’étais son avocate, et Dieu sait qu’il en avait besoin !
Pour ses affaires littéraires ou politiques ?
Pour tout ! Ses contrats, ses procès, ses impôts, les royalties de ses pièces jouées partout dans le monde sans qu’on lui paye les droits… Je cherchais à tout prix à le protéger et à lui épargner la moindre tracasserie. Il m’arrivait même de recevoir à sa place un metteur en scène qui rêvait de monter une de ses pièces, un acteur qui le sollicitait. Sa seule obsession était d’écrire. Le reste n’était que broutilles, et il trouvait toujours des excuses à ceux qui pirataient ses textes. Il se fichait de l’argent, et pourtant il avait des besoins, car il entretenait plusieurs personnes. C’était ainsi. Je faisais partie de ce que Simone de Beauvoir appelait « la famille » et nous dînions souvent à la maison autour d’un couscous.
En 1971, le manifeste des 343 femmes proclamant avoir avorté a lancé un sacré pavé dans la mare. Simone de Beauvoir, Françoise Sagan, Catherine Deneuve, Delphine Seyrig…
Et moi ! J’avais tenu à le signer malgré ma profession d’avocate et le blâme probable qui en résulterait. Car j’avais moi aussi, à 19 ans, connu la plus profonde détresse après un avortement réalisé par un jeune médecin sadique, un monstre, qui avait fait un curetage à vif en disant : « Comme ça, tu ne recommenceras pas. » J’ai beaucoup pleuré cette nuit-là, avec le sentiment qu’on m’avait torturée pour sanctionner ma liberté de femme et me rappeler que je dépendais des hommes. Mais je ne regrettais pas. La biologie m’avait tendu un piège. Je l’avais déjoué. Je voulais vivre en harmonie avec mon corps, pas sous son diktat.
Est-ce à partir de ce manifeste que vous avez créé le mouvement Choisir la cause des femmes ?
Oui. Car plusieurs femmes signataires ont été inquiétées et je me suis juré de les défendre toutes. Deneuve, Sagan ne risquaient rien, mais les autres ? Les « pas connues » ? Simone de Beauvoir a tout de suite été partante. Quant au nom – Choisir – il évoquait ce droit élémentaire pour les femmes de choisir de procréer ou pas.
Quelle effervescence alors dans votre cabinet !
Jour et nuit. Le jour, les femmes faisaient la queue, dans l’escalier de mon immeuble, pensant qu’il suffisait de s’inscrire chez moi pour avoir droit à un avortement. Le soir, jusque très tard, les militantes de Choisir fourmillaient d’idées, de débats, de projets. C’était stimulant, solidaire, inventif. Sans doute l’un des moments les plus extraordinaires de la vie des féministes.
Et puis est arrivé le procès de Bobigny, en 1972, dont vous avez fait un grand procès politique de l’avortement…
L’histoire était exemplaire, comme son héroïne, Michèle Chevalier, la mère si courageuse et si intègre de la jeune Marie-Claire, violée à 16 ans et accusée de s’être fait avorter. Alors, oui, j’ai choisi d’en faire un procès politique et de m’adresser, au-dessus de la tête des magistrats, à l’opinion publique et au pays. Les accusées reconnaissaient les faits, ne s’en excusaient pas, ne les regrettaient pas. Et, avec leurs témoins, elles faisaient le procès d’une loi et d’un système ineptes. Pendant que je plaidais, j’entendais la foule, aux portes du tribunal, crier avec Delphine Seyrig : « Libérez Marie-Claire ! » ou « Nous avons toutes avorté ! » Ça porte, vous savez. Comme la colère que je ressentais devant ces hommes qui allaient nous juger et qui ne savaient rien de la vie d’une femme.
« Vous l’avez mis dans la bouche ? », avait demandé le président du tribunal à la femme qui avait pratiqué l’avortement. Quelle honte ! Une magistrate n’aurait jamais posé une question aussi stupide !
Le procès de Bobigny a ouvert la voie à la loi autorisant l’avortement en 1975. Quels étaient vos rapports avec Simone Veil ?
On s’aimait beaucoup. J’ai longuement travaillé avec elle et j’ai vu grandir son féminisme. Elle m’invitait à déjeuner chez elle et n’hésitait pas à chasser son mari pour qu’on puisse papoter tranquillement : « Antoine, tu nous gênes ! » Ou bien elle m’emmenait en virée dans sa voiture avec chauffeur à la recherche d’un bistrot, moche et bien planqué, où elle pourrait fumer sans être reconnue… car elle était alors ministre de la santé. On buvait un verre de vin et on s’amusait en passant en revue le gouvernement ou en évoquant nos maris et nos fils.
C’est le moment d’évoquer Claude Faux, votre mari…
Claude, mon merveilleux compagnon pendant soixante ans… Je l’ai perdu il y a deux ans et je me rends compte chaque jour à quel point c’est irrattrapable. J’éprouve un manque terrible. Nous étions si bien ensemble. C’était un avocat, mais c’était surtout un poète. Il avait été le secrétaire de Sartre. Aragon et l’artiste Jean Lurçat étaient nos témoins de mariage. Et nous avions mille complicités sur des choses fondamentales qui étaient pour nous des raisons de vivre. On parlait le soir. On parlait sans cesse. Et je n’ai pas connu d’homme plus féministe. On me l’enviait à Choisir ! Il me donnait des idées, des conseils : « Tiens, tu devrais travailler là-dessus, ce truc ferait avancer les femmes… »
Et plus que jamais ! Je suis encore surprise que les injustices faites aux femmes ne suscitent pas une révolte générale.
Que prônez-vous ?
La sororité ! Depuis toujours ! La solidarité ! Quand les femmes comprendront-elles que leur union leur donnerait une force fabuleuse ? Désunies, elles sont vulnérables. Mais, ensemble, elles représentent une force de création extraordinaire. Une force capable de chambouler le monde, sa culture, son organisation, en le rendant plus harmonieux. Les femmes sont folles de ne pas se faire confiance, et les hommes sont fous de se priver de leur apport. J’attends toujours la grande révolution des mentalités. Et je dis aux femmes trois choses : votre indépendance économique est la clé de votre libération. Ne laissez rien passer dans les gestes, le langage, les situations, qui attentent à votre dignité. Ne vous résignez jamais !
Frédéric Boyer revient sur les propos tenus par Michel Houellebecq dans la revue Front Populaire, et pour lesquels la Grande Mosquée de Paris a annoncé qu’elle porterait plainte. L’auteur critique le romancier qui ne trouverait comme remède à son mal-être que « la désignation obsessionnelle d’un bouc émissaire.
Pourquoi ai-je été consterné par une telle haine des autres qui, dans son expression grotesque jusqu’au monstrueux, ne trahit qu’un profond sentiment de ridicule et de dépréciation de soi ? Dans le dernier hors-série de la revue Front populaire, et dans un entretien avec Michel Onfray, Michel Houellebecq estime que « le souhait de la population française de souche » est « que les musulmans cessent de les voler et de les agresser ». Et il ajoute : « Quand des territoires entiers seront sous contrôle islamique, je pense que des actes de résistance auront lieu. Il y aura des attentats et des fusillades dans des mosquées, dans des cafés fréquentés par les musulmans, bref des Bataclan à l’envers. »
Bouffonnerie abjecte du romancier, qui n’a d’autre refuge que la désignation obsessionnelle d’un bouc émissaire à son malaise, ses échecs, son désespoir. Ce bouc émissaire est celui que, plus ou moins secrètement, nous jalousons, que nous admirons et envions, jusqu’à déformer notre admiration au miroir de l’exécration.
Aveu de bêtise
Certains d’entre nous semblent ainsi fascinés par la terreur commise au nom d’un islam fanatisé. Leur effroi est fait d’une admiration noire, abominable, comme le négatif vengeur de leur propre dépréciation et de la haine du monde dans lequel ils vivent. Leur impuissance existentielle se retourne comme un gant sur la projection abjecte d’un islam en crise, et sur la confusion panique qui n’est qu’un aveu de leur bêtise et de leur défaite devant l’exigence de pensée et le courage d’affronter l’obscurité des temps.
Se complaire à annoncer « la fin de l’Occident », le désastre de « nos valeurs », ce n’est en rien désigner la cause de nos difficultés, ce n’est que l’alibi imaginaire, médiocre et pathétique, de notre propre impuissance à penser, à vivre, à désirer.
Fondamentalisme
La Grande Mosquée de Paris annonce porter plainte contre Michel Houellebecq. Je ne suis pas certain que ce soit forcément la réponse la plus efficace. Une condamnation ne serait qu’un dérisoire trophée de plus, qui viendrait alimenter la même haine grotesque et la même croyance en sa propre déchéance vécue par inversion comme une gloire imaginaire. La meilleure réponse serait de travailler collectivement à la déconstruction de tous les fondamentalismes, foyers de haine et d’incompréhension.
Les propos de Houellebecq relèvent eux-mêmes d’un fondamentalisme, par fascination et mimétisme inversé du fondamentalisme musulman (à la violence, n’avoir que la violence comme réponse) et, par extension, de toute pensée littérale, de toute négation du travail herméneutique sur les textes et sur la vie. Les propos de Michel Houellebecq ne sont pas simplement une « provocation à la haine contre les musulmans », mais une révélation de la haine qu’il se voue et de celle qu’il voue au monde dans lequel il vit. Et dont le musulman devient ici le bouc émissaire.
Un prodige de compassion
La violence de l’autre ne peut pas servir d’alibi à notre propre passion pour la violence jusqu’à confondre tous les autres dans cette passion mortifère, y compris nous-mêmes par haine de soi. Désigner un bouc émissaire ne suffit jamais à rétablir une identité perdue, elle-même fantasmée pour ne pas être confrontés à notre propre douleur et notre propre désastre. « Qui cherche la vérité de l’homme doit s’emparer de sa douleur, par un prodige de compassion, et qu’importe d’en connaître ou non la force impure ? », déclarait Bernanos dans son roman La Joie.
Par ces temps délétères, ce qui nous manque le plus ce n’est pas la haine, qui se répand, hélas, comme le feu, mais « un prodige de compassion », capable d’ouvrir des voies inespérées jusque dans les impasses de la haine. Mais pour cela, il faut aussi avoir conscience du grotesque de notre propre peur et haine du monde.
L’ancien président, qui s’est lancé dans une nouvelle course à la Maison Blanche pour 2024, n’avait pas fait connaître ses revenus, à l’inverse de tous ses prédécesseurs depuis les années 1970.
Leur publication est un revers supplémentaire pour l’ancien locataire de la Maison Blanche. Les déclarations de revenus de l’ancien président Donald Trump ont été rendues publiques, vendredi 30 décembre, par une commission parlementaire américaine, à l’issue d’une longue bataille judiciaire.
Donald Trump, qui s’est lancé dans une nouvelle course à la Maison Blanche pour 2024, n’avait pas fait connaître ses déclarations au fisc, à l’inverse de tous ses prédécesseurs depuis les années 1970, suscitant de nombreuses questions sur leur contenu.
Donald Trump a vivement dénoncé cette décision dans un communiqué à CBS vendredi, assurant toutefois que ces déclarations « ne font que montrer une fois de plus [sa] réussite ».
Le manque de transparence de Donald Trump, qui a fait de sa richesse un argument de campagne, alimente depuis des années les spéculations sur l’étendue de sa fortune ou sur de potentiels conflits d’intérêts.
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Un rapport parlementaire distinct sur le fisc américain a par ailleurs montré que ce dernier n’avait pas fait ce qu’il devait faire pendant presque tout le mandat de Donald Trump. « C’est un échec majeur du fisc américain », avait dénoncé le chef de la commission parlementaire chargée du dossier, l’élu démocrate Richard Neal.
Le Monde avec AFP
Publié aujourd’hui à 17h31, mis à jour à 18h54https://www.lemonde.fr/international/article/2022/12/30/etats-unis-les-declarations-de-revenus-de-donald-trump-rendues-publiques-a-l-issue-d-une-longue-bataille-judiciaire_6156120_3210.html.
Sur une idée du Guide suprême Khameini, la chanson « Salâm farmândeh » (Salut commandant), lancée ce printemps 2022, est un succès foudroyant en Iran. Aussitôt exportée dans les mondes chiites, le tube donne lieu à une multitude de versions locales. Leur tonalité reflète les adhésions et les réserves face à la puissance de l’Iran.
L’émotion qu’il suscite et une campagne de promotion bien orchestrée sur les réseaux sociaux ont forgé le succès d’un nouvel objet de propagande, un clip vidéo. Avec des paroles où s’imbriquent le politique et le religieux, « Salut commandant » (Salâm farmândeh) vise le public des enfants, vus comme la future armée du messie attendu par les chiites, le Mahdi… et de son représentant Ali Khamenei. En Iran, puis partout où se trouvent des communautés chiites, « Salut commandant » s’est répandu comme une trainée de poudre ces derniers mois, devenant viral sur le Net. Toutefois, le modèle iranien y est adapté, revisité dans de multiples versions, et parfois contesté. L’hégémonie de l’Iran a ses limites et ses détracteurs.
Entre la chanson à gestes pour enfants et l’hymne national, « Salut commandant » se présente, dans sa version originale devenue une sorte de matrice, comme une performance réalisée par un chanteur et un groupe d’enfants que l’on voit arriver un à un, pour former le chœur ; filmée, elle devient un clip. La mélodie se retient facilement, l’instrumentation est simple, tout comme les paroles et les rimes, les gestes faciles à reproduire.
Ils commencent par un salut militaire, répété dès que les paroles reprennent, Salâm farmândeh. Toute l’ambiguïté du chant est là : farmândeh signifie commandant en persan et ce n’est pas, habituellement, la manière dont les fidèles s’adressent à l’Imam du temps, le Mahdi, ni en Iran ni ailleurs. Ici le locuteur — un enfant — interpelle à la fois Ali Khamenei (« Guide de la Révolution » et chef des armées) et le Mahdi à qui il exprime amour et dévotion, mais aussi allégeance et obéissance jusqu’au sacrifice. Il se déclare prêt à accueillir l’Imam du temps et se porte volontaire dans l’armée des 313 soldats que celui-ci dirigera contre les tyrans pour rétablir la justice sur terre.
Bien que je sois petit, je te promets de devenir le commandant de ton armée. Mon âme, la vie est dénuée de sens sans toi… Je te salue, sur la ligne des 313 soldats. Je fais le serment de devenir ton Qassem quand tu auras besoin de moi… de devenir ton serviteur comme Bahjat… et les martyrs inconnus.
Ces noms font référence à des personnages fameux : Qassem Soleimani, commandant de la force Al-Qods des Gardiens de la révolution, tué dans une frappe américaine en 2020, à Bagdad ; le cheikh Bahjat, autorité religieuse et mystique iranien décédé en 2009 ; les martyrs des guerres menées par l’Iran.
La presse iranienne elle-même le relève, le chant « brouille magistralement les pistes entre l’Imam caché et son député qui est l’ayatollah Khamenei ». Le texte est à la fois un engagement théologique où le fidèle renoue son pacte avec l’Imam et un credo politique où il fait le serment de servir le régime, voire de donner sa vie pour lui. L’émotion est intense, bon nombre d’enfants en pleurent et les caméras ne ménagent pas les gros plans sur les plus expressifs d’entre eux.
UN CHANT DESTINÉ AUX ENFANTS
À plusieurs reprises depuis 2014, Ali Khamenei avait appelé son entourage à se mobiliser et demandé aux artistes d’imaginer un chant que pourraient fredonner les enfants sur le chemin de l’école. Conscient du pouvoir de persuasion de la culture populaire si prégnante dans le chiisme, il affirmait vouloir ainsi toucher la génération des années 1390 du calendrier persan, qui commence en 2011, c’est-à-dire des enfants âgés d’une dizaine d’années.
La réponse à ses appels émana d’un obscur chanteur de la région du Gilan, Abuzar Ruhi et du groupe Mah. Ils présentèrent « Salâm Farmândeh » pour la première fois dans leur ville de Langrud à l’occasion de l’anniversaire de la naissance du Mahdi, en mars dernier. Puis Abuzar Ruhi entama une tournée en Iran et se produisit dans les lieux les plus symboliques de l’histoire du pays et du chiisme : Jamkarân, Takht-e Jamshit (Persépolis), Qom, Ispahan, Shiraz, etc. Le 26 mai, dans le stade Azadi de Téhéran, une foule de 100 000 personnes, des enfants et leurs familles portant des drapeaux iraniens ou arborant des tee-shirts Salâm Farmândeh vinrent chanter ensemble en lisant les paroles sur un énorme prompteur.
La campagne de promotion était lancée : Abuzar Ruhi alla chanter auprès d’enfants cancéreux à l’hôpital, les rassemblements se multiplièrent, générant autant de clips filmés qui se diffusèrent sur la toile, et « Salâm Farmândeh » se transforma, comme le releva la presse officielle, en un véritable phénomène social en Iran.
Cependant, les réactions ne se firent pas attendre. Alors même que le chant et ses promoteurs déplaçaient les foules à Téhéran, la colère grondait, par suite de l’effondrement d’un immeuble à Abadan qui fit des dizaines de victimes et à la répression des manifestations qui s’ensuivirent. Les gens qui se plaignaient de la cherté de la vie et des difficultés du quotidien n’étaient pas touchés par cet « hymne du ciel », comme l’appela le commandant des pasdarans. Si certains observateurs louaient la pudeur des filles chantant dûment voilées dans leurs tchadors, des Iraniens et des Iraniennes, à l’intérieur et à l’extérieur du pays, réagirent à ce puritanisme sur les réseaux sociaux en postant des parodies de la performance, avec force danses, mimiques éloquentes, ou dévoilements provocateurs.
Détracteurs et humoristes ne manquèrent pas de s’emparer de cette facette du phénomène Salâm farmândeh. À l’extérieur de l’Iran, d’autres critiques fusèrent sur l’idéologie véhiculée par un chant vu comme un cheval de Troie iranien, l’instrumentalisation et l’endoctrinement des enfants, le caractère hollywoodien de la diffusion, la privation des communautés chiites extérieures de leur identité.
À TRAVERS LES MONDES CHIITES
« Salâm farmândeh » fut aussi exporté par ses promoteurs et se répandit rapidement dans les mondes chiites durant l’été, tel un phénomène de mode. Très tôt, les clips issus des rassemblements iraniens furent sous-titrés en arabe, en anglais ou en ourdou pour en élargir le public. Ensuite, Abuzar Ruhi partit en tournée au Pakistan, au Liban, en Irak et, ailleurs, des performances calquées sur le modèle iranien furent organisées grâce aux relais de l’Iran — centres culturels, centres islamiques, écoles, etc.
Les paroles de « Salâm farmândeh » furent traduites ou adaptées dans des langues diverses (arabe, turc, turkmène, azéri, ourdou, pashto, balti, haoussa, swahili, russe, anglais, etc.) et sa mise en scène reproduite à différentes échelles, en fonction de la taille et des moyens des communautés, mais aussi de leur proximité avec l’idéologie de la République islamique. Le résultat est une production foisonnante de versions qui sont pour certaines conformes au modèle original et aux codes de sa mise en scène (gestuelle ; portraits de Khamenei, de Soleimani, de Khomeini ; tchador pour les filles, parfois uniformes paramilitaires pour les garçons), alors que d’autres le nuancent, s’en éloignent, voire le détournent et le concurrencent pour marquer une prise de distance avec la Révolution et son Guide. Cette production reflète une géographie des positionnements par rapport à l’Iran comme à l’idéologie qu’il prêche et donne une large palette des manières de concevoir le chiisme et, particulièrement, la dévotion au Mahdi.
DES PERFORMANCES DU NIGERIA À L’AZERBAÏDJAN
Des communautés proches de l’Iran reprirent « Salâm Farmândeh » dès le mois de juin, à Kargil, au Cachemire, en Turquie, au Nigeria, où les enfants d’une école furent regroupés pour chanter en haoussa, en présence du cheikh Ibrahim Zakzaky, leader du Mouvement islamique du Nigeria. Plusieurs performances furent enregistrées à Bakou, dont une où les chanteurs étaient masqués : il n’est pas facile de prôner un chiisme politique militant, aujourd’hui, en Azerbaïdjan. « Salut mon imam » fut chanté en version russe à Derbent au Daghestan
En Syrie, des enfants et des jeunes des villages de Nubl et Zahra chantèrent la version arabe du modèle original en tenant des portraits de leaders iraniens et de Hasan Nasrallah. Puis ceux du quartier Zayn al— ‘Abidin, à Damas, firent de même pour réaliser un clip qui se termine par l’image d’un jeune homme faisant un salut militaire devant le mausolée de Sayyida Zaynab.
Au Liban, rompu aux opérations de communication, le Hezbollah produisit un clip qu’il présenta comme la version officielle libanaise et les scouts du Mahdi organisèrent des rassemblements des partisans dans la Bekaa (Hermel), la banlieue sud de Beyrouth ou le Sud-Liban. La version du Hezbollah, dans ses paroles comme dans les portraits brandis par les participants, prend modèle sur la version iranienne et y ajoute ses héros (Hasan Nasrallah, Imad Moughniyeh, Ragheb Harb, etc.). « Ce n’est pas un chant, c’est une frappe de missile !.. » lança un cheikh proche du parti, ajoutant, dans une rhétorique bien rôdée, que cette opération déjouait les conspirations de l’arrogance mondiale.
D’autres communautés chiites ne se sont pas strictement alignées sur le modèle iranien, soit par crainte des représailles ou souci de discrétion vis-à-vis de leurs autorités locales, soit pour prendre des distances avec l’Iran, tant politiques que culturelles. Il s’agissait, aussi, d’ancrer le chiisme dans le pays. À Londres, les paroles de la version anglaise furent dépolitisées.
À Dar-Es-Salam, les paroles furent adaptées en swahili et transformées ; les chanteurs agitaient le drapeau tanzanien, s’adressant au Mahdi : « Nous nous sommes unis, tu peux apporter la paix ». Aucun référent politique dans leur prestation qui attire les congratulations d’usage, sur internet. Pas plus de contenu politique dans la version française : si le modèle iranien en est la matrice, les paroles ont été arrangées. Tournée au pied de la tour Eiffel ce qui, comme d’autres versions, affiche une situation géographie claire si ce n’est stéréotypée, elle est signée « la jeunesse chiite de France », un groupe qui ne dit pas son nom.
En arabe, face à la version du Hezbollah qui revendique deux millions de vues en ligne, une autre version affiche, elle, 12 millions de vues : un clip produit en juin de manière très professionnelle par des chiites du Bahreïn qui véhicule des images de paix et de douceur (une femme fait voler une colombe au bord de la mer, les enfants sont vêtus de blanc et les paysages sereins).
Celui-ci n’utilise pas de référents politiques, mais des codes renvoyant aux rituels chiites : les enfants se nouent mutuellement un ruban vert autour du poignet, ils portent de grands drapeaux blancs « Ô Mahdi », ne font pas le salut militaire, mais lèvent le bras en avant. La teneur du discours est à l’avenant, uniquement théologique, centrée sur le pacte de fidélité envers l’imam et l’attente de son retour. Cette version s’est imposée sur le Net et est devenue un modèle concurrent dont le texte est traduit ou adapté en d’autres langues.
LE CAS IRAKIEN
Dans les mondes chiites, les réactions d’adhésion, d’accommodement, ou de rejet de l’emprise iranienne sont souvent plus subtiles qu’il n’y paraît. Le « grand frère iranien » est d’emblée vu comme le fer de lance du chiisme avec lequel chaque communauté entretient des liens plus ou moins serrés, fondés sur des accointances linguistiques, historiques, culturelles, ou politiques, qui génèrent une forme de diplomatie particulière. Quant au régime iranien, après avoir œuvré pour exporter sa Révolution, il a opté pour une politique de soft power vers l’extérieur, mais ne s’empêche pas des formes d’intrusion plus énergiques.
L’Irak voisin, considéré comme « pouvoir chiite » après 2003, en a fait l’expérience puisque l’Iran y projette son État profond et y entretient des milices vouées à sa cause. On a vu, depuis les slogans contre la mainmise de l’Iran lors des manifestations populaires de 2019 jusqu’aux tensions récentes, que la pression politique et économique iranienne ne s’y exerce pas sans heurts. Si l’on ajoute les discrètes, mais fermes réserves de la marja‘iyya (l’autorité religieuse) face à l’Iran dans le contexte de la préparation de la succession d’Ali Sistani, on comprend tout l’intérêt de s’arrêter sur la réception de l’opération Salâm farmândeh en Irak.
Les premiers rassemblements furent organisés en juin à Basra par les partisans des milices du Hachd al-cha‘bî (mobilisation populaire) constitué à la suite de la fatwa d’Ali Sistani appelant à défendre le pays contre l’organisation de l’État islamique (OEI). Toute l’ambiguïté du Hachd, donc certaines factions sont très proches de l’Iran, voire actionnées par lui, mais qui clame son allégeance à Sistani, transparaît dans les nombreux clips réalisés. Les participants portent des tenues militaires, montrent des portraits de Qassem Soleimani et d’Abou Mahdi Al-Muhandis (tué avec le précédent dont il était l’alter ego irakien), affichant ainsi leur allégeance à l’Iran, mais, en même temps, ils montrent aussi des portraits de Sistani.
L’allusion à « Sayyid Ali », dans « Salut mon imam du temps », ne renvoie pas à Khamenei comme dans le modèle iranien, mais à Sistani, en rappelant la fatwa qui permit la création du Hachd. Toutefois, même si le drapeau que brandissent les participants est celui de l’Irak ou du Hachd, cette version reflète, pour bon nombre d’Irakiens, la présence iranienne dans le pays. Quant à Ali Sistani, son désaccord avec les milices pro-iraniennes est connu. Une autre performance de la même veine fut organisée dans la mosquée de Sahla, à Koufa, dont la tradition dit qu’elle sera le lieu de résidence du Mahdi à sa réapparition. Sans compter la tournée d’Abuzar Ruhi, de Kirkouk à Karbala en passant par Bagdad et Samarra, où il fut filmé en train de chanter « Salâm farmândeh » lors de sa visite du sanctuaire, face contre la châsse du tombeau de l’imam.
À Karbala, il donna une performance, toujours en persan, dans le vaste espace qui se situe entre les deux sanctuaires de Hussein et de ‘Abbas, haut lieu de la piété chiite et de la convivialité pèlerine. « L’Iran, le Liban et l’Irak ne peuvent être séparés ! », déclara-t-il avant sa prestation. Face à lui, le public avait surtout apporté des drapeaux irakiens et des portraits de Sistani…
LA RELIGIOSITÉ MISE EN AVANT
Un clip fut réalisé par Karbala TV, avec Mohamed Ghuloom, le même chanteur que la version bahreïnie, entouré d’enfants. Il se déroule à Karbala, près d’un mausolée dédié au Mahdi et d’autres sanctuaires de la ville. Ni drapeaux ni portraits, mais des rubans verts, des bougies, quelques garçons vêtus à l’ancienne, le châle vert des sayyid enroulés sur des tarbouches comme les serviteurs des lieux saints. Piété et légitimité religieuse sont mises en avant.
Les célébrations de l’Achoura en août auraient pu détourner l’attention, mais ce ne fut pas vraiment le cas. « Salâm farmândeh » a continué de faire l’objet de réappropriations. La mélodie et le scénario de base mettant en scène des enfants ont été utilisés pour la production d’autres performances et d’autres clips dont, cette fois, le sujet est Hussein, tel « Husayn mawlânâ » (Hussein notre maître), produit au Bahreïn et ensuite repris au Liban par les scouts du mouvement Amal… L’histoire de cette chanson culte n’est pas terminée.
13 SEPTEMBRE 2022
SABRINA MERVIN
Directrice de recherche au CNRS, membre de l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam).
A l’heure où, au-dessus de nos têtes, un ballet aéronautique dessine des lignes bien droites vers les lieux de rêve où nos contemporains vont fêter le passage vers une nouvelle année, plus bas, bien plus bas, d’autres, pour venir jusqu’à nous, s’engagent dans une périlleuse recherche de passages, de frontière en frontière, entre la mer, les sables, les murs et les barbelés.
Souvenirs… Après une interminable traversée du Sahara sur le pont d’un camion, entre l’Algérie et le Niger, on découvrait la ville d’Agadez comme un centre logistique pour tous ceux qui tentaient la redoutable traversée du désert en direction de Nord. Une bande de passeurs ordinaires, commerçants, convoyeurs, migrants rescapés d’un naufrage abreuvant de leurs conseils les nouveaux candidats à l’exil, s’y affairait, au vu et au su de tout le monde. Depuis 2015, une nouvelle loi, sur le modèle de celles adoptées par la plupart des gouvernements européens, criminalise toute forme d’entraide, favorisant, paradoxalement, le développement d’un trafic de passeurs clandestins, mieux organisés, impitoyables, jouant avec la vie et la mort des demandeurs d’asile. Si Agadez me revient en mémoire, c’est parce qu’aujourd’hui, c’est là que des bus en provenance d’Algérie ou de Libye déversent les déportés de l’asile, celles et ceux devant qui le passage de la Méditerranée est resté fermé parce qu’ils n’avaient pas de quoi payer le passeur.
Obnubilés par l’idée que ce sont ces organisations criminelles et elles seules qui sont responsables de l’afflux de requérants, comme si, sans elles, aucun être humain ne pouvait ressentir l’impérieuse nécessité de sauver sa peau en fuyant la guerre ou la misère, les gouvernements leur ont déclaré la guerre. Mais il ne faut pas confondre le symptôme et la cause. Surtout parce que la figure du passeur est loin d’être univoque: c’est une zone grise qui comporte autant de bienfaiteurs et de sauveteurs que d’opportunistes ou de crapules. Toutes et tous sont criminalisés et condamnés, sauf probablement les plus redoutables! Parfois, ce sont les victimes des crapules, les migrants eux-mêmes, qui se trouvent inculpés comme passeurs. Il suffit pour cela que les garde-côtes et les agents de Frontex aient repéré, un peu au hasard, celui qui, sur une embarcation, tient le gouvernail, ou la boussole, ou même le téléphone pour les secours, pour l’envoyer en prison sans ménagements et pour longtemps.
Et si ça ne marche pas, il y a plus vicieux: pourquoi ne pas délocaliser ces indésirables? Pour la ministre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne (mais elle n’est pas la seule), les expédier au Rwanda serait la solution idéale! Et conforme au droit, puisque les demandes d’asile seraient examinées sur place et, le cas échéant, le droit de séjour octroyé. Mais attention: pour le Rwanda, pas pour l’Angleterre! Ironie: c’est la construction d’un passage facilité vers ce pays, le tunnel sous la Manche, qui a eu pour effet de multiplier les périlleuses traversées sur des embarcations de fortune et les noyades tragiques quand les secours font la sourde oreille.
En réalité, les passeurs se comptent aussi du côté des gouvernements qui déplacent des migrants d’un coin à l’autre du monde: par car de Tripoli à Agadez, par vol spécial, de Lausanne en Georgie, ou de Londres à Kigali, par train de Genève en Grèce et de Berne en Croatie. Le système Dublin est une agence de passeurs. Tout cela me fait penser au nocher Charon, le passeur des enfers de la mythologie grecque, qui, moyennant obole placée par les vivants dans la bouche des morts, faisait passer le fleuve Styx aux trépassés. Comme lui, nos autorités acheminent des cercueils vers les pays d’origine des noyés, ou vers l’Afghanistan quand le demandeur d’asile menacé de renvoi a choisi la mort plutôt que l’expulsion…
Au tournant de l’année, il conviendrait sans doute de finir sur une note positive. A cet égard, on peut souligner que les migrants qui parviennent jusqu’à nous ont accompli une véritable prouesse! Pendant parfois des années, ils ont cherché les passages et les passeurs, résisté aux violences et aux chantages, subi l’enfermement et la torture, côtoyé la mort. A leur arrivée, ils sont donc riches de capacités d’endurance, de résilience, de savoir-faire et d’entraide. Ils deviennent des passeurs d’espoir, ce qui devrait leur valoir l’octroi immédiat d’un permis de séjour! Ils ne sont pas les seuls. Je pense aussi à toutes celles et ceux qui se mobilisent, inlassablement, pour leur venir en aide et à toutes celles et ceux qui nous font vibrer d’émotion, de bonheur et de reconnaissance pour leurs actions ou leur créativité. «Ce n’est pas par la tête que les civilisations pourrissent. C’est d’abord par le cœur», écrivait Aimé Césaire. En écho j’entends chanter Gilles Vigneault: «Jamais les fleurs du temps d’aimer/ n’ont poussé dans un cœur fermé/ La nuit, le jour/l’été, l’hiver/Il faut dormir le coeur ouvert.»
VENDREDI 30 DÉCEMBRE 2022ANNE-CATHERINE MENÉTREY-SAVARY
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