Texte de Frantz Fanon publié dans El Moudjahid, N° 10, septembre 1957
La Révolution algérienne, par l’inspiration profondément humaine qui l’anime et son culte passionné de la liberté, procède depuis trois ans à la destruction méthodique d’un certain nombre de mystifications.
Certes, la Révolution algérienne restitue ses droits à l’existence nationale. Certes, elle témoigne de la volonté du peuple. Mais l’intérêt et la valeur de notre Révolution résident dans le message dont elle est porteuse.
Les pratiques authentiquement monstrueuses qui sont apparues depuis le 1er novembre 1954 étonnent surtout par leur généralisation… En réalité, l’attitude des troupes françaises en Algérie se situe dans une structure de domination policière, de racisme systématique, de déshumanisation poursuivie de façon rationnelle. La torture est inhérente à l’ensemble colonialiste.
La Révolution algérienne, en se proposant la libération du territoire national, vise, et la mort de cet ensemble, et l’élaboration d’une société nouvelle. L’indépendance de l’Algérie n’est pas seulement fin du colonialisme mais disparition, dans cette partie du monde, d’un germe de gangrène et d’une source d’épidémie.
La libération du territoire national algérien est une défaite pour le racisme et l’exploitation de l’homme ; elle inaugure le règne inconditionnel de la Justice.
La véritable contradiction
Les guerres de libération nationale sont souvent présentées comme exprimant les contradictions internes des pays colonialistes. La guerre franco-algérienne, bien que s’inscrivant dans un contexte historique caractérisé par l’éclosion simultanée et successive de mouvements de libération nationale, présente des particularités propres.
Colonie de peuplement déclarée territoire métropolitain. L’Algérie a vécu sous une domination policière et militaire jamais égalée en pays colonial. Ceci s’explique d’abord par le fait que l’Algérie n’a pratiquement jamais déposé les armes depuis 1830. Mais surtout, la France n’ignore pas l’importance de l’Algérie dans son dispositif colonial, et rien ne peut expliquer son obstination et ses incalculables efforts, sinon la certitude que l’indépendance de l’Algérie entraînera à brève échéance l’écroulement de son empire.
L’Algérie, située aux portes de la France, permet au monde occidental de voir dans le détail et comme au ralenti les contradictions de la situation coloniale. L’appel au contingent français, la mobilisation de plusieurs classes, le rappel des officiers et des sous-officiers, les invitations au sacrifice lancées périodiquement au peuple, les impôts et le blocage des salaires ont engagé la totalité de la Nation française dans cette guerre de reconquête coloniale.
L’enthousiasme généralisé, et quelquefois véritablement sanguinaire, qui a marqué la participation des ouvriers et des paysans français à la guerre contre le peuple algérien a ébranlé dans ses fondements la thèse d’un pays réel qui s’opposerait au pays légal.
Selon une phrase significative d’un des Présidents du Conseil français, la Nation s’est identifiée avec son armée qui se bat en Algérie.
La guerre d’Algérie est faite consciencieusement par tous les Français et les quelques critiques exprimées jusqu’ici par quelques individualistes évoquent uniquement certaines méthodes qui « précipitent la perte de l’Algérie ». Mais la reconquête coloniale dans son essence, l’expédition armée, la tentative d’étouffer la liberté d’un peuple ne sont pas condamnées.
La torture, nécessité fondamentale du monde colonial
Depuis quelques temps on parle beaucoup de tortures appliquées par les soldats français aux patriotes algériens. Des textes abondants, précis, effroyables, ont été publiés. Des comparaisons historiques ont été faites. Des personnalités étrangères, et parmi elles des Français, ont condamné ces pratiques.
Les Français qui s’insurgent contre la torture, ou en déplorent l’extension, font immanquablement penser à ces belles âmes dont parlait tel philosophe, et l’appellation « d’intellectuels fatigués » qui leur est donnée par leurs compatriotes Lacoste et Lejeune est très pertinente On ne peut à la fois vouloir le maintien de la domination française en Algérie et condamner les moyens de ce maintien.
La torture en Algérie n’est pas un accident, ou une erreur, ou une faute. Le colonialisme ne se comprend pas sans la possibilité de torturer, de violer ou de massacrer.
La torture est une modalité des relations occupant-occupé.
Les policiers français, qui pendant longtemps ont été les seuls à pratiquer ces tortures, ne l’ignorent pas. La nécessité de légitimer les tortures a toujours été considérée par eux comme un scandale et un paradoxe.
La torture, style de vie
Il reste que le système a des accidents, des pannes. Leur analyse est d’une extrême importance.
Au cours du premier trimestre 1956, des cas de policiers à la limite de la folie se sont révélés nombreux.
Les troubles qu’ils présentaient au sein du milieu familial (menaces de mort adressées à leur femme, sévices graves sur leurs enfants, insomnies, cauchemars, menaces continuelles de suicide9 et les fautes professionnelles dont ils se sont rendus coupables (rixes avec des collègues, laisser-aller dans le service, manque d’énergie, altitudes irrespectueuses avec leurs chefs) ont nécessité à maintes reprises des soins médicaux, l’affectation dans un autre service ou, plus souvent, une mutation en France.
L’apparition multiple d’organismes révolutionnaires dynamiques, les réactions foudroyantes de nos fidayîns, l’implantation du F.L.N. sur l’ensemble du territoire national posaient aux policiers français des problèmes insurmontables. Le qui- vive permanent auquel les condamnait le F.L.N. semblait devoir expliquer l’irritabilité des policiers.
Or, rapidement, les policiers s’expliquent.
Ils frappent durement leurs enfants car ils croient être encore avec des Algériens.
Ils menacent leurs femmes car « toute la journée, je menace et j’exécute ».
Ils ne dorment pas, parce qu’ils entendent les cris et les lamentations de leurs victimes.
De tels faits posent évidemment certains problèmes. Sommes-nous en présence d’hommes torturés par le remords ?
S’agit-il d’une révolte de la conscience morale ?
Les tortures reconnues par ces policiers constituent-elles des exceptions ?
L’existence de ces policiers à la limite du pathologique indique-t-elle le caractère inhabituel, inaccoutumé, somme toute illégal de la torture ?
Autrement dit, le policier tortionnaire est-il en contradiction avec les « valeurs » de son groupe et du système qu’il défend ?
Après avoir nié l’existence des tortures en Algérie, les Français ont utilisé un double argument.
D’abord, a-t-il été affirmé, il s’agit de cas exceptionnels.
La plus grande démission des intellectuels français est d’avoir toléré ce mensonge. Des sanctions vont être prises, a dit le Gouvernement français, mais nous ne devons pas les rendre publiques. Comme si la torture d’un homme ou le massacre organisé ne relevaient pas tous deux du droit criminel public. La passion de la vérité et de la justice ne peut, sans se contester, accepter pareille supercherie.
La fuite devant les responsabilités
Mais les témoignages se faisaient de plus en plus nombreux, les tortures se révélant de moins en moins exceptionnelles, toute responsabilité fut rejetée sur des éléments étrangers servant dans l’armée française. Ce deuxième argument est important. Il montre à la fois le cynisme des autorités françaises et l’impossibilité croissante de ruser, de dissimuler, de mentir. Les Français, depuis un an, ne cessent de répéter que seuls d’anciens S.S. servant dans la Légion sont responsables des tortures. Or, la majorité des déserteurs de l’armée française sont des légionnaires étrangers. C’est parce que les méthodes policières françaises les révoltent que ces Allemands et ces Italiens abandonnent les rangs ennemis et rejoignent les unités de l’A.L.N. C’est par dizaines que nous les interrogeons avant leur rapatriement. Ces anciens légionnaires sont unanimes : la cruauté et le sadisme des forces françaises sont effroyables.
En tout état de cause il importe de ne pas oublier que l’apparition de soldats tortionnaires remonte à l’hiver 1955. Pendant près d’un an, seuls les policiers ont torturé en Algérie.
On possède aujourd’hui des précisions sur les méthodes employées par les Français. De multiples témoignages ont été publiés et l’importante gamme des techniques, répertoriée. Toutefois, aucun élément n’a été fourni sur la doctrine, la philosophie de la torture. Des renseignements parvenus au F.L.N. éclairent singulièrement cette rationalisation.
Lofrédo et Podevin, théoriciens de la torture.
Les policiers français Lofrédo (commissaire à Alger) et Podevin (chef de la police judiciaire de Blida) ont précisé, à l’intention de leurs amis et au cours d’exposés techniques à leurs nouveaux collaborateurs, certaines des caractéristiques de leurs méthodes.
1) Plusieurs témoignages et des rapports convergents d’indicateurs désignent un Algérien comme jouant un rôle important dans l’organisation locale du F.L.N. Le patriote est arrêté et conduit dans les locaux de la P.J. On ne lui pose aucune question car, à ce moment de l’enquête, « nous ne connaissons pas la direction que doit prendre l’interrogatoire et le suspect ne doit pas se rendre compte de notre ignorance ». Le meilleur moyen consiste à briser sa résistance en utilisant la méthode dite de « mise en train par l’exemple ».
Quelques jeeps quittent la P.J. et ramènent une dizaine d’Algériens ramassés au hasard dans la rue ou, plus fréquemment, dans un douar environnant. Les uns après les autres, en présence du suspect qui, seul, intéresse la police, ces hommes vont être torturés jusqu’à la mort. On estime qu’après 5 ou 6 assassinats, le véritable interrogatoire peut commencer.
2) La deuxième méthode consiste à torturer d’abord l’intéressé. Plusieurs séances sont nécessaires pour casser son énergie. Aucune question n’est posée au suspect. L’inspecteur Podevin, qui a largement utilisé cette méthode à Blida puis à Alger, avoue qu’il est difficile de ne rien dire lorsque le torturé demande des explications. Aussi faut-il se dépêcher de briser sa résistance.
septembre 10, 2011
https://nonaumuseefasciste.wordpress.com/2011/09/10/170/
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