« De l’Algérie sous Pétain, ni ma grand-mère ni mon père ne m’ont jamais parlé : ils ont échappé à la Shoah, un motif suffisant pour se taire. L’omerta familiale résonne avec la chape d’oubli qui s’est abattue sur cette période peu glorieuse pour la France. Pourtant, elle constitue un moment clé où d’autres destins semblaient possibles pour l’Algérie. » Par le biais du journal intime d’un personnage fictif (Maurice, 19 ans en 1940) constitué à partir de faits historiques et de souvenirs recueillis auprès de sa propre famille, la documentariste Stéphanie Monsénégo revient sur le contexte anti sémite de l’Algérie coloniale et détaille l’action méconnue du mouvement de résistance Géo-Gras, en soutien au débarquement allié en Afrique du Nord le 8 novembre 1942.
Une « égalité par le bas »
Au gré des événements qui défilent jusqu’en 1962, elle énumère aussi les occasions manquées qui auraient pu, en modifiant le statut des musulmans, changer le cours de l’histoire. Lorsque Pétain abroge le décret Crémieux le 7 octobre 1940, c’est un séisme pour les juifs, citoyens français depuis quatre générations, et une nouvelle preuve de racisme aux yeux des élites musulmanes clairvoyantes. Par la voix de Ferhat Abbas ou de Messali Hadj, elles dénoncent une « égalité par le bas » qui prive les juifs de leurs droits sans en accorder plus aux musulmans, maintenus dans le statut d’indigènes. Désormais exclus de l’école, de l’université, de la fonction publique, les juifs sont également spoliés de leurs biens, comme la famille de Maurice l’est de sa propriété agricole.
Afin de se défendre contre les groupuscules fascistes qui font régner la terreur dans les rues d’Alger, plusieurs centaines d’étudiants, en majorité juifs, se préparent secrètement à la Résistance. Le groupe Géo-Gras, dont d’anciens membres témoignent dans le film, s’alliera à d’autres réseaux clandestins pour permettre le succès de l’opération Torch. Mais leur action capitale ne les mettra pas pour autant à l’abri des soubresauts de l’histoire. Il leur faudra attendre le 20 octobre 1943, soit un an plus tard, pour recouvrer enfin leur pleine citoyenneté.
Il y a tout juste 80 ans, les forces alliées débarquaient dans les colonies françaises du Maroc et d’Algérie. Un tournant majeur de la seconde guerre mondiale qui doit beaucoup à 400 jeunes résistants algérois.
Sous le crachin têtu de ce samedi de septembre, entre les rangées de stands alignés pour la fête des associations du 14e arrondissement de Paris, soudain, une voix tonne : « Chefs français ! Soldats, marins, aviateurs, fonctionnaires ! Colons français d’Afrique du Nord, levez-vous donc ! Aidez nos alliés ! Joignez-vous à eux sans réserve. La France qui combat vous en adjure. » Un couple de quinquagénaires se retourne, un homme se fige sur sa canne. « Que par vous nous rentrions en ligne, d’un bout à l’autre de la Méditerranée, et voilà la guerre gagnée, grâce à la France ! » De l’ombre d’une tente surgit une femme, jean et sneakers, une liasse de prospectus à la main. Elle alpague les passants, interloqués : « Le 8 novembre 1942, ça vous dit quelque chose ? Le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, l’opération “Torch” ? Non ? C’était de Gaulle, ce soir-là, sur la BBC. » Hochements de tête. Il pleut.
Nicole Cohen-Addad se retire sous le barnum où trône un étendard tricolore avec la croix de Lorraine et le nom de l’association qu’elle préside : Les Compagnons du 8 novembre 1942 – Actes de résistance : mémoire et recherche. L’intitulé est long, mais elle y tient. Elle est la fille de l’un des quelque 400 jeunes civils qui aidèrent les troupes alliées à prendre Alger aux forces de Vichy. Médecin-chercheuse, héritière d’archives de ce réseau, c’est avec la volonté de « stimuler le travail scientifique sur l’opération “Torch” et ses acteurs » qu’elle a fondé l’association, en 2014.
Elle-même a réalisé des entretiens vidéo de résistants, tous aujourd’hui disparus ou trop âgés pour témoigner, monté trois colloques, dont le prochain, les 28 et 29 novembre, se tiendra au Musée de l’armée, à Paris. Le 7 novembre, date du début de l’opération « Torch », l’étendard brodé des Compagnons du 8 novembre 1942 flottera sous l’Arc de triomphe, lors de la cérémonie organisée, chaque année, par l’association. Pour ce 80e anniversaire, « nous serons quatre », prévient Nicole Cohen-Addad. L’hommage sera discret, à l’image de la place de cet événement dans la geste mémorielle de la seconde guerre mondiale.
Héroïsme et compromission
Deux lignes, parfois, dans les manuels scolaires, aucun mémorial… Le débarquement allié en Algérie et au Maroc vivote dans l’angle mort d’un récit où celui de Normandie tient la vedette, tandis que celui de Provence, réputé oublié, fut salué en divers temps par les présidents Chirac, Hollande, Sarkozy et Macron. Rien de tel pour « Torch ». « Son importance est minorée », confirme l’historien Olivier Wieviorka. Sa collègue Christine Levisse-Touzé, spécialiste de l’histoire de ce conflit et autrice de L’Afrique du Nord dans la guerre. 1939-1945 (Albin Michel, 1998), y voit pourtant un « tournant décisif ». Première action conjointe des armées de Churchill et de Roosevelt, « Torch » a permis, selon elle, le « basculement dans le camp allié de toute l’Afrique du Nord, qui devint dès lors le tremplin pour la campagne d’Italie, les débarquements en Sicile, en Corse, en Provence ». Dès lors, comment expliquer cet oubli ? « Un événement, pour avoir vocation à entrer dans la mémoire collective, doit être porteur d’un récit simple, manichéen même », estime un autre historien, Henry Rousso. Ce n’est pas le cas de « Torch », épisode nimbé d’héroïsme rocambolesque et mité de compromissions. Il raconte pourtant ce dont est faite, parfois, une victoire.
Le tableau est sombre, en cet été 1942, où Américains et Britanniques tentent de décider d’une offensive commune, en discussion depuis six mois. Les Allemands contrôlent la majeure partie de l’Europe, ils sont aux portes de Stalingrad et du pétrole caucasien. Les troupes germano-italiennes s’apprêtent à entrer en Egypte, les Japonais dominent l’Asie du Sud-Est. La victoire d’Hitler semble inéluctable. Pour s’y opposer, le président Roosevelt privilégie une offensive frontale à l’ouest de l’Europe, ouvrant ce « deuxième front » tant réclamé par un Staline aux abois. Churchill, lui, plaide pour une action plus modeste, en Algérie, tête de pont idéale pour contrer l’Axe en Tunisie, en Egypte, en Libye, et sécuriser l’accès au canal de Suez, porte des Indes. Fin juillet 1942, l’armée américaine n’étant pas encore prête à un affrontement majeur, la ligne britannique l’emporte : les Alliés débarqueront en Algérie, et aussi au Maroc, afin de se protéger d’une éventuelle riposte à partir de l’Espagne franquiste. L’Algérie et le Maroc, ces deux pièces de l’Empire français vichyste, recèlent une ressource précieuse : l’armée d’Afrique, 100 000 hommes, qu’il s’agira d’amener à reprendre le combat.
« Le plan est audacieux », relève Olivier Wieviorka. 107 000 hommes (84 000 Américains, 23 000 Britanniques) seront transportés et escortés par une armada de 300 navires au départ du Royaume-Uni et des Etats-Unis. Ils devront débarquer de nuit, sur neuf sites de la côte, dispersant leurs forces sur 1 400 kilomètres.
Puissants mouvements antisémites d’Algérie
Six sites sont retenus au Maroc, trois du côté algérien (près d’Oran et à Alger). Les Américains auront la haute main sur l’opération, dirigée par le général Eisenhower. Une inconnue : comment réagiront les militaires français qui, tous, ont fait le serment au maréchal Pétain de « se défendre contre quiconque » ? La question se double d’un casse-tête : trouver le chef militaire français capable de « retourner » cette armée et de s’imposer à la société coloniale d’Algérie. L’enjeu est crucial, car ce pays est alors le centre du pouvoir civil et militaire de Vichy sur ce continent. Roosevelt ne veut pas de De Gaulle, qu’il méprise. Pour prévenir un tir de barrage comme pour harponner le général ad hoc, des appuis locaux seront précieux.
Washington n’ayant pas rompu avec Vichy, Roosevelt a un représentant personnel à Alger, le consul Robert Murphy, diplomate aux nombreuses oreilles… Il en faut, dans cette Algérie française, pour débusquer ses vrais amis. Car la minorité européenne, qui domine les 8 millions de musulmans, a massivement accueilli Vichy avec une docilité, voire un zèle inconnus en métropole. Comme le relève Jacques Cantier, historien de l’Algérie sous Vichy, « le projet pétainiste d’unEtat national, autoritaire, hiérarchique et social répondait aux aspirations de la fraction importante des Français d’Algérie votant à droite et à l’extrême droite ». Et lorsque le Maréchal a dénoncé les juifs comme « responsables de la défaite », il n’a fait qu’exciter la vieille revendication des puissants mouvements antisémites d’Algérie: abroger le décret Crémieux, qui, en 1870, a accordé collectivement aux juifs autochtones la citoyenneté française. Tel fut l’objet de la première loi de Vichy en Algérie, le 7 octobre 1940, suivie aussitôt de nombreuses mesures « raciales ».
A l’automne 1942, les 110 000 juifs d’Algérie vivent au ban de la société, privés de nationalité et de droits civiques. Comme ceux de métropole, ils ont été exclus de très nombreuses fonctions et métiers. Mais c’est en vertu d’un quota instauré par le pouvoir local qu’ils ont été également contraints de retirer leurs enfants des écoles et des lycées. Ils sont fichés, la spoliation de leurs biens vient de commencer. Dans tout le pays, la vie sociale est rythmée par les défilés des 180 000 adhérents à la Légion des anciens combattants, diligents propagandistes de la « révolution nationale » de Pétain, tandis que les volontaires du Service d’ordre légionnaire (SOL) traquent les « indésirables ». Communistes, nationalistes algériens, républicains espagnols, francs-maçons, gaullistes, soldats juifs bannis de l’armée d’armistice : ils sont 15 000, croupissant dans des camps algériens.
Le « groupe des 400 »
Dans ce monde quadrillé, les opposants à Vichy sont discrets. C’est ainsi que, dès l’automne 1940, s’est formé, dans un gymnase d’Alger, un des noyaux du réseau qui, grâce à une formidable ruse, va jouer un rôle décisif dans le succès du débarquement allié. A l’insu du patron du lieu, le boxeur Géo Gras, des jeunes s’entraînent, sous l’effigie du Maréchal, à riposter aux agressions antisémites. A la même époque, un étudiant de la faculté de médecine d’Alger, José Aboulker, rêve de voir débarquer ces Anglais pugnaces, capables de résister au Blitz. Il a 20 ans, il est le fils d’une lignée de médecins et de notables républicains juifs algérois. Son père, Henri Aboulker, professeur de médecine et grand blessé de guerre, président d’honneur du Parti radical, est gaulliste, comme toute la famille, qui vit suspendue à l’écoute clandestine de Radio Londres.
Quand les Etats-Unis entrent en guerre, en décembre 1941, le jeune homme ne doute plus : il faut se préparer à aider une opération alliée. Il en discute à mi-voix avec des copains de fac, des proches. Il est brillant, impressionnant de calme et de prestance. Il convainc. « La transformation de réunions d’amis pour parler en groupes pour agir s’est faite insensiblement », écrira-t-il dans ses Mémoires (La Victoire de 8 novembre 1942. La Résistance et le débarquement des Alliés à Alger, Le Félin, 2012).
Sous son impulsion, des groupuscules se forment, avec une règle : cinq membres et un chef, pas plus. José Aboulker connaît les chefs, qui ne se connaissent pas. Il apprend l’existence d’autres groupes à Alger, dont celui du gymnase. Dirigé par un parent de José, Raphaël Aboulker, il s’étoffe et se militarise avec pour instructeurs le lieutenant Jean Dreyfus, le capitaine Pillafort et le commissaire Achiary, chef du bureau de la surveillance du territoire. « Par facilité et sécurité, on recrute son frère, son cousin », expliquera-t-il. Les recrues ont entre 20 et 25 ans, leurs leaders, 35 ans au maximum.
Ainsi se monte, à Alger, un réseau en étoile dirigé par José Aboulker et dont plus des trois quarts des membres sont juifs. Il le désignera après guerre comme le « groupe des 400 ». Oran aussi dispose de son réseau, plus modeste, monté par l’industriel et officier Roger Carcassonne, un autre cousin de José.
Postes à neutraliser
En mars 1942, cette Résistance entre dans le grand jeu de l’aide au débarquement dont les Alliés examinent alors les diverses options. José Aboulker est présenté à Henri d’Astier de La Vigerie, l’un des métropolitains d’extrême droite et germanophobes venus en Algérie pour pousser les Américains à faire revenir l’Afrique française dans la guerre. Ce fut « l’entente parfaite, racontera Aboulker. Il était royaliste et antisémite. Il avait 45 ans. Je suis juif et antifasciste. J’avais 22 ans. Notre motivation commune était le patriotisme ».
A chacun sa mission, d’ordre plutôt paramilitaire pour Aboulker, politico-diplomatique pour Astier et ses relations d’extrême droite. Le premiercontinueà recruter et à préparer la prise d’Alger, les seconds aident les Américains à trouver le chef idoine pour emmener l’armée d’Afrique. Le choix se portera, à l’automne, sur le général Giraud, pétainiste évadé d’Allemagne. Quant à la prise d’Alger, voilà des semaines que José Aboulker y travaille, inspiré par La Technique du coup d’Etat, de Malaparte, recensant les postes à neutraliser. Il est bientôt épaulé par un officier recommandé par Astier et qu’il découvre être… son voisin d’immeuble : le colonel Jousse.
Nommé en octobre chef de la garnison d’Alger, l’officier a une idée de génie alors qu’il prend connaissance du plan de maintien de l’ordre prévu en cas d’invasion : des volontaires du SOL, identifiés par un brassard et munis d’un ordre de mission, doivent relever la garde des postes stratégiques en attendant l’intervention de la troupe. Eurêka ! Telle sera la « mission » des insurgés quand les Alliés s’apprêteront à débarquer. Munis de brassards dérobés et d’ordres de mission signés par le colonel en personne, ils iront prendre sans violence le contrôle des centres du pouvoir civil et militaire et de leurs moyens de communication…
Enfermé dans un placard
Le 30 octobre, Robert Murphy, le représentant de Roosevelt, confie à José Aboulker la date du débarquement : la nuit du 7 au 8 novembre. Le moment est venu d’accélérer les préparatifs. Les Américains ont promis des armes, mais les deux tentatives de livraison effectuées sur les côtes algériennes ont échoué. Il faudra se contenter de fusils datant de la première guerre mondiale.
Le 7, José convoque les chefs de groupes au QG de la Résistance installé dans le vaste appartement familial. C’est là que sont distribués les ordres de mission. Là aussi que, dans une salle de bains, est installé l’émetteur radio destiné à assurer les communications entre Murphy et Eisenhower, à Gibraltar. Là encore qu’à 22 heures un chef de la police politique alerté par les va-et-vient est maîtrisé et enfermé dans un placard…
A 22 h 30, l’action commence, tandis que le débarquement est annoncé sur la BBC par des « Allô Robert ? Franklin arrive ». Les chefs de groupe filent vers un garage prendre des voitures et des fusils avant d’aller chercher leurs hommes et de partir les uns pour la ville, d’autres vers les plages pour guider l’arrivée de bateaux. Parmi ces derniers, Jean Daniel Bensaïd, connu plus tard sous ses deux prénoms comme journaliste. Chacun a sa feuille de route : José Aboulker au commissariat central, centre de commandement du « putsch » ; Astier au domicile du général Juin, commandant en chef des forces d’Afrique du Nord ; Raphaël Aboulker au 19e corps d’armée…
A 1 h 30, le 8 novembre, mission accomplie pour les « 400 », sans tirer un coup de feu. Les états-majors, la préfecture, le commissariat central, les centraux téléphoniques civils et militaires, Radio Alger, le palais du gouverneur général, les domiciles des principaux chefs militaires sont sous leur contrôle, avec leurs occupants. Juin est fait prisonnier, de même que le général Koeltz, chef du 19e corps d’armée, arrêté par le colonel Jousse. La surprise est totale pour les forces vichystes comme pour les renseignements allemands et italiens. Ils ont bien vu des navires faire route en Méditerranée, mais ils ont cru qu’ils allaient porter secours à Malte. « Le temps d’une nuit et d’une demi-journée, ces 400 jeunes sont l’honneur de la France », écrira, soixante-dix ans plus tard, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Français libre et historien.
Contretemps fâcheux
Ils tiennent, en effet. Mais les troupes américaines tardent. Les premiers soldats n’arrivent par la route qu’à 16 heures, après un prudent contournement de la ville. Entre-temps, les gardes mobiles et les chasseurs blindés ont repris des postes tenus par les insurgés. Deux d’entre eux, Jean Dreyfus et le capitaine Pillafort, sont tués par des vichystes.
Un autre contretemps fâcheux, politique celui-là, se produit : le général Giraud, censé prendre la relève à Alger, n’est pas là, mais à Gibraltar, où il négocie ses prérogatives avec Eisenhower. En revanche, l’amiral Darlan, dauphin de Pétain et chef des armées de Vichy, est présent par hasard, accouru au chevet de son fils. C’est donc avec lui que les Alliés traitent, après l’avoir fait prisonnier. Le 10 novembre, au nom du « Maréchal empêché » (qui lui ôtera sa nationalité), il ordonne à ses troupes de cesser le feu en Algérie et au Maroc. Il y a urgence. A Alger, l’armée vichyste a été maîtrisée quasi sans combattre grâce aux « 400 ». Mais elle s’est déchaînée à Oran et au Maroc, où les insurgés avaient misé, à tort, sur un ralliement volontaire des chefs militaires. Bilan de la résistance opposée par Vichy : côté français, 1 346 morts, dont 999 au Maroc ; côté américain, 479 tués. Au total, 1 825 morts et 2 717 blessés, selon Christine Levisse-Touzé.
nAlors que, le 11 novembre, l’Allemagne envahit la zone sud de l’Hexagone, que l’Axe envoie des avions et des troupes en Tunisie, s’ouvre à Alger un intermède qu’Yves-Maxime Danan, neveu de José Aboulker, a baptisé « Vichy sous protectorat américain ». Six mois de confusion nauséabonde issue du pacte entre Darlan et les Américains. Le premier assure le ralliement de l’armée d’Afrique. En échange, les seconds promettent de ne pas se mêler de la politique vichyste en Afrique du Nord. En privé, Roosevelt qualifie l’accord d’« expédient provisoire ». Il sera néanmoins durablement compromettant… Assassiné deux mois plus tard par le jeune Fernand Bonnier de La Chapelle, Darlan est remplacé par Giraud, qui montre sa ferveur pour la « révolution nationale ». Les Français et les musulmans d’Algérie et du Maroc sont mobilisés, mais Giraud exige l’envoi des appelés juifs dans des « compagnies de pionniers israélites » où ils casseront de la caillasse : il s’agit d’« éviter que la situation d’anciens combattants ne puisse être acquise par l’ensemble de la population juive », précise une circulaire. Des militaires qui ont tiré sur les Alliés sont décorés, des membres de la résistance d’extrême droite siègent dans le gouvernement de Giraud. Douze conjurés du 8 novembre – dont José Aboulker et son père – sont arrêtés et expédiés dans le Sud algérien, au prétexte qu’ils fomenteraient un putsch…
Liquider l’héritage vichyste
Un coup de trop ? « On surpasse Vichy, on croirait que l’idéal est d’imiter le nazisme », s’indigne le capitaine Beaufre, pourtant fidèle de Giraud. De Londres à Washington et New York, l’opinion s’émeut, réclame la démocratie. Sous pression américaine, Giraud libère les douze résistants. En mars, il annonce un prochain démantèlement de la législation vichyste… mais abroge, une seconde fois, le décret Crémieux. Toutefois, sa promesse de démocratie a permis un rapprochement avec de Gaulle, fort du soutien de toutes les composantes de la Résistance intérieure, auquel les Américains ne peuvent plus s’opposer. Le 30 mai 1943, le chef de la France libre arrive à Alger, acclamé par 10 000 manifestants considérés, il y a peu, comme « séditieux ».
En ce printemps 1943, un air de légèreté flotte sur l’Algérie. Les Allemands ont capitulé en Tunisie. L’Afrique du Nord est entièrement sous contrôle allié depuis le 13 mai. Alger, où 300 personnes sont mortes sous les bombardements de la Luftwaffe depuis le début de l’année, respire. Le déferlement de centaines de milliers de « Johnny » distribuant sodas, chewing-gums et nourriture au rythme du boogie-woogie a un avant-goût de libération… On apprend l’anglais à toute allure. Résistants de métropole et anciens députés affluent.
Aussitôt arrivé, de Gaulle forme avec Giraud un tandem contrarié à la tête d’un Comité français de libération nationale (CFLN), destiné à liquider l’héritage vichyste et à rétablir les lois de la République. Les juifs ne se verront toutefois restituer leur nationalité qu’en octobre, discrètement. Un an après « Torch », le 9 novembre 1943, Giraud évincé, de Gaulle devient le seul président du CFLN. L’ex-capitale de l’Afrique vichyste est désormais celle de la France résistante, en guerre. Fin novembre, de Gaulle nomme compagnons de la Libération, une distinction rare, six des résistants du 8 novembre 1942 : Henri d’Astier de La Vigerie, Germain Jousse, Roger Carcassonne, Jean Dreyfus, Alfred Pillafort et José Aboulker, qui a rejoint Londres en mai et travaille à organiser le service de santé du maquis.
Une opération aux oubliettes
Passé le temps des hommages à ses héros, que reste-t-il, de nos jours, de « Torch » ? Le souvenir de cette opération cruciale trébuche sur celui des vichystes en Algérie. « Après la guerre, on a estimé que Pétain agissait sous la pression, considérable, des Allemands. Mais l’Algérie en 1940-1943, c’est Vichy sans les Allemands», relève Henry Rousso. Ce constat gênant réveille les questions sur la nature du régime, sa représentation de la population, sa légitimité. Autre source d’embarras, la dimension coloniale du succès de l’opération : il rappelle que l’Algérie avait alors une position centrale pour la France et que son empire fut une base pour la France libre.
Outre-Atlantique aussi « Torch » est, pour ainsi dire, aux oubliettes. Il aura fallu attendre soixante-quinze ans, le 8 novembre 2017, pour que soit célébrée, à Washington, « la toute première commémoration de ce tournant critique de la guerre », selon les termes de l’hebdomadaire britannique The Economist. Il est vrai que l’épisode oblige à évoquer la raison pour laquelle les Américains avaient accepté de laisser en place le régime de Vichy : « Ils ne le reconnaissaient pas comme une puissance ennemie, rappelle Henry Rousso. Leur objectif, c’était la victoire contre les nazis. De surcroît, ils avaient parié contre de Gaulle et ils ont perdu. »
Quant à l’Algérie, « elle n’a aucune mémoire du débarquement allié, dit l’historien Benjamin Stora, spécialiste de ce pays. La deuxième guerre mondiale n’intéresse pas l’histoire officielle, alors même que le débarquement a joué un formidable rôle d’accélérateur du mouvement nationaliste ». La diffusion par les Américains de la Charte de l’Atlantique appelant les peuples à disposer d’eux-mêmes y a contribué. C’est à l’époque de leur présence, en février 1943, que les leaders Ferhat Abbas et Messali Hadj ont publié le Manifeste du peuple algérien réclamant, pour la première fois, « l’abolition de la colonisation ». Mais Messali Hadj puis Ferhat Abbas ont été mis à l’écart par le Front de libération nationale (FLN). Quant à la contribution des musulmans (60 % des effectifs) aux combats de l’armée d’Afrique, elle n’est pas valorisée. « Avoir servi dans l’armée française évoque les harkis, précise Benjamin Stora. Le seul souvenir attaché à cette guerre est celui de la répression sanglante des émeutes musulmanes à Sétif et Guelma, le 8 mai 1945, jour de la victoire. Il écrase tous les précédents. »
« C’étaient des patriotes, point »
En Algérie, une guerre s’achève, une autre se prépare, où l’on retrouve, pour comble, certains des mêmes acteurs, à front renversé. « Pour les aînés algériens, la résistance du 8 novembre 1942, c’est André Achiary, le commissaire devenu préfet de Guelma, responsable des massacres », raconte Nicole Cohen-Addad. On ignore, en revanche, qu’en juillet 1945 José Aboulker prononça un vibrant réquisitoire contre cette répression meurtrière à la tribune de l’Assemblée provisoire, à Alger.
« Aujourd’hui, c’est parmi les juifs originaires d’Algérie que la mémoire du débarquement allié est la plus vivace, estime l’historien Jacques Cantier. L’arrivée des Alliés leur a évité de connaître de nouvelles étapes dans les persécutions, voire le pire, à savoir des déportations, comme en Tunisie. » Leur recensement était achevé, la spoliation de leurs biens avait commencé, les brassards à étoile étaient commandés… Et puis, c’est le « groupe des 400 », constitué en très grande majorité de jeunes civils juifs, qui s’est illustré dans cette Résistance, avec pour figure tutélaire José Aboulker. Devenu par la suite chef du service de neurochirurgie de l’hôpital Beaujon, à Clichy-sur-Seine, il s’est éteint en 2009.
« La participation des juifs à la Résistance était très importante, relève l’historienne Renée Poznanski, même si c’était un fait tabou, car il ne fallait pas conforter la vulgate vichyste selon laquelle “la Résistance est manipulée par les juifs”. Mais je n’ai pas connaissance d’un réseau d’une telle homogénéité. » Pour José Aboulker, qui s’exprimait, en 1994, sur la « singularité juive » de son groupe, le sujet n’existait pas : « C’est Vichy qui comptait les juifs. Moi, je comptais les combattants. » Nicole Cohen-Addad est sur cette ligne : « C’étaient des patriotes, point. » Elle l’expliquera à nouveau, le jour anniversaire de l’opération, quand elle ira, comme chaque année, avec quelques « compagnons », déployer la carte du débarquement sur la discrète place du 8-Novembre-1942, à Paris, seul lieu en France rappelant ce moment-clé de la Libération.
Par Corinne Bensimon
Publié le 07 novembre 2022 à 05h45, mis à jour hier à 14h26https://www.lemonde.fr/societe/article/2022/11/07/debarquement-en-afrique-du-nord-de-1942-la-memoire-trouble-de-l-operation-torch_6148764_3224.html.
Le 8 novembre 1942, les Alliés débarquaient en Afrique du Nord, au Maroc et en Algérie alors sous domination du régime de Vichy. Surnommé "opération Torch", cet événement majeur de la Seconde Guerre mondiale a été couronné de succès, mais reste peu connu du grand public.
"Brusquement, les sirènes retentirent ; je les entendais pour la première fois en Afrique du Nord. Puissant, leur bruit recouvrait la ville. Tout s’éteignit brutalement, ce fut l’obscurité totale. Quelques minutes après, nous vîmes un avion biplan, à train de roues fixes, volant au ras de l’eau, lâcher un rideau de fumée. Je sus enfin quelle était sa nationalité : c’était un Américain." Dans la nuit du 7 au 8 novembre 1942, le soldat Louis Laplace est en première ligne à Alger pour assister à l’opération Torch. Membre des forces terrestres antiaériennes de l’armée française du régime de Vichy, il fait face aux forces alliées qui viennent de lancer leur débarquement en Algérie et au Maroc.
Cette opération est actée quelques mois plus tôt à l’été 1942 par les Américains et les Britanniques. "Cette décision tient aux difficultés britanniques dans la 'bataille du désert', avec des défaites à Gazala et à Tobrouk, en Libye, en juin 1942. De plus, le Premier ministre anglais, Winston Churchill, est mis sur la sellette par un vote de censure au Parlement britannique. Il s’en faut de peu pour que cela aboutisse à un désastre politique", décrit l’historien Tramor Quemeneur, auteur de "8 novembre 1942. Résistance et débarquement allié en Afrique du Nord" (éd. du Croquant). "De ce fait, les États-Unis décident de venir en aide à leur allié anglais en difficulté en Afrique du Nord, tout en créant un 'second front' en Méditerranée, où les Anglais ont des intérêts."
Le rôle de la Résistance locale
Pour mener à bien ce projet, les Alliés décident de s’appuyer sur la Résistance locale, qui est encore à l’époque disparate et mal organisée alors que l’opinion publique est majoritairement favorable aux thèses vichystes. "La Résistance est quasiment inexistante parmi les Européens d’Afrique du Nord, le pétainisme y est triomphant et l’Algérie en particulier constitue une sorte de proconsulat vichyste, ce qui ne signifie pas que l’on y soit favorable aux Allemands ou au nazisme", résume l’historien Jean-Marie Guillon, professeur émérite à l’université d’Aix-Marseille.
Les Américains et les Britanniques peuvent cependant compter en Algérie sur un groupe de quelques centaines de personnes qui leur est favorable et qui s’est constitué dès l’automne 1940. La très grande majorité d’entre eux sont de jeunes juifs qui ne supportent pas les mesures antisémites prises par le maréchal Pétain et son gouvernement, comme l’étudiant en médecine José Aboulker, qui devient la figure de ce réseau à Alger. Épaulé par le résistant royaliste Henri d’Astier de La Vigerie, il donne "des renseignements tactiques pour faciliter le débarquement anglo-américain", comme le souligne Tramor Quemeneur.
Le plan de l’opération Torch se compose finalement de quelque 107 000 hommes (84 000 Américains et 23 000 Britanniques, bénéficiant de 200 bâtiments de guerre, 110 navires de transport et d’une importante couverture aérienne). Au total, neuf sites sont retenus sur les côtes d’Afrique du Nord, six au Maroc et trois en Algérie.
À Alger, la Résistance, composée d’environ 400 personnes, permet de mettre hors d’état de nuire les forces vichyistes. Elle s'empare des points stratégiques administratifs et militaires et arrête les principaux chefs militaires, y compris le général Juin, commandant en chef des forces en Afrique du Nord, et l'amiral Darlan, commandant en chef de l'armée française, qui se trouve par hasard sur place ce jour-là.
Dans les autres secteurs, la situation se révèle plus compliquée et la lutte plus acharnée. "Là, les combats ont été très durs : en trois jours, on compte 1 827 morts et 2 717 blessés", détaille Tramor Quemeneur. "À Oran et au Maroc, les forces vichystes ont reçu l’ordre de se battre, ce qu’elles ont fait. À Oran, le plan du débarquement a en partie été éventé par un officier – le lieutenant-colonel Tostain – qui en a parlé à son supérieur, facilitant ainsi l’engagement du combat contre les Alliés. Dès lors, en combattant directement contre les Alliés, la position de Vichy est claire : Vichy est résolument du côté des forces de l’Axe." En réponse à ce débarquement, les Allemands décident d’occuper le 11 novembre 1942 l’ensemble de la France. La zone sud n’existe plus.
En Afrique du Nord, les tractations continuent. Le 22 novembre, les Américains finissent par signer avec l’amiral Darlan, le représentant du maréchal Pétain en Afrique du Nord, un accord de coopération politique et militaire. Il stipule que les forces françaises de Darlan sont considérées comme des alliées à part entière des États-Unis et du Royaume-Uni, tandis que l’intégrité de l’Empire colonial français est reconnue.
"Les Américains ont fini par arriver en Afrique et l’armée d’Afrique a repris le combat", résumera plus tard José Aboulker. Grâce à cette opération, les Alliés peuvent ainsi ouvrir un nouveau front sur le continent africain face aux forces de l’Axe avec, pour première étape, la reconquête de la Tunisie. Pour Tramor Quemeneur, "cela facilite les combats de la 'guerre des Sables' contre le général Rommel, avec l’appui des Français libres : les Alliés savent désormais qu’ils doivent compter avec eux. Mais l’opération Torch prépare surtout la campagne d’Italie et le renversement du régime mussolinien. Désormais, les forces de l’Axe perdent du terrain et deviennent moins puissantes en Méditerranée."
Mais ce débarquement constitue-t-il un virage décisif lors de la Seconde Guerre mondiale ? "Globalement, l’année 1942 représente un tournant majeur de la Seconde Guerre mondiale, et l’opération Torch en constitue un des événements essentiels. Il y a aussi la bataille de Guadalcanal, dans la guerre du Pacifique, et la bataille de Stalingrad, qui est encore en train de se mener fin 1942. L’opération Torch est le premier débarquement allié réussi", répond l'historien. Son confrère britannique de l'Université d'Exeter Richard Overy se veut, lui, un plus modéré. "Malgré l’opération Torch, il y avait encore un long chemin avant la victoire alliée", estime-t-il. "La seule façon de l’atteindre sur le front de l’Ouest était un débarquement depuis les côtes britanniques et une victoire dans la bataille de l’Atlantique. Torch y a peu contribué sauf en montrant les failles de la doctrine de la guerre amphibie et le besoin d’introduire des améliorations."
Un pan oublié de l’histoire de France
Quatre-vingts ans plus tard, cet événement est en tout cas peu présent dans la mémoire collective. À la tête de l’association Les compagnons du 8 novembre 1942 – qui met en lumière le rôle de la Résistance locale lors de l’opération Torch –, Nicole Cohen-Addad le constate tous les jours : "J’ai fait une étude sur les manuels scolaires en France. Si on en parle, il y a une seule ligne. Sinon, il n’y a rien." Selon cette fille de l’un du "groupe des 400", cet oubli est dû à l’écartement du général de Gaulle de cette opération : "Il n’y a pas participé et n’en a pas été informé."
Un avis partagé par Tramor Quemeneur. "Ces événements perturbaient la lecture gaulliste de la Seconde Guerre mondiale : le général de Gaulle y jouait un rôle secondaire. Il n’était pas encore reconnu par les Alliés", explique-t-il. "D’autre part, y ont participé quelques figures très controversées, en particulier celle d’André Achiary (un commissaire chargé de neutraliser les personnalités civiles collaborationnistes à Alger, NDLR). Celui-ci a joué un rôle central dans la répression de mai-juin 1945 à Guelma, dans l’Est algérien, ce qui a conduit à la mort de près de 20 000 Algériens. Pendant la guerre d’indépendance, il est devenu un partisan résolu de l’Algérie française jusqu’à basculer en faveur de l’OAS à la fin du conflit. Cette personne a en partie jeté le discrédit sur les résistants, alors qu’en grande majorité, ils ne sont pas sulfureux."
Pour ce spécialiste de l’Afrique du Nord, l’opération Torch souffre aussi d’une marginalisation de l’histoire coloniale : "Cela renvoyait dans l’imaginaire national à la décolonisation, à la perte des colonies et aux déchirements que cela a suscité. Les résistants ont même eu du mal à se faire reconnaître comme tels, de même que les internés dans les nombreux camps d'Afrique du Nord n’ont eu absolument aucune reconnaissance a posteriori du drame qui les a frappés. Mais aujourd’hui, on commence à s’apercevoir de l’importance de ces événements. Il est temps que les choses changent et d’embrasser cette 'histoire globale de la France coloniale', pour paraphraser le titre d’un récent ouvrage."
Texte par :Tom WHEELDON|Stéphanie TROUILLARD
Publié le :
https://www.fPublié le : rance24.com/fr/afrique/20221108-l-op%C3%A9ration-torch-un-premier-d%C3%A9barquement-alli%C3%A9-r%C3%A9ussi-pourtant-oubli%C3%A9-des-manuels-d-histoire
Les chibanis et les chibaniyates, qui ont réalisé tant de sacrifices au cours de leur vie, prennent de l’âge. Certains de leurs descendants et descendantes tentent de s’approprier leurs histoires pour célébrer leur mémoire et éviter qu’elle ne disparaisse avec eux. Qu’ils soient romanciers, cinéastes ou encore journalistes, tous ont pour point commun d’utiliser l’art pour mettre en valeur cette histoire trop longtemps invisibilisée. Témoignages.
Ils sont les oubliés du récit collectif. Celles et ceux dont on ne parle pas dans les livres d’histoire. Ces hommes et ces femmes qu’on appelle les chibanis et chibaniyates. Issus des ex-colonies françaises du Maghreb, près de 630 000 personnes ont été recrutés directement par la France pour venir reconstruire les écoles, hôpitaux, autoroutes ou universités du pays pendant les Trente Glorieuses (1945-1975). Force de travail et main d’œuvre bon marché, ils ont grandement contribué à la richesse de la nation, en silence.
Socialement invisibles et politiquement muet, les chibanis ont tous vécu la violence du déracinement, ce que le sociologue Abdelmalek Sayad appelait une « double absence » : un fossé s’est créé entre eux et leur pays natal, qu’ils ont quitté pour un État qu’ils ne connaissaient pas, dont ils sont restés longtemps exclus.
Le travail acharné, l’insalubrité des logements proposés, la précarité quotidienne, le déracinement éternel… De toutes ces souffrances, nous, leurs descendants, ne savons quasiment rien. En réalité, leur vie entière nous est presque étrangère. Ils ne parlent que rarement de leur histoire, et quand ils le font, leurs douleurs sont souvent passées sous silence.
« Ya Rayah », une chanson de Dahmane el Harrachi qui évoque déracinement et de la difficulté de l’exil.
C’est dur de se l’avouer, mais nos anciens ne sont pas éternels.
Parce que toute cette génération de chibanis s’éteint à petit feu, leur histoire risque de disparaître avec eux. C’est pour éviter cela que certains de leurs descendants tentent de l’inscrire dans le marbre, comme Nadir Dendoune, journaliste et écrivain de 49 ans. Dans son livre Nos rêves de pauvres (2017), le natif de Saint-Denis a relaté une partie de son histoire familiale, avant de réaliser, un an plus tard, Des figues en avril (2018), un documentaire sur sa mère. « C’est dur de se l’avouer, mais nos anciens ne sont pas éternels, admet-il. Je m’en suis rendu compte quand mon père est tombé gravement malade. J’ai donc voulu laisser des traces de leur vécu, pour qu’on se souvienne des sacrifices qu’ils ont faits. »
« Des figues en avril » est un film documentaire sorti en 2018, signé Nadir Dendoune, dans lequel il s’attache à raconter l’histoire et le quotidien de sa mère, Messaouda Dendoune.
J’avais vraiment peur que son histoire meure avec lui, alors j’ai commencé à lui poser quelques questions sur son passé.
L’imminence de la mort, c’est aussi ce qui a poussé Nesrine Slaoui, journaliste et écrivaine de 28 ans, à interroger son grand-père sur son immigration en France. La première fois qu’elle l’a fait, c’était à l’hôpital : « À ce moment, je me suis rendue compte que c’était peut-être bientôt la fin. J’avais vraiment peur que son histoire meure avec lui, alors j’ai commencé à lui poser quelques questions sur son passé. »
Une vie faite de sacrifices
Nesrine Slaoui a ensuite cherché à pousser la démarche encore plus loin, en voulant intégrer ce récit dans son livre Illégitimes (sorti en 2021). Après avoir effectué beaucoup de recherches sur l’histoire de l’immigration, elle a dressé une liste de questions qu’elle souhaitait lui poser. Mais elle a longtemps repoussé le moment fatidique. « Interroger mon grand-père, ça m’a demandé un effort de dingue, constate-t-elle. J’avais vraiment peur de raviver des douleurs, de réveiller des traumatismes… C’était tellement difficile. » Ce qui l’a aidée à briser ce silence, c’est son téléphone. Elle a formalisé le moment, en décidant d’enregistrer la conversation qu’elle souhaitait avoir avec son grand-père, ce qui lui permettait d’avoir un prétexte pour lancer la discussion.
Lina Soualem, cinéaste de 32 ans qui a réalisé un documentaire sur ses grands-parents paternels, intitulé Leur Algérie (sorti en 2021), explique aussi avoir eu besoin d’un processus formalisé pour briser ce silence. À l’occasion d’un séjour universitaire en Algérie, elle s’est rendue compte qu’elle ne savait presque rien de l’histoire de ses grands-parents algériens. « Beaucoup de questions ont germé en moi sans que je réussisse à en parler avec eux. Mais plus le temps passait, plus j’avais peur de les perdre sans qu’ils me transmettent leur histoire. Il était urgent que je capture leur mémoire : c’est vraiment grâce à la caméra que j’ai pu oser poser mes questions, aborder avec eux les sujets dont je souhaitais parler.»
Mais ça va intéresser qui mes vieilles histoires ? Pourquoi tu veux écrire là-dessus ?
Se plonger dans son histoire familiale, c’est prendre conscience de l’ampleur des sacrifices qui ont été réalisés par nos ancêtres. Sélectionnés pour leur seule force physique, on a confié aux hommes des tâches difficiles et dangereuses. Ils ont travaillé dans des conditions inadmissibles afin d’améliorer le quotidien de leur famille. Pour écrire son livre, Nesrine Slaoui a fouillé dans divers documents que son grand-père avait conservés : « Il a signé des contrats qu’il ne comprenait même pas. Son salaire, ses horaires, ses droits… Tout ça, c’était secondaire : il voulait juste travailler », déplore-t-elle.
La bande annonce du film documentaire sur les grands-parents de Lina Soualem, Leur Algérie, sorti en 2021.
Les femmes ont, quant à elles, changé radicalement de vie pour suivre leur mari et garantir un avenir meilleur à leurs enfants. Dans son dernier roman La Discrétion (publié en 2020), l’écrivaine Faïza Guène s’est fortement inspirée de l’histoire de sa mère pour raconter la vie de ces femmes qui ont fait tant de sacrifices. « C’est marrant parce qu’au début, elle me répétait souvent « Mais ça va intéresser qui mes vieilles histoires ? Pourquoi tu veux écrire là-dessus ? ». Finalement, elle a compris l’intérêt de la démarche que j’ai eue : à travers mon roman, ce n’est pas uniquement son histoire que je célèbre, mais celle de toutes les femmes qui ont eu des vies similaires.»
Chaque génération a sa mission, et la nôtre est de recueillir ces récits et de les raconter.
Combler un vide mémoriel
Nous, les enfants de l’immigration, sommes généralement confrontés à un vide mémoriel. Nous n’avons aucune trace du vécu de nos aïeux. Nous n’avons pas de notice Wikipédia retraçant la vie d’un ancêtre lointain. Nous n’avons pas d’arbre généalogique remontant jusqu’au XIVe siècle. C’est comme si, avant nos grands-parents – ou nos arrière-grands-parents, pour celles et ceux qui ont eu la chance de les connaître –, nous n’existions pas. Et c’est justement pour faire face à cela que nombreux sont les descendants d’immigrés maghrébins qui tentent de s’emparer de leur histoire familiale. Comme l’affirme Faïza Guène, « chaque génération a sa mission, et la nôtre est de recueillir ces récits et de les raconter.»
Se l’approprier, c’est d’abord essentiel pour mieux se connaître, pour être fier de ce que l’on est et pour tenter d’honorer tous les sacrifices qui ont été réalisés. Mais c’est aussi et surtout important pour, comme le rappelle Lina Soualem, « faire exister dans l’espace public ces histoires écrites nulle part. » On pourrait penser qu’elles ne concernent que les descendants et descendantes d’immigrés venus du Maghreb, et plus généralement l’ensemble de la communauté maghrébine. Mais, comme le souligne Nadir Dendoune, ce n’est pas du tout le cas : « En racontant mon histoire familiale, j’espérais en réalité faire honneur à tous ces parents qui ont quitté à contrecœur leur pays pour offrir une vie meilleure à leurs enfants. Ces trajectoires de vie que j’ai essayé de mettre en valeur, elles sont universelles. »
Amina Lahmar n'a jamais parlé avec son grand-père de l'indépendance algérienne du 5 juillet 1962. Encore moins de la guerre. Pourtant Ahmed Lahmar a eu un rôle dans la résistance pour la libération. L'homme octogénaire a accepté pour la première fois de se confier à sa petite-fille en détail. Témoignage.
« Je ne viendrai jamais en France, à part pour rencontrer mes tortionnaires et leur demander des comptes. » Peu bavard, et réservé, mon grand-père, Ahmed Lahmar dit El Bachir accepte de se confier à moi. C’est un homme dont l’histoire reste entourée de mystères. L’entretien se déroule sur Messenger, au gré du réseau. Pas de Wi-Fi chez lui en Algérie. Il vit aujourd’hui modestement avec sa famille dans son village kabyle qu’il n’a jamais quitté. A 87 ans, il est l’un de ces chibanis qui trouvent toujours une occupation. Bien que peu démonstratif, l’effort est le langage principal de son amour pour les autres.
Ahmed Lahmar dit El Bachir, 87 ans.
J’apprends qu’il naît en 1935 dans une famille très pauvre du village montagneux du Hammam Guergour en petite Kabylie dans l’Est Algérien. Un village traversé par la rivière de l’Oued Bou Selam, située à l’Est de la Vallée de la Soummam, dans l’actuelle wilaya de Sétif. Enfant, il quitte l’école après deux ou trois ans d’apprentissage suite au décès de son père et devient le chef de famille. Dès son jeune âge, il s’occupe de sa mère et de ses trois sœurs en travaillant en tant que maçon pour subvenir à leurs besoins.
El Bachir s’engage à 17 ans au P.P.A, Parti du Peuple Algérien, « comme tout le monde à l’époque ». Quand la guerre avec la France éclate, il entre au FLN, Front de Libération Nationale, à 21 ans. Prêt à donner sa vie sur le front, les responsables FLN lui refusent le combat physique en raison de sa charge familiale. El Bachir intègre les moussabilin (auxiliaires) et s’occupe de la protection des moudjahidin (combattants), des renseignements, mais aussi du ravitaillement, de récolte d’argent ainsi que d’autres missions annexes. « Chaque nuit un groupe assurait la protection des moudjahidin, la transmission et donnait l’alerte si besoin. On se plaçait le plus loin possible. » Mais surtout, c’est dans sa maison faite de presque rien, construite tout en haut d’une montagne que transitent les moudjahidin qui rejoignent le maquis. Ils se réunissent, se nourrissent, et partent au combat.
« Grâce aux moudjahidin, les jours précédents, on a eu l’information que l’indépendance allait arriver », indique El Bachir. Cependant, malgré la liesse populaire, l’Algérien témoigne de la crainte quant à la réaction des Pieds-noirs.
« Le jour J, nous n’avions pas les moyens d’organiser de repas de célébration, mais nous sommes partis du Hammam Guergour (Wilaya de Setif) pour rejoindre Bougâa, (anciennement Lafayette) où se tenait un plus grand rassemblement. Chacun s’est déplacé selon sa situation. Certains partaient sur leur âne, il y avait quelques camions et puis d’autres, comme moi, ont marché 7 kilomètres à pied. Il y avait beaucoup d’hommes et quelques familles. On s’est réunis sur des places, et des lieux que les colons avaient l’habitude de fréquenter. En face des occupants, on criait « Tahia Al Djazaïr », se souvient-il.
Sous la colonisation, nous n’avions pas le droit à la parole, seulement le droit d’obéir.
Né dans la misère, El Bachir n’a eu d’autre choix que de s’activer pour survivre et faire vivre sa famille. « Nous mangions ce que nous plantions, et nous avions une vache qui nous donnait du lait. Il n’y avait ni travail, ni usine, ni quoi que ce soit. Je n’ai jamais travaillé volontairement pour l’occupant. Je sais que d’autres Algériens ont travaillé chez des colons et sans jamais être rémunérés, ou alors par un simple morceau de pain après un dur labeur. » Depuis son plus jeune âge, l’homme rêve d’un monde plus juste. « Sous la colonisation, nous n’avions pas le droit à la parole, seulement le droit d’obéir. Je me suis engagé pour combattre les injustices. J’ai lutté pour la liberté du peuple, de la religion et du pays. »
En plus du dénuement, du manque d’infrastructure et de la faim, les villageois vivent sous la pression permanente, le harcèlement, le pillage des biens et du patrimoine archéologique. Ils se confrontent à différentes formes de violences. « Une fois, pour le Ramadan, j’ai pu acheter un kilo de viande (ndlr: chose rare à l’époque pour nombre de villageois), les militaires français l’ont empoisonné avec du guez (liquide de la lampe à pétrole). »
La carte de Moudjahid (guerrier de la résistance) d’Ahmed Lahmar.
Dans son récit, la mort est omniprésente. Un jour l’aviation coloniale atterrit si près de sa maison que la force des ailes de l’hélicoptère disperse le toit de fortune du foyer. Sous les décombres de la maison, son fils Hadj, âgé d’un an et demi, a perdu la vie. Il cite également son cousin Mahmoud Lahmar, révolutionnaire dénoncé et tué. « Je suis arrivé le premier devant son corps. Les militaires français m’ont dit: tu as deux heures pour l’enterrer sinon quand on revient on t’enterre avec lui. » La disparition des corps et des preuves était une habitude assez répandue de l’armée coloniale.
Quand on lui pose la question de la vie quotidienne, El Bachir répond simplement « nous n’avions pas le droit de vivre ». « Comment célébrer les événements politiques heureux dans un tel cadre de vie ? Soit les mariages étaient organisés en secret, tout comme les rituels mortuaires, soit il fallait une autorisation pour se marier ou se réunir pour le mort. Même pour aller moudre le grain au moulin, il fallait un laissez-passer. Cela leur permettait de contrôler et de compter en même temps », ajoute El Bachir.
Nous étions 85 dans la même cellule. On était si serrés que j’ai dormi en position assise sur les toilettes pendant un mois.
Comme beaucoup d’Algériens, Ahmed Lahmar, utilise un surnom, une pratique très courante. El Bachir signifie le porteur de bonne nouvelle ou le messager en arabe. Drôle de coïncidence pour un moussabil. Quelqu’un le dénonce en rapportant aux militaires français qu’un certain « Bachir », se trouve dans ce village. Le douar est encerclé deux fois par l’armée pour retrouver le fameux Bachir, jusqu’à ce que les militaires du 4ème régiment des dragons découvrent son véritable prénom.
Des images d’archives de la région retrouvées par la famille Lahmar.
« En 1957, je me souviens qu’ils ont débarqué dans la maison pour faire une descente de plus. Mais cette fois, ils ont encerclé notre domicile. On était sous surveillance intensive durant deux mois. Des fois, ils entraient à l’intérieur brutalement en mettant tout sans dessus dessous. La tension était telle qu’un jour ils ont enfermé la famille dans une pièce. Ma mère a dû calmer le veau, car s’il faisait du bruit, ou s’ il y avait une moindre perturbation, cela pouvait être considéré comme une alerte qui se finirait en bain de sang. »
Puis, une journée de 1958, tandis qu’il maçonnait, des soldats français l’embarquent avec d’autres personnes. Sans aucune justification. « Lors de l’interrogatoire, ils m’ont battu. » Puis il y a eu la torture, il cite « l’eau », « la chaise », et « l’electricité ». Sujet délicat, il ne s’attarde pas sur les détails durant notre discussion. El Bachir garde le silence durant la torture, et c’est en sortant de la pièce qu’il comprend qu’il a été trahi une nouvelle fois.
A la suite de l’interrogatoire, il est placé dans une cellule du camp de triage et de transit du PC La Fayette à Bougâa. Dans ce camp, les prisonniers sont renvoyés ailleurs ou restent enfermés pour une durée indéterminée. « On était si serrés que j’ai dormi en position assise sur les toilettes pendant un mois jusqu’à ce qu’une place se libère dans une autre cellule ». Dans cet entassement de corps, les conditions sont très difficiles, d’autant plus qu’il leur est interdit d’utiliser les toilettes. Les responsables trient les prisonniers en les envoyant ailleurs, ou en exploitant leur compétence par le travail forcé.
Seule ma mère s’occupait des enfants. Il était rare qu’elle reçoive de l’aide car tout le monde était dans la même situation.
Au moment de son incarcération, c’est le colonel De Sevelinge qui dirige les 4ème régiment de dragons. Il est connu dans la région pour sa responsabilité des évènements tragiques de mars 1958 à Bougâa. Une semaine de raid, de massacre et de viol sur la population indigène. De nombreux tortionnaires se sont succédés dans cette région. El Bachir ne connaît que des surnoms : un certain colonel Bousibsib, en référence à une sorte de cigare qu’il fumait très souvent et le capitaine Ak’hal (noir), en raison de sa peau foncée, qui maîtrisait un peu le dialecte algérien.
Toute la journée, de nombreux prisonniers algériens se voient exploités par les forces coloniales.
Dans le camp, les détenus sont voués au travail forcé selon leurs compétences. Ainsi El Bachir construit des « chalets » du matin au soir. Il est régulièrement violenté. « Le plus clément des Français me lançait des bouteilles d’alcool pendant ma pause pour me blesser, mais j’étais vif en ce temps-là, il ne m’a jamais touché. » La nuit il dort avec d’autres prisonniers dans une sorte de baraquement précaire avec une tôle en zinc, un enfer durant l’été et une véritable épreuve lors des hivers rigoureux algériens. La main-d’œuvre exploitée sans limite coûte peu cher à l’administration. « Les militaires cuisinaient et faisaient cuire des pommes de terre. On buvait cette eau aussi blanche que le lait avec un peu de sel, et on mangeait un quart d’un pain chacun. »
Aucune permission de sortie n’est possible. Aucune date de sortie n’est donnée. Sa famille lui envoie du tabac à chiquer quelques fois. « Seule ma mère s’occupait des enfants. Il était rare qu’elle reçoive de l’aide car tout le monde était dans la même situation. » Personne ne saura comment elle et ses filles auront réellement vécu en son absence.
Relâché comme il a été emprisonné : sans raisons
En 1959, et après 18 mois d’incarcération il est relâché sans explication. Il réintègre son groupe révolutionnaire. Le FLN distribue également aux familles des denrées alimentaires. Une partie des rations est cuisinée par les habitants à destination des combattants. Son épouse Aïchouche, décédée, et d’autres femmes de son village et d’Algérie ont elles aussi participé à la lutte indépendantiste aussi de cette manière.
Durant le cessez-le-feu de 1962, les agents et responsables du FLN visitent la population. El Bachir a la mission d’accompagner le célèbre commandant Si H’mimi depuis Ouled Ayad jusqu’au Hammam Guergour. L’armée coloniale a eu vent de son arrivée. El Bachir qui monte la garde devant la porte témoigne : « malgré le cessez-le-feu les militaires français, armés, ont cerné la maison où se trouvait Si H’mimi, puis le village et les moudjahidin, armés, les ont encerclés. On s’est retrouvé dans cette tension pendant trois heures. Puis les Français sont partis en disant soit-disant qu’ils étaient simplement venus voir. » Puis peu de temps après, le cinq juillet arrive, et enfin la paix pour quelques temps.
« Le jour de l’indépendance, on a fêté ça. Il y avait de la joie. » C’est la seule fois que le mot joie fera surface durant cette discussion inédite avec mon grand-père Ahmed Lahmar. Soixante ans après la fin de la guerre d’Algérie, El Bachir a enfin pu mettre des mots sur les images qu’il avait en tête, et moi une raison sur les silences de nombre d’Algériens et d’Algériennes sur cette histoire aussi singulière que collective.
Un jeune homme naïf est plongé bien malgré lui au cœur des rivalités de pouvoir dans la prestigieuse institution d’Al-Azhar. Sur cette trame apparemment très simple et maintes fois traitée, Tarik Saleh propose un thriller politique particulièrement efficace et ancré dans l’Égypte contemporaine.
Lauréat du prix du scénario du festival de Cannes en 2022, La Conspiration du Caire centre son intrigue sur le personnage d’Adam, un modeste fils de pêcheur qui parvient à intégrer la célèbre université Al-Azhar au Caire. Adam est rapidement impliqué contre son gré dans une série de manœuvres ayant pour but de désigner le successeur du grand imam d’Al-Azhar, subitement décédé.
AU COEUR DE L’ISLAM SUNNITE
La Conspiration du Caire est en premier lieu un film sur le pouvoir : il met ainsi en scène les rivalités entre deux grands acteurs, l’un religieux (l’institution Al-Azhar) et l’autre politique (ici la sûreté de l’État), pour la nomination du nouveau grand imam. L’enjeu est tout de suite explicité : Al-Azhar étant l’une des plus importantes universités de théologie du monde sunnite et l’institution religieuse la plus prestigieuse en Égypte, son grand imam dispose de facto d’une autorité morale importante. L’État cherche donc à le mettre sous tutelle tandis que les principaux responsables de l’université luttent pour garder leur indépendance.
Lui-même en butte à la féroce répression du régime égyptien1, le réalisateur suédois d’origine égyptienne en livre ici une sévère critique. Bien que le président Abdel Fattah Al-Sissi ne soit jamais explicitement nommé par le film, contrairement aux précédents raïs, les nombreux portraits à sa gloire qui parsèment les rues du Caire traversées par les personnages ne laissent aucun doute sur l’ancrage du récit dans l’Égypte post-révolutionnaire. L’autoritarisme du dictateur égyptien est mis en scène à plusieurs reprises : non seulement il manifeste une volonté de contrôler toutes les institutions, un de ses subordonnés directs rappelant par exemple qu’il doit demeurer « le seul pharaon » du pays, mais les services de sécurité se caractérisent par leur brutalité (manipulations en tout genre, recours à la torture et aux exécutions arbitraires).
Nous sommes ici évidemment bien loin de la série télévisée égyptienne Le Choix (Al-Ikhtiyar), véritable œuvre de propagande à la gloire de l’armée et de Sissi. Seule la représentation des Frères musulmans peut initialement interroger, le discours et les actions des personnages reprenant globalement la vulgate d’un groupe terroriste et extrémiste. Pour autant La Conspiration du Caire n’est pas un documentaire et les personnages du film supposément proches des Frères musulmans sont loin d’être les seuls caractérisés par leur égoïsme, leur hypocrisie ou leur violence.
Le scénario ne se limite pas toutefois à un affrontement un peu simpliste et binaire entre pouvoir religieux et pouvoir étatique. Son intérêt consiste précisément à mettre en scène des rivalités et des tensions au sein de chacune de ces institutions, qu’il s’agisse de la lutte féroce entre les principaux cheikhs pour prendre la direction d’Al-Azhar, des divergentes interprétations de l’islam parmi les étudiants ou encore des dissensions entre cadres de la sûreté de l’État. Tous les personnages semblent largement mus par leurs intérêts personnels, même si certains sont plus habiles que d’autres à les masquer derrière de plus nobles préoccupations (la réputation d’Al-Azhar, l’ordre public, etc.).
L’ÉMANCIPATION D’UN JEUNE GARÇON NAÏF
Le film se garde donc de tout manichéisme et met bien en lumière les enjeux de pouvoir qui existent au sein de toute institution. Sa réussite tient notamment à l’équilibre qu’il parvient à atteindre entre son ancrage affirmé dans l’Égypte contemporaine par le choix des acteurs, de la langue de tournage, du cadre, des décors…, et sa dimension finalement universelle. Il s’agit bien d’une œuvre de fiction, qui prend des libertés avec la réalité, même si elle est évidemment nourrie par la situation politique actuelle au Caire. Lorsque les cheikhs d’Al-Azhar affirment par exemple dans le film que l’université est toujours parvenue à échapper à la tutelle de l’État, il s’agit d’une interprétation très abusive de la réalité. À aucun moment le spectateur n’a non plus le sentiment de sombrer dans une forme d’orientalisme qui dépeindrait un régime arabe forcément autoritaire et un islam forcément violent ou obscurantiste.
Le réalisateur maîtrise les codes du thriller politique, comme il l’avait déjà prouvé avec Le Caire Confidentiel, véritable succès critique et public à sa sortie en 20172. La Conspiration du Caire fait immanquablement écho à d’autres films, de Un Prophète (Jacques Audiard, 2009) aux Marches du pouvoir (George Clooney, 2011), notamment à travers le héros du film, Adam. Ce dernier est l’archétype du personnage de jeune garçon naïf qui est d’abord impliqué contre son gré dans des jeux de pouvoir qui le dépassent complètement, mais qui se révèle plutôt doué et tente graduellement de s’émanciper. Irréprochablement interprété par Tawfeek Barhom, Adam accompagne le spectateur dans la découverte de l’hypocrisie et de la violence de figures prestigieuses censées incarner une forme d’autorité et de probité. De la même manière, le colonel Ibrahim incarné par Fares Fares est la figure typique du flic torturé, pour qui la fin a toujours justifié les moyens, mais qui voit ses convictions bousculées par la situation.
L’apparence très démodée de ce dernier, son épaisse tignasse de cheveux poivre et sel, ses grosses lunettes rectangulaires, sa veste en cuir noir trop grande, comme ses préférences musicales datées (des chants militaires de l’époque de la guerre au Yémen passant dans sa voiture) s’accordent bien avec le scénario : elles accentuent le contraste entre ce vieux policier un peu dépassé et son supérieur, plus jeune, plus moderne, plus ambitieux. Cet ancrage dans le passé constitue également un manifeste hommage aux films policiers, mais le trait pourra sembler parfois un peu trop appuyé.
AMBIANCE CARCÉRALE
La tension propre aux personnages principaux est habilement renforcée par la bande sonore — classique, mais efficace — et surtout par le cadre du film. La Conspiration du Caire se déroule pour l’essentiel à l’intérieur de l’université Al-Azhar — faute de pouvoir tourner en Égypte, c’est la mosquée Süleymaniye d’Istanbul qui sert de cadre au film —, dans une ambiance qui rappelle beaucoup les films de prison. Le film n’est pas à proprement parler un huis clos puisque les différents protagonistes quittent à intervalles plus ou moins réguliers l’université, sans que l’on ne sache d’ailleurs s’ils en ont véritablement le droit. Probablement en raison de contraintes pratiques, à savoir l’impossibilité pour Tarik Saleh de tourner son film au Caire, les décors extérieurs apparaissent quelque peu limités et redondants. Ainsi, ces scènes sont toujours filmées par des plans très resserrés, souvent dans l’habitacle d’un véhicule et de nuit. Le réalisateur parvient toutefois à en tirer profit puisqu’en découle à la fois un sentiment de désorientation, que l’on partage avec ce jeune Adam issu d’un petit village et qui se retrouve ballotté avec son sac à dos de lycéen d’un lieu à un autre de cette gigantesque mégapole du Caire, et un sentiment d’étouffement provoqué par le fait que l’on ne distingue jamais clairement quoi que ce soit de cette ville.
À l’intérieur même d’Al-Azhar, Tarik Saleh construit un contraste saisissant entre des lieux qui sont très clos : les bureaux exigus des cheikhs, les dortoirs surpeuplés et bruyants, l’escalier étroit et sombre d’un minaret, et d’autres espaces nettement plus ouverts, comme la grande salle de prière ou la très vaste cour principale. La mise en scène accentue cette dimension carcérale : les scènes dans les lieux clos sont souvent filmées en plans relativement resserrés et, lorsqu’il est dans le dortoir, Adam est généralement vu à travers le grillage de son lit, dans un parallélisme évident avec les barreaux d’une cellule. Quand les personnages se trouvent au balcon du minaret qui surplombe la cour, offrant la possibilité d’observer — voire de surprendre — tout ce qui s’y passe, c’est plutôt le panoptique qui est convoqué3.
La cour elle-même est d’ailleurs le théâtre de plusieurs scènes marquantes, à l’instar de celle qui voit s’affronter indirectement deux cheikhs instruisant chacun leur groupe d’étudiants et dont la rivalité est mise en scène par différentes techniques cinématographiques telles que la construction de dialogues parallèles qui semblent se répondre, ou encore les prises de vues s’apparentant à une succession de champs-contrechamps.
S’il n’est sans doute pas exempt de défauts, La Conspiration du Caire s’avère donc une œuvre de fiction tout à fait prenante et maîtrisée.
50 ans après le procès de Bobigny, la célèbre avocate reste une icône du féminisme français. Dans son enquête « Gisèle Halimi, la fauteuse de troubles », Ilana Navaro explore les facettes de cette figure, de ses origines tunisiennes à ses combats anticoloniaux.
À l’oreille, le H est aspiré. Gisèle (Hhh)alimi est une enfant de la Goulette, une ville pauvre tout près de Tunis. Dans son enquête, sortie en podcast sur France culture et déclinée en livre « Gisèle Halimi, la fauteuse de troubles », Ilana Navaro revient sur cette figure de la gauche et du féminisme français.
50 ans après le procès de Bobigny, qui a inscrit l’avocate dans les livres d’histoire, que représente Gisèle Halimi ? Française, Tunisienne, Juive, féministe, anticolonial…
L’avocate incarne de nombreux combats. Des luttes inachevées. En 2021, Emmanuel Macron renonce à la faire entrer au Panthéon. Trop clivante. Ses identités, les combats qu’elle a menés et ce qu’elle représente étant sans doute trop lourd à porter, selon Ilana Navaro. Interview.
Cinquante ans après le procès de Bobigny, que peut-on retenir de Gisèle Halimi ?
Elle est une icône du féminisme français, une figure qui a fait bouger les lignes. C’est pour ça qu’elle est connue en France. J’ai fait ce podcast pour montrer ce que l’on connaît moins de cette avocate. À son décès, on parlait très peu de ses origines tunisiennes et de son combat anticolonial.
Le féminisme français ne se voit sans doute pas comme tunisien
J’ai aussi essayé de comprendre comment elle était devenue l’icône du féminisme français, elle, qui vient d’une banlieue de Tunis. Quand on y pense, l’icône du féminisme français est aussi une Tunisienne. On ne se l’imagine pas une seconde en France. Le féminisme français ne se voit sans doute pas comme tunisien (rires).
L’année dernière, deux femmes étaient en lice pour entrer au Panthéon. Joséphine Baker et Gisèle Halimi. Vous avez réalisé un documentaire sur Joséphine Baker. Comment avez-vous analysé cette séquence ?
C’était un moment assez incroyable, parce que j’étais en train de terminer le podcast sur Gisèle Halimi. Ma collègue m’a dit : « Mais, ce n’est pas possible, tu travailles avec Macron ! » (rires).
Je me suis beaucoup questionnée sur mon rapport à la France et au Panthéon, le sommet de la francitude. En travaillant sur elles, je pose la question de l’identité française. Qu’est ce qu’il faut faire ou ne pas faire pour devenir une héroïne de la République ?
Emmanuel Macron n’allait pas pouvoir assumer Gisèle Halimi dans ses combats anticoloniaux
Quand Emmanuel Macron a annoncé qu’il allait panthéoniser Joséphine Baker et pas Gisèle Halimi, évidemment j’ai fait un petit ‘gloups’. Mais je n’étais pas surprise.
Emmanuel Macron n’allait pas pouvoir assumer Gisèle Halimi dans ses combats anticoloniaux. C’est très clairement pour ça qu’il se passe rien pour Gisèle Halimi. Il a choisi, on va dire, la solution de facilité. Mais j’étais contente pour Joséphine Baker et je pense que c’était important.
Cela dit quelque chose des crispations autour du passé colonial en France ?
Bien évidemment, ce récit n’a jamais été articulé. Je ne veux pas dire du mal de Joséphine Baker, mais la France l’a bien mieux accueillie que l’Amérique de la ségrégation. Son souci à elle, c’était les États-Unis, pas les colonies françaises. C’est donc plus facile pour la France de se l’approprier. Elle a une jolie histoire avec la France, cependant cela reste une expérience très singulière.
Gisèle Halimi, c’est une tout autre histoire. Elle a idéalisé la France à l’école et par son éducation familiale. Elle a grandi avec une image de la France qui n’est pas sans lien avec son statut de minoritaire en Tunisie.
Comme si elle n’avait jamais cessé d’être une petite fille qui voulait que la France reste le pays de ses rêves
Pour la minorité dont elle est issue, la France était le pays des droits de l’homme. Beaucoup de juifs étaient dans ce cas, et beaucoup ont adhéré au Parti communiste tunisien. Son éveil politique tient à cette histoire-là.
Certains intervenants témoignant dans le livre le disent : c’est comme si elle n’avait jamais cessé d’être une petite fille qui voulait que la France reste le pays de ses rêves. Elle a tellement cru en l’idéal français qu’elle en a été déçue. À tel point qu’elle a mis la France sur le banc des accusés.
Et c’est ce qu’elle a fait lors de ces premiers procès, en Tunisie puis en Algérie. Elle a mis la France face à ses contradictions : comment pouvait-elle prôner la liberté, l’égalité la fraternité et pratiquer la torture sur un peuple qui demandent sa liberté ?
Elle entretient donc une histoire contrariée avec la France…
L’histoire d’intégration incarnée par Gisèle Halimi est passionnante. Elle a une voix et une manière d’articuler qui est hallucinante. Gisèle n’a aucun accent contrairement aux personnes de sa génération. Elle a effacé tout ça pour maîtriser l’arme de ceux qui détiennent le pouvoir. Une de nos intervenantes, Karima Dirèche (historienne), parle même d’un « accent de bourgeoise versaillaise ».
Pouvez-vous nous parler de sa relation avec Djamila Boupacha, la militante du FLN qu’elle a défendue ?
Avec Djamila Boupacha, il y a eu une sorte d’effet miroir. Elle le dit dans ses mémoires, ça l’a touchée à un endroit assez profond. Djamila Boupacha est une femme, elle a été torturée et a perdu sa virginité (violée par des soldats français). Même si elle ne verbalise pas complètement, elle la comprend à cet endroit-là.
Un homme ou une occidentale n’aurait pas forcément pu comprendre le sens de cette humiliation. Elle était une avocate femme et elle était maghrébine.
Gisèle Halimi ne vient pas du tout d’un milieu progressiste, elle sait ce que c’est d’être stigmatisée par les siens. Elle a dû elle-même subir tout un tas de pressions contre lesquelles elle s’est révoltée.
C’est peu connu mais Gisèle Halimi a toujours caché son premier mariage arrangé. Elle craignait, je pense, de ne pas être respectée par les féministes (françaises des années 70), si elle le dévoilait.
Dans une interview, Djamila Boupacha dit de Gisèle Halimi qu’elle était plus que son avocate, « elle était sa sœur »…
Elles n’ont jamais cessé d’être amies. Elle a suivi Djamila Boupacha après le procès. J’ai essayé dans l’enquête de comprendre quel était leur lien et c’est le fils de Gisèle Halimi qui m’a donné la clef de compréhension.
Après l’indépendance, Djamila Boupacha était censée avoir toute sa place dans la politique algérienne. Elle avait été mise en avant comme une combattante par le FLN, mais elle a très vite compris que ça allait coincer. Après la libération, les femmes ont été mises à l’écart. Ça rejoint son combat féministe.
Du mercredi 09 novembre 2022 au dimanche 5 mars 2023 Musée de l'Armée- Invalides Paris
Le 4 juin 1958, le général de Gaulle, depuis le balcon du Gouvernement général et devant une foule échauffée, prononce son célèbre discours d’Alger. Il débute son allocution par une phrase-clé qui, par son ambiguïté et sa portée politique, deviendra historique. Dans le cadre du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, le musée de l’Armée propose un éclairage sur l’expression-symbole « Je vous ai compris ! » En complément de l’exposition temporaire, des cycles de séances de cinéma et une table-ronde sont prévus.
Exposition temporaire «Je vous ai compris !»
Du mercredi 09 novembre 2022 au dimanche 5 mars 2023, le musée de l’Armée présente une exposition pour le moins originale. Au sein de l’historial Charles de Gaulle, et en écho au 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, l’exposition temporaire « Je vous ai compris ! » revient sur cette expression-symbole, volontairement énigmatique et sujette à toutes les interprétations possibles, prononcée par le Général de Gaulle pendant son discours à Alger le 4 juin 1958.
Le parcours d’exposition réunit de nombreuses sources documentaires : caricatures, unes de magazines, tracts, bandes dessinées, photographies, films de propagande… Une collection exhaustive qui aborde les différents points de vue et les divers ressentis suscités, à cette époque, par le discours du général de Gaulle. « Je vous ai compris ! » s’inscrit dans une démarche historique et pédagogique. Elle nous offre un témoignage saisissant, en mettant en lumière une histoire commune entre la France et l’Algérie, et nous invite à nous interroger sur cette période si complexe.
Autour de l’exposition «Je vous ai compris»
○ Table-ronde Les Napoléon, Lyautey, de Gaulle : une histoire arabe de la France ?
Mardi 13 décembre 2022, 14h-18h
Accès gratuit sur réservation dans la limite des places disponibles.
Pour réserver votre place : [email protected] ; +33 (0)1 44 42 38 77
○ Cinéma La Guerre d’Algérie sur grand écran
Lundi 14 novembre 2022, 20h “La Bataille d’Alger“
Lundi 21 novembre2022, “L’Ennemi intime“
Lundi 9 janvier 2023, 20h “L’Honneur d’un Capitaine“
Lundi 16 janvier 2023, 20h “Des hommes“
L’ensemble des séances sont gratuites et se passent dans l’Auditorium Austerlitz.
🕒 Du mercredi 09 novembre 2022 au dimanche 5 mars 2023. Tous les jours de 10h à 18h, et jusqu’à 21h le mardi. Fermé le 25 décembre et le 1er janvier.
💶 14€ Plein tarif (accès à l’exposition et aux collections permanentes) / 11€ Tarif réduit et groupe (à partir de 10 personnes) (accès à l’exposition et aux collections permanentes) / 5€ Tarif 18-25 ans (ressortissants ou résidents UE) (accès à l’exposition et aux collections permanentes) / Gratuit pour les moins de 18ans.
Le nouveau billet de 2 000 dinars émis le 2 novembre par la Banque d’Algérie a relancé ces derniers jours le débat linguistique sur les réseaux sociaux du pays et dans la diaspora. En cause ? La mention en anglais du montant sur le billet, dont la valeur sur le marché parallèle est proche de 10 €: « Two thousand dinars. » « La première réaction a été de considérer qu’il s’agissait d’un nouveau signe politique du gouvernement algérien de prise de distance avec la langue française », explique Mohamed Iouanoughene, rédacteur en chef à Radio M.
Cette tendance, soutenue par une partie de l’opinion, s’est engagée à l’automne 2021 au moment de la crise entre Paris et Alger après les déclarations du président Macron sur la rente mémorielle et sur l’existence de l’État algérien avant la colonisation. Mais, selon le journaliste, « la polémique autour de ce billet a pris des tournants inattendus ». Un tweet par Jean-Luc Mélenchon a particulièrement fait réagir : « Ceci est un billet algérien. La langue commune ne l’est plus. Tristesse. Macron et Borne ont échoué en tout et pour tout. »
Mélenchon taxé de « néocolonialisme »
« Insupportable pour les Algériens, même pour ceux, nombreux, qui ont des sympathies pour lui et ses positions contre l’islamophobie », réagit Saïd Douar, un militant de gauche choqué par le dérapage « néocolonialiste » du leader de La France insoumise. « Il n’y a jamais eu un mot de français sur les billets de banque en Algérie. Toujours que de l’arabe. De quelle langue commune parle-t-il ? »
Cette polémique illustre la confusion sur les deux rives de la Méditerranée au sujet de la place réelle de la langue française en Algérie. Karim Amellal, ambassadeur, délégué interministériel à la Méditerranée d’origine algérienne, a rappelé à Jean-Luc Mélenchon que l’Algérie ne faisait pas partie de l’Organisation internationale de la francophonie (OIF).
Pourquoi pas le tamazight ?
Des voix se sont bien sûr exprimées en Algérie pour se réjouir du recours à l’anglais, en plus de l’arabe, sur le nouveau billet comme « signe d’ouverture au monde ». Mais de très nombreux commentaires montrent que la préférence est au maintien de la seule langue arabe, « comme cela a toujours été le cas » depuis l’indépendance et la création de la Banque d’Algérie et du dinar.
Certains y voient un autre problème : tant qu’à briser le monopole de l’arabe sur les billets, pourquoi ne pas l’avoir fait au profit du tamazight, langue berbère et deuxième langue nationale ? Mohcine Belabbas, ancien président du RCD (opposition démocratique) et ex-député, y voit « un abandon symbolique de la souveraineté ». Un point de vue largement partagé par les berbérophones, qui auraient souhaité que ce billet, célébrant les 60 ans de l’indépendance et la souveraineté retrouvée, consacre le pluralisme linguistique désormais reconnu dans la Constitution.
Le français, « un butin de guerre »
Le gouvernement, qui souhaite accélérer l’apprentissage de l’anglais, « langue internationale », se défend de vouloir le faire au détriment du français, qualifié de « butin de guerre » par Abdelmadjid Tebboune, reprenant les mots de l’écrivain Kateb Yacine.
Amine Kadi, de notre correspondant à Alger (Algérie)
Le 18 octobre, un hommage aux anciens combattants de la guerre d’Algérie a été rendu par le président de la République lors d’une prise d’armes dans la cour des Invalides. Une ultime commémoration en cette année du 60e anniversaire.
Pas de discours mais un communiqué sur le site de l’Élysée. Ce 18 octobre, hommage a été rendu aux anciens combattants de la guerre d’Algérie, « engagés, appelés ou supplétifs » qui « ont vécu ce conflit en première ligne, dans leur chair et leur conscience ». Cette date marque l’anniversaire de la loi de 1999, qui reconnaît enfin une « guerre » longtemps laissée sans nom. Et pour laquelle, entre 1954 et 1962, la France envoya près d’un million et demi d’hommes et de femmes se battre pour elle.
Reconnaître toutes les mémoires
C’était l’une des préconisations du rapport sur la colonisation et la guerre d’Algérie remis par l’historien Benjamin Stora à Emmanuel Macron, en janvier 2021. « On ne pouvait pas terminer cette année du 60e anniversaire sans un geste particulier pour les appelés et à toutes ces familles qui attendaient leur retour », insiste l’historien présent aux Invalides. Pour lui, seule la commémoration des principaux groupes de mémoire – harkis, Français d’Algérie, indépendantistes, anciens combattants – peut permettre « des compromis mémoriels ».
De fait, Emmanuel Macron s’est attaché à rendre hommage, par des discours et des gestes symboliques, à tous ces porteurs de mémoire. Reconnaissant les « manquements » de la République française envers les harkis, comme la responsabilité de l’État dans l’assassinat des indépendantistes Maurice Audin et Ali Boumendjel. Ou encore dans la fusillade de la rue d’Isly à Alger, où tombèrent des partisans de l’Algérie française.
Cette cérémonie aux Invalides a été ainsi précédée d’un message présidentiel, la veille, dénonçant les « crimes inexcusables pour la République », à propos du massacre des manifestants algériens par la police à Paris, le 17 octobre 1961. Et le communiqué du 18 octobre veillait aussi à rappeler la condamnation de ceux, qui parmi les combattants, « se sont placés hors la République ». « Cette minorité a répandu la terreur, perpétré la torture, envers et contre toutes les valeurs d’une République fondée sur la déclaration des droits de l’homme et du citoyen. »
Concomitance ou marque d’un non-choix
Dans cette multiplication de gestes et de paroles de reconnaissance, certains saluent une « concomitance des mémoires », à l’instar de l’historienne Naïma Yahi, qui a fait partie de la commission Stora. « La célébration des mémoires combattantes n’empêche en rien celle du 17 octobre, souligne-t-elle, l’important est que ces deux mémoires soient considérées et reconnues avec la même force, qu’elles ne soient pas hiérarchisées et que se tisse ainsi la reconnaissance de la République. » Tout comme Benjamin Stora, elle défend aujourd’hui la panthéonisation de Gisèle Halimi, en hommage à « tous ceux qui ont porté les valeurs de la République en soutenant la lutte des indépendantistes contre un système colonial injuste ».
D’autres voient cependant dans cette pluralité de commémorations « la marque d’un non-choix », selon les mots de Sylvie Thénault, spécialiste de la guerre d’indépendance algérienne. « Cette politique mémorielle se veut équilibrée mais elle porte sur une situation historique fondée sur un déséquilibre majeur, où certains ont connu le viol, la torture. C’est la question de l’impunité que l’on ne questionne pas. Quant à la “réconciliation des mémoires”, elle ne s’impose pas. La mémoire des individus se respecte, c’est tout. »
Partisane de la mise en place d’une justice transitionnelle sur la guerre d’Algérie, l’historienne appelle surtout à « traiter les séquelles de ce passé dans la société française ». Un travail qui passe, selon elle, par l’enseignement de cette période aux générations qui ne l’ont pas connue, comme par la lutte contre le racisme et les discriminations. Une autre préconisation du rapport Stora vise à développer aussi les bourses de recherche entre les deux rives et à faire dialoguer des jeunes issus des différents groupes mémoriels. Pour, à défaut de les réconcilier, « décloisonner les mémoires de la guerre d’Algérie ».
Les commentaires récents