Il y a tout juste 80 ans, les forces alliées débarquaient dans les colonies françaises du Maroc et d’Algérie. Un tournant majeur de la seconde guerre mondiale qui doit beaucoup à 400 jeunes résistants algérois.
Sous le crachin têtu de ce samedi de septembre, entre les rangées de stands alignés pour la fête des associations du 14e arrondissement de Paris, soudain, une voix tonne : « Chefs français ! Soldats, marins, aviateurs, fonctionnaires ! Colons français d’Afrique du Nord, levez-vous donc ! Aidez nos alliés ! Joignez-vous à eux sans réserve. La France qui combat vous en adjure. » Un couple de quinquagénaires se retourne, un homme se fige sur sa canne. « Que par vous nous rentrions en ligne, d’un bout à l’autre de la Méditerranée, et voilà la guerre gagnée, grâce à la France ! » De l’ombre d’une tente surgit une femme, jean et sneakers, une liasse de prospectus à la main. Elle alpague les passants, interloqués : « Le 8 novembre 1942, ça vous dit quelque chose ? Le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, l’opération “Torch” ? Non ? C’était de Gaulle, ce soir-là, sur la BBC. » Hochements de tête. Il pleut.
Nicole Cohen-Addad se retire sous le barnum où trône un étendard tricolore avec la croix de Lorraine et le nom de l’association qu’elle préside : Les Compagnons du 8 novembre 1942 – Actes de résistance : mémoire et recherche. L’intitulé est long, mais elle y tient. Elle est la fille de l’un des quelque 400 jeunes civils qui aidèrent les troupes alliées à prendre Alger aux forces de Vichy. Médecin-chercheuse, héritière d’archives de ce réseau, c’est avec la volonté de « stimuler le travail scientifique sur l’opération “Torch” et ses acteurs » qu’elle a fondé l’association, en 2014.
Elle-même a réalisé des entretiens vidéo de résistants, tous aujourd’hui disparus ou trop âgés pour témoigner, monté trois colloques, dont le prochain, les 28 et 29 novembre, se tiendra au Musée de l’armée, à Paris. Le 7 novembre, date du début de l’opération « Torch », l’étendard brodé des Compagnons du 8 novembre 1942 flottera sous l’Arc de triomphe, lors de la cérémonie organisée, chaque année, par l’association. Pour ce 80e anniversaire, « nous serons quatre », prévient Nicole Cohen-Addad. L’hommage sera discret, à l’image de la place de cet événement dans la geste mémorielle de la seconde guerre mondiale.
Héroïsme et compromission
Deux lignes, parfois, dans les manuels scolaires, aucun mémorial… Le débarquement allié en Algérie et au Maroc vivote dans l’angle mort d’un récit où celui de Normandie tient la vedette, tandis que celui de Provence, réputé oublié, fut salué en divers temps par les présidents Chirac, Hollande, Sarkozy et Macron. Rien de tel pour « Torch ». « Son importance est minorée », confirme l’historien Olivier Wieviorka. Sa collègue Christine Levisse-Touzé, spécialiste de l’histoire de ce conflit et autrice de L’Afrique du Nord dans la guerre. 1939-1945 (Albin Michel, 1998), y voit pourtant un « tournant décisif ». Première action conjointe des armées de Churchill et de Roosevelt, « Torch » a permis, selon elle, le « basculement dans le camp allié de toute l’Afrique du Nord, qui devint dès lors le tremplin pour la campagne d’Italie, les débarquements en Sicile, en Corse, en Provence ». Dès lors, comment expliquer cet oubli ? « Un événement, pour avoir vocation à entrer dans la mémoire collective, doit être porteur d’un récit simple, manichéen même », estime un autre historien, Henry Rousso. Ce n’est pas le cas de « Torch », épisode nimbé d’héroïsme rocambolesque et mité de compromissions. Il raconte pourtant ce dont est faite, parfois, une victoire.
Le tableau est sombre, en cet été 1942, où Américains et Britanniques tentent de décider d’une offensive commune, en discussion depuis six mois. Les Allemands contrôlent la majeure partie de l’Europe, ils sont aux portes de Stalingrad et du pétrole caucasien. Les troupes germano-italiennes s’apprêtent à entrer en Egypte, les Japonais dominent l’Asie du Sud-Est. La victoire d’Hitler semble inéluctable. Pour s’y opposer, le président Roosevelt privilégie une offensive frontale à l’ouest de l’Europe, ouvrant ce « deuxième front » tant réclamé par un Staline aux abois. Churchill, lui, plaide pour une action plus modeste, en Algérie, tête de pont idéale pour contrer l’Axe en Tunisie, en Egypte, en Libye, et sécuriser l’accès au canal de Suez, porte des Indes. Fin juillet 1942, l’armée américaine n’étant pas encore prête à un affrontement majeur, la ligne britannique l’emporte : les Alliés débarqueront en Algérie, et aussi au Maroc, afin de se protéger d’une éventuelle riposte à partir de l’Espagne franquiste. L’Algérie et le Maroc, ces deux pièces de l’Empire français vichyste, recèlent une ressource précieuse : l’armée d’Afrique, 100 000 hommes, qu’il s’agira d’amener à reprendre le combat.
« Le plan est audacieux », relève Olivier Wieviorka. 107 000 hommes (84 000 Américains, 23 000 Britanniques) seront transportés et escortés par une armada de 300 navires au départ du Royaume-Uni et des Etats-Unis. Ils devront débarquer de nuit, sur neuf sites de la côte, dispersant leurs forces sur 1 400 kilomètres.
Puissants mouvements antisémites d’Algérie
Six sites sont retenus au Maroc, trois du côté algérien (près d’Oran et à Alger). Les Américains auront la haute main sur l’opération, dirigée par le général Eisenhower. Une inconnue : comment réagiront les militaires français qui, tous, ont fait le serment au maréchal Pétain de « se défendre contre quiconque » ? La question se double d’un casse-tête : trouver le chef militaire français capable de « retourner » cette armée et de s’imposer à la société coloniale d’Algérie. L’enjeu est crucial, car ce pays est alors le centre du pouvoir civil et militaire de Vichy sur ce continent. Roosevelt ne veut pas de De Gaulle, qu’il méprise. Pour prévenir un tir de barrage comme pour harponner le général ad hoc, des appuis locaux seront précieux.
Washington n’ayant pas rompu avec Vichy, Roosevelt a un représentant personnel à Alger, le consul Robert Murphy, diplomate aux nombreuses oreilles… Il en faut, dans cette Algérie française, pour débusquer ses vrais amis. Car la minorité européenne, qui domine les 8 millions de musulmans, a massivement accueilli Vichy avec une docilité, voire un zèle inconnus en métropole. Comme le relève Jacques Cantier, historien de l’Algérie sous Vichy, « le projet pétainiste d’un Etat national, autoritaire, hiérarchique et social répondait aux aspirations de la fraction importante des Français d’Algérie votant à droite et à l’extrême droite ». Et lorsque le Maréchal a dénoncé les juifs comme « responsables de la défaite », il n’a fait qu’exciter la vieille revendication des puissants mouvements antisémites d’Algérie : abroger le décret Crémieux, qui, en 1870, a accordé collectivement aux juifs autochtones la citoyenneté française. Tel fut l’objet de la première loi de Vichy en Algérie, le 7 octobre 1940, suivie aussitôt de nombreuses mesures « raciales ».
A l’automne 1942, les 110 000 juifs d’Algérie vivent au ban de la société, privés de nationalité et de droits civiques. Comme ceux de métropole, ils ont été exclus de très nombreuses fonctions et métiers. Mais c’est en vertu d’un quota instauré par le pouvoir local qu’ils ont été également contraints de retirer leurs enfants des écoles et des lycées. Ils sont fichés, la spoliation de leurs biens vient de commencer. Dans tout le pays, la vie sociale est rythmée par les défilés des 180 000 adhérents à la Légion des anciens combattants, diligents propagandistes de la « révolution nationale » de Pétain, tandis que les volontaires du Service d’ordre légionnaire (SOL) traquent les « indésirables ». Communistes, nationalistes algériens, républicains espagnols, francs-maçons, gaullistes, soldats juifs bannis de l’armée d’armistice : ils sont 15 000, croupissant dans des camps algériens.
Le « groupe des 400 »
Dans ce monde quadrillé, les opposants à Vichy sont discrets. C’est ainsi que, dès l’automne 1940, s’est formé, dans un gymnase d’Alger, un des noyaux du réseau qui, grâce à une formidable ruse, va jouer un rôle décisif dans le succès du débarquement allié. A l’insu du patron du lieu, le boxeur Géo Gras, des jeunes s’entraînent, sous l’effigie du Maréchal, à riposter aux agressions antisémites. A la même époque, un étudiant de la faculté de médecine d’Alger, José Aboulker, rêve de voir débarquer ces Anglais pugnaces, capables de résister au Blitz. Il a 20 ans, il est le fils d’une lignée de médecins et de notables républicains juifs algérois. Son père, Henri Aboulker, professeur de médecine et grand blessé de guerre, président d’honneur du Parti radical, est gaulliste, comme toute la famille, qui vit suspendue à l’écoute clandestine de Radio Londres.
Quand les Etats-Unis entrent en guerre, en décembre 1941, le jeune homme ne doute plus : il faut se préparer à aider une opération alliée. Il en discute à mi-voix avec des copains de fac, des proches. Il est brillant, impressionnant de calme et de prestance. Il convainc. « La transformation de réunions d’amis pour parler en groupes pour agir s’est faite insensiblement », écrira-t-il dans ses Mémoires (La Victoire de 8 novembre 1942. La Résistance et le débarquement des Alliés à Alger, Le Félin, 2012).
Sous son impulsion, des groupuscules se forment, avec une règle : cinq membres et un chef, pas plus. José Aboulker connaît les chefs, qui ne se connaissent pas. Il apprend l’existence d’autres groupes à Alger, dont celui du gymnase. Dirigé par un parent de José, Raphaël Aboulker, il s’étoffe et se militarise avec pour instructeurs le lieutenant Jean Dreyfus, le capitaine Pillafort et le commissaire Achiary, chef du bureau de la surveillance du territoire. « Par facilité et sécurité, on recrute son frère, son cousin », expliquera-t-il. Les recrues ont entre 20 et 25 ans, leurs leaders, 35 ans au maximum.
Ainsi se monte, à Alger, un réseau en étoile dirigé par José Aboulker et dont plus des trois quarts des membres sont juifs. Il le désignera après guerre comme le « groupe des 400 ». Oran aussi dispose de son réseau, plus modeste, monté par l’industriel et officier Roger Carcassonne, un autre cousin de José.
Postes à neutraliser
En mars 1942, cette Résistance entre dans le grand jeu de l’aide au débarquement dont les Alliés examinent alors les diverses options. José Aboulker est présenté à Henri d’Astier de La Vigerie, l’un des métropolitains d’extrême droite et germanophobes venus en Algérie pour pousser les Américains à faire revenir l’Afrique française dans la guerre. Ce fut « l’entente parfaite, racontera Aboulker. Il était royaliste et antisémite. Il avait 45 ans. Je suis juif et antifasciste. J’avais 22 ans. Notre motivation commune était le patriotisme ».
A chacun sa mission, d’ordre plutôt paramilitaire pour Aboulker, politico-diplomatique pour Astier et ses relations d’extrême droite. Le premier continue à recruter et à préparer la prise d’Alger, les seconds aident les Américains à trouver le chef idoine pour emmener l’armée d’Afrique. Le choix se portera, à l’automne, sur le général Giraud, pétainiste évadé d’Allemagne. Quant à la prise d’Alger, voilà des semaines que José Aboulker y travaille, inspiré par La Technique du coup d’Etat, de Malaparte, recensant les postes à neutraliser. Il est bientôt épaulé par un officier recommandé par Astier et qu’il découvre être… son voisin d’immeuble : le colonel Jousse.
Nommé en octobre chef de la garnison d’Alger, l’officier a une idée de génie alors qu’il prend connaissance du plan de maintien de l’ordre prévu en cas d’invasion : des volontaires du SOL, identifiés par un brassard et munis d’un ordre de mission, doivent relever la garde des postes stratégiques en attendant l’intervention de la troupe. Eurêka ! Telle sera la « mission » des insurgés quand les Alliés s’apprêteront à débarquer. Munis de brassards dérobés et d’ordres de mission signés par le colonel en personne, ils iront prendre sans violence le contrôle des centres du pouvoir civil et militaire et de leurs moyens de communication…
Enfermé dans un placard
Le 30 octobre, Robert Murphy, le représentant de Roosevelt, confie à José Aboulker la date du débarquement : la nuit du 7 au 8 novembre. Le moment est venu d’accélérer les préparatifs. Les Américains ont promis des armes, mais les deux tentatives de livraison effectuées sur les côtes algériennes ont échoué. Il faudra se contenter de fusils datant de la première guerre mondiale.
Le 7, José convoque les chefs de groupes au QG de la Résistance installé dans le vaste appartement familial. C’est là que sont distribués les ordres de mission. Là aussi que, dans une salle de bains, est installé l’émetteur radio destiné à assurer les communications entre Murphy et Eisenhower, à Gibraltar. Là encore qu’à 22 heures un chef de la police politique alerté par les va-et-vient est maîtrisé et enfermé dans un placard…
A 22 h 30, l’action commence, tandis que le débarquement est annoncé sur la BBC par des « Allô Robert ? Franklin arrive ». Les chefs de groupe filent vers un garage prendre des voitures et des fusils avant d’aller chercher leurs hommes et de partir les uns pour la ville, d’autres vers les plages pour guider l’arrivée de bateaux. Parmi ces derniers, Jean Daniel Bensaïd, connu plus tard sous ses deux prénoms comme journaliste. Chacun a sa feuille de route : José Aboulker au commissariat central, centre de commandement du « putsch » ; Astier au domicile du général Juin, commandant en chef des forces d’Afrique du Nord ; Raphaël Aboulker au 19e corps d’armée…
A 1 h 30, le 8 novembre, mission accomplie pour les « 400 », sans tirer un coup de feu. Les états-majors, la préfecture, le commissariat central, les centraux téléphoniques civils et militaires, Radio Alger, le palais du gouverneur général, les domiciles des principaux chefs militaires sont sous leur contrôle, avec leurs occupants. Juin est fait prisonnier, de même que le général Koeltz, chef du 19e corps d’armée, arrêté par le colonel Jousse. La surprise est totale pour les forces vichystes comme pour les renseignements allemands et italiens. Ils ont bien vu des navires faire route en Méditerranée, mais ils ont cru qu’ils allaient porter secours à Malte. « Le temps d’une nuit et d’une demi-journée, ces 400 jeunes sont l’honneur de la France », écrira, soixante-dix ans plus tard, Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Français libre et historien.
Contretemps fâcheux
Ils tiennent, en effet. Mais les troupes américaines tardent. Les premiers soldats n’arrivent par la route qu’à 16 heures, après un prudent contournement de la ville. Entre-temps, les gardes mobiles et les chasseurs blindés ont repris des postes tenus par les insurgés. Deux d’entre eux, Jean Dreyfus et le capitaine Pillafort, sont tués par des vichystes.
Un autre contretemps fâcheux, politique celui-là, se produit : le général Giraud, censé prendre la relève à Alger, n’est pas là, mais à Gibraltar, où il négocie ses prérogatives avec Eisenhower. En revanche, l’amiral Darlan, dauphin de Pétain et chef des armées de Vichy, est présent par hasard, accouru au chevet de son fils. C’est donc avec lui que les Alliés traitent, après l’avoir fait prisonnier. Le 10 novembre, au nom du « Maréchal empêché » (qui lui ôtera sa nationalité), il ordonne à ses troupes de cesser le feu en Algérie et au Maroc. Il y a urgence. A Alger, l’armée vichyste a été maîtrisée quasi sans combattre grâce aux « 400 ». Mais elle s’est déchaînée à Oran et au Maroc, où les insurgés avaient misé, à tort, sur un ralliement volontaire des chefs militaires. Bilan de la résistance opposée par Vichy : côté français, 1 346 morts, dont 999 au Maroc ; côté américain, 479 tués. Au total, 1 825 morts et 2 717 blessés, selon Christine Levisse-Touzé.
Liquider l’héritage vichyste
Un coup de trop ? « On surpasse Vichy, on croirait que l’idéal est d’imiter le nazisme », s’indigne le capitaine Beaufre, pourtant fidèle de Giraud. De Londres à Washington et New York, l’opinion s’émeut, réclame la démocratie. Sous pression américaine, Giraud libère les douze résistants. En mars, il annonce un prochain démantèlement de la législation vichyste… mais abroge, une seconde fois, le décret Crémieux. Toutefois, sa promesse de démocratie a permis un rapprochement avec de Gaulle, fort du soutien de toutes les composantes de la Résistance intérieure, auquel les Américains ne peuvent plus s’opposer. Le 30 mai 1943, le chef de la France libre arrive à Alger, acclamé par 10 000 manifestants considérés, il y a peu, comme « séditieux ».
En ce printemps 1943, un air de légèreté flotte sur l’Algérie. Les Allemands ont capitulé en Tunisie. L’Afrique du Nord est entièrement sous contrôle allié depuis le 13 mai. Alger, où 300 personnes sont mortes sous les bombardements de la Luftwaffe depuis le début de l’année, respire. Le déferlement de centaines de milliers de « Johnny » distribuant sodas, chewing-gums et nourriture au rythme du boogie-woogie a un avant-goût de libération… On apprend l’anglais à toute allure. Résistants de métropole et anciens députés affluent.
Aussitôt arrivé, de Gaulle forme avec Giraud un tandem contrarié à la tête d’un Comité français de libération nationale (CFLN), destiné à liquider l’héritage vichyste et à rétablir les lois de la République. Les juifs ne se verront toutefois restituer leur nationalité qu’en octobre, discrètement. Un an après « Torch », le 9 novembre 1943, Giraud évincé, de Gaulle devient le seul président du CFLN. L’ex-capitale de l’Afrique vichyste est désormais celle de la France résistante, en guerre. Fin novembre, de Gaulle nomme compagnons de la Libération, une distinction rare, six des résistants du 8 novembre 1942 : Henri d’Astier de La Vigerie, Germain Jousse, Roger Carcassonne, Jean Dreyfus, Alfred Pillafort et José Aboulker, qui a rejoint Londres en mai et travaille à organiser le service de santé du maquis.
Une opération aux oubliettes
Passé le temps des hommages à ses héros, que reste-t-il, de nos jours, de « Torch » ? Le souvenir de cette opération cruciale trébuche sur celui des vichystes en Algérie. « Après la guerre, on a estimé que Pétain agissait sous la pression, considérable, des Allemands. Mais l’Algérie en 1940-1943, c’est Vichy sans les Allemands », relève Henry Rousso. Ce constat gênant réveille les questions sur la nature du régime, sa représentation de la population, sa légitimité. Autre source d’embarras, la dimension coloniale du succès de l’opération : il rappelle que l’Algérie avait alors une position centrale pour la France et que son empire fut une base pour la France libre.
Outre-Atlantique aussi « Torch » est, pour ainsi dire, aux oubliettes. Il aura fallu attendre soixante-quinze ans, le 8 novembre 2017, pour que soit célébrée, à Washington, « la toute première commémoration de ce tournant critique de la guerre », selon les termes de l’hebdomadaire britannique The Economist. Il est vrai que l’épisode oblige à évoquer la raison pour laquelle les Américains avaient accepté de laisser en place le régime de Vichy : « Ils ne le reconnaissaient pas comme une puissance ennemie, rappelle Henry Rousso. Leur objectif, c’était la victoire contre les nazis. De surcroît, ils avaient parié contre de Gaulle et ils ont perdu. »
Quant à l’Algérie, « elle n’a aucune mémoire du débarquement allié, dit l’historien Benjamin Stora, spécialiste de ce pays. La deuxième guerre mondiale n’intéresse pas l’histoire officielle, alors même que le débarquement a joué un formidable rôle d’accélérateur du mouvement nationaliste ». La diffusion par les Américains de la Charte de l’Atlantique appelant les peuples à disposer d’eux-mêmes y a contribué. C’est à l’époque de leur présence, en février 1943, que les leaders Ferhat Abbas et Messali Hadj ont publié le Manifeste du peuple algérien réclamant, pour la première fois, « l’abolition de la colonisation ». Mais Messali Hadj puis Ferhat Abbas ont été mis à l’écart par le Front de libération nationale (FLN). Quant à la contribution des musulmans (60 % des effectifs) aux combats de l’armée d’Afrique, elle n’est pas valorisée. « Avoir servi dans l’armée française évoque les harkis, précise Benjamin Stora. Le seul souvenir attaché à cette guerre est celui de la répression sanglante des émeutes musulmanes à Sétif et Guelma, le 8 mai 1945, jour de la victoire. Il écrase tous les précédents. »
« C’étaient des patriotes, point »
En Algérie, une guerre s’achève, une autre se prépare, où l’on retrouve, pour comble, certains des mêmes acteurs, à front renversé. « Pour les aînés algériens, la résistance du 8 novembre 1942, c’est André Achiary, le commissaire devenu préfet de Guelma, responsable des massacres », raconte Nicole Cohen-Addad. On ignore, en revanche, qu’en juillet 1945 José Aboulker prononça un vibrant réquisitoire contre cette répression meurtrière à la tribune de l’Assemblée provisoire, à Alger.
« Aujourd’hui, c’est parmi les juifs originaires d’Algérie que la mémoire du débarquement allié est la plus vivace, estime l’historien Jacques Cantier. L’arrivée des Alliés leur a évité de connaître de nouvelles étapes dans les persécutions, voire le pire, à savoir des déportations, comme en Tunisie. » Leur recensement était achevé, la spoliation de leurs biens avait commencé, les brassards à étoile étaient commandés… Et puis, c’est le « groupe des 400 », constitué en très grande majorité de jeunes civils juifs, qui s’est illustré dans cette Résistance, avec pour figure tutélaire José Aboulker. Devenu par la suite chef du service de neurochirurgie de l’hôpital Beaujon, à Clichy-sur-Seine, il s’est éteint en 2009.
« La participation des juifs à la Résistance était très importante, relève l’historienne Renée Poznanski, même si c’était un fait tabou, car il ne fallait pas conforter la vulgate vichyste selon laquelle “la Résistance est manipulée par les juifs”. Mais je n’ai pas connaissance d’un réseau d’une telle homogénéité. » Pour José Aboulker, qui s’exprimait, en 1994, sur la « singularité juive » de son groupe, le sujet n’existait pas : « C’est Vichy qui comptait les juifs. Moi, je comptais les combattants. » Nicole Cohen-Addad est sur cette ligne : « C’étaient des patriotes, point. » Elle l’expliquera à nouveau, le jour anniversaire de l’opération, quand elle ira, comme chaque année, avec quelques « compagnons », déployer la carte du débarquement sur la discrète place du 8-Novembre-1942, à Paris, seul lieu en France rappelant ce moment-clé de la Libération.
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