Pour Karim Amellal, la connaissance de l’histoire entre la France et l’Algérie est indispensable si l’on veut lutter contre les blessures et les replis de la société.
Des suspects algériens sont arrêtés peu après l’explosion d’une voiture piégée dans une rue de Constantine, le 24 août 1955.
Ce n’est plus mon histoire, mais c’est encore la mienne. Pour moi, le 19 mars sonne de façon paradoxale. Je n’étais pas né et pourtant, chaque année, je ressens le besoin de penser à ce qu’il s’est passé à ce moment-là. Sans doute parce que mon père est né un 18 mars et qu’il y a comme une continuité entre les deux événements : l’histoire de mon père et l’histoire de son pays, qui est aussi le mien. Pour moi, les deux sont liés et leur lien relève de l’évidence. Or, ça ne l’est plus, ou ça ne l’a même jamais été pour beaucoup d’autres, comme moi Français d’origine algérienne.
Chez nombre de « jeunes », enfants ou petits-enfants de l’immigration algérienne, la distance qui sépare la représentation exaltée, fantasmée, du pays d’origine de leur connaissance réelle de sa culture et de son histoire, est souvent considérable.
Il y a beaucoup de raisons à cela, mais reconnaissons-le : en France, pour de nombreux enfants issus de l’immigration algérienne, le 19 mars 1962 ne signifie plus grand-chose. A peine est-ce un bruit sourd qui remonte chaque année à la surface, un grondement que l’on entend de loin et auquel, après avoir tendu l’oreille un instant, on ne prête plus attention.
Cela interroge : comment un événement aussi central dans notre histoire récente que la fin de la guerre d’Algérie, mais aussi au sein de nos familles, a-t-il pu ainsi passer à la trappe de nos mémoires ?
L’Algérie est partout aujourd’hui
Il me semble d’abord que, malgré la mobilisation de nombreuses associations et personnalités engagées, malgré le travail considérable des historiens, nous sommes encore en France, en 2022, les victimes collectives et collatérales de ce que Benjamin Stora appela en 1991, dans un livre qui fit date, La gangrène et l’oubli.
Trente ans après, au fond, très peu de choses ont changé. Le 19 mars – en réalité l’ensemble de la guerre d’Algérie et plus encore la colonisation de ce pays par la France – demeure pour nombre de jeunes Français d’origine algérienne un phénomène évanescent et parfois même davantage : un trou noir, un vaste silence.
Certains pourraient s’en réjouir, considérant que c’est là le symptôme d’un processus d’assimilation en cours qui gomme les aspérités identitaires et broie les questionnements existentiels. Plus la mémoire s’estompe, plus l’identité s’éclaire, en quelque sorte. Ce que l’on observe va néanmoins à rebours de ce raisonnement.
De façon là aussi paradoxale, l’Algérie est partout aujourd’hui. Elle écume aux lèvres des nostalgiques de l’empire, ou de ceux, peut-être encore plus nombreux en ces temps de campagne électorale, qui s’efforcent de les imiter, espérant glaner ici ou là quelques voix de plus à l’appui de leur sombre dessein. Elle se dresse, fière et rageuse, à travers les drapeaux que de jeunes Français d’origine algérienne arborent lors de compétitions sportives et, même disons-le franchement, pour un oui ou pour un non.
L’oubli continue de se fabriquer
Ce réflexe du drapeau, incompréhensible pour beaucoup de nos concitoyens, exprime peut-être ce qui nous échappe collectivement, matérialise un silence, explicite un refoulé. On brandit l’Algérie parce que, au fond, on en ignore presque tout, à commencer par son histoire.
Tout cela ne vient pas de nulle part. L’ignorance de l’histoire, des fondements, de la généalogie d’un côté, et de l’autre le besoin presque irrépressible de dire, même maladroitement, même agressivement, « je suis là », « j’existe », « vous ne pouvez pas m’ignorer », et au fond « je suis fier de qui je suis ». Quelque chose dans cette histoire s’est passé – ou pas, justement – pour que nous en arrivions là.
L’oubli se fabrique et continue de se fabriquer. C’est ce qu’a démontré Benjamin Stora dans son livre fondateur : non seulement à travers le mutisme des témoins qui, pour beaucoup, ont voulu épargner aux jeunes le récit des souffrances passées, mais aussi par une politique d’occultation qui, entre autres facteurs, a produit cette ignorance du passé, d’où nous venons et donc, en partie, de qui nous sommes.
La gangrène continue de se propager, dans une large frange de la jeunesse française qui ne connaît pas son histoire et à laquelle, reconnaissons-le aussi, nous n’avons pas permis de la connaître. Encore aujourd’hui, ce n’est pas la mémoire qui se transmet, mais l’oubli. Et avec lui son cortège de fractures, de blessures, de replis.
Le chemin est encore long
Il n’est pas trop tard pour agir. Le travail de mémoire, d’apaisement et de reconnaissance engagé par le président Emmanuel Macron sur la base du rapport de Benjamin Stora va dans le bon sens.
L’éducation nationale doit jouer son rôle, en intégrant, enfin et pleinement, l’histoire de la colonisation dans ses programmes. Les efforts du groupe « Regards de la jeune génération sur les mémoires franco-algériennes » pour diffuser leurs propositions autant que leur façon constructive de se réapproprier leurs histoires particulières au sein de la grande histoire sont essentiels.
Le futur musée, ou institut, de l’histoire de la France et de l’Algérie concourra sans doute à cette nécessaire prise de conscience par tous, y compris par ceux qui en sont les plus éloignés, de cette histoire commune, à condition cependant que les jeunes – et pourquoi pas les jeunes des deux rives – soient pleinement associés au projet et à sa mise en œuvre. Mais il faut faire plus encore.
Parce que ce sont des conséquences systémiques de la guerre d’Algérie et des représentations qu’elle charrie encore, nous devons lutter encore plus vigoureusement contre le racisme et l’antisémitisme, ainsi que contre toutes les discriminations, violentes et persistantes, qui continuent de pourrir notre tissu national. Le cinéma et la télévision doivent puissamment y contribuer, à la fois en racontant et en rendant visibles ces histoires mais aussi en créant des espaces d’expression, de débat pour tous ceux qui en sont les héritiers.
L’histoire de la guerre d’Algérie, dans ses multiples dimensions, doit devenir une histoire populaire, une histoire connue et partagée par tous. Le chemin est encore long, mais nous l’arpentons déjà.
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/03/19/l-histoire-de-la-guerre-d-algerie-doit-devenir-une-histoire-populaire-connue-et-partagee-par-tous_6118218_3212.html
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