Kaouther Adimi, à Paris, le 16 juin 2022.
En septembre 1972, un « vent mauvais » venu du Sahara recouvre Alger d’une poussière rouge. Tandis que les adultes craignent qu’il ne transporte des traces des essais nucléaires français, le sable sert de toile aux enfants qui dessinent des soleils sur les pare-brise des voitures. Ainsi délicatement amené, l’incipit est balayé par une scène montrant Saïd B., l’auteur du « plus grand roman algérien », démarrer une rencontre en librairie. Saïd B. résume l’intrigue de son livre : la trajectoire de personnages issus d’un même village, El Zahra, pris dans les tourments de l’Algérie contemporaine. Une volée de paragraphes plus loin, nous voyons les protagonistes du roman de Saïd B., Tarek et Leïla, fuir Alger en catastrophe, après avoir compris qu’ils figuraient dans l’ouvrage. Ils se sentent dépossédés par Saïd, leurs vies détruites. La narratrice prend alors la main sur l’auteur du « plus grand roman algérien », et raconte ce qu’ont été Tarek et Leïla.
Le luxe d’une villa romaine
Au vent mauvais raconte un siècle et trois guerres – la seconde guerre mondiale, la guerre d’indépendance de l’Algérie et le début de la guerre civile (1991-2002) – en moins de trois cents pages. Les phrases courtes de Kaouther Adimi dépeignent des caractères, plantent et déplantent les décors prestement. On n’y verrait rien. Avant de s’étonner que chaque scène trouve un écho plus loin ou avec l’ensemble de l’œuvre de l’autrice née à Alger en 1986 (notamment Des pierres dans ma poche et Nos richesses, Seuil, 2016 et 2017). Si la question du pouvoir que s’arroge un écrivain de raconter la vie des autres constitue le moteur de son roman – « C’est donc ça ce qu’on appelle la littérature ? C’est ce que font les grands hommes ? Prendre les vies des petites personnes comme nous, pour les mettre dans des livres ? Et nous ? On devient quoi, nous ? », s’écrie Leïla –, l’autrice se garde bien de trancher. L’ambivalence l’occupe entièrement. Cela commence dès le titre du premier chapitre, « L’écrivain », qui peut se référer autant à Saïd B. qu’à la mystérieuse narratrice qui tombe le masque à la dernière page. Entre ses mains, elle tient un cliché de la rencontre en librairie. En plus de Saïd B., on y voit la photo de Leïla sur la couverture du roman et l’ombre « un peu floue » de Tarek, venu assister à la rencontre avant de décamper sans un mot.
Donner une voix à cette ombre et à cette image, tel est l’objet du roman de Kaouther Adimi, découpé en deux parties, « Tarek » et « Leïla ». Le premier a grandi en tant que frère de lait de Saïd. Il est son extrême opposé : taiseux, basané, destiné à devenir berger, quand l’autre est un « maître » de la langue arabe au teint clair, un futur explorateur du monde envoyé étudier en Tunisie. Entre eux, il y a Leïla. Elle était l’amie intrépide, avant d’être mariée trop jeune à un homme très vieux, dont elle a le courage de divorcer au risque d’être rejetée de tous sauf de Safia, l’ancienne et la mémoire du village. En 1941, Tarek et Saïd sont enrôlés ; la belle Leïla, que Tarek rêvait comme l’incarnation de « l’Algérie de demain », reste.
Dans la promiscuité des foyers Sonacotra
Pourtant, l’aventure comme l’enracinement ne se dictent pas. Si Tarek, le berger silencieux, s’avère incapable de dire son amour à Leïla, ou de raconter ce qu’il a vécu dans les camps et à Versailles, où il a stationné en 1944 avec les tirailleurs sénégalais dans des conditions indignes (qui déclenchent une révolte), il l’épouse et voyage bien plus que Saïd, qui sort vite du cadre. De retour en Algérie, Tarek croise la route du FLN, des Black Panthers et travaille sur le tournage de La Bataille d’Alger, de Gillo Pontecorvo (1966), avant d’éprouver la promiscuité des foyers Sonacotra en France puis le luxe d’une villa à Rome, où Pontecorvo le place comme gardien.
Tarek et Leïla ont vécu. Non pas la vie de « rêve » encensée par Saïd, mais tout le reste. Sur lui, Tarek conserve des objets. Kaouther Adimi les sème – mouchoir blanc et écharpe bleue donnés par Leïla, une mallette en carton contenant ses souvenirs – comme des concentrés d’un amour qui ne trouve pas les mots. L’écrivaine les rend à Tarek dans de magnifiques monologues intérieurs où il devient le poète que ses télégrammes – « VAIS BIEN. MANDAT SUIT » – ne laissent pas entrevoir. Les guerres ont autant chamboulé la vie de Leïla et Tarek que le livre de Saïd – ce dévoilement mortifère de leurs « petites » existences. Pas si infimes, puisqu’elles ont résisté à tous les « vents mauvais ».
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