La publication de la belle thèse de Sylvie Thénault tombe à pic en ce temps de remue-ménage dont la guerre d’Algérie est l’objet. Avec la tranquille assurance des vrais savants, recoupant une foule de documents inédits implacables et d’interviews de témoins, cette jeune historienne montre comment, dans une guerre cruelle que le pouvoir français refusait de considérer comme telle, les combattants algériens furent traités en criminels par une justice qui accepta de jouer le jeu de l’ordre militaire colonial dans son paroxysme. A l’exception de quelques magistrats — dont le procureur général Reliquet à Alger, limogé par Michel Debré en 1958 -, l’appareil judiciaire français accepta sans grands états d’âme, quand ce ne fut pas avec complaisance, son effacement et se rendit coupable d’un déni de justice permanent.
On comprend que, dans ces conditions, la torture fût érigée en système et que l’impunité fût conférée à tous les soldats français quoi qu’ils fissent. A vrai dire, dénis de justice et tortures furent le bouquet final d’une période coloniale où régnèrent en permanence la discrimination et le non-droit. Sur 198 condamnés à mort guillotinés pendant la guerre d’Algérie, il n’y eut qu’un Français, le militant communiste Fernand Yveton. La période gaullienne de la guerre, à la fois paracheva la mainmise militaire sur la justice en Algérie par la création, début 1960, du procureur militaire, et à la fois traita plus humainement les combattants algériens. Ce fut finalement par la liquidation de la guerre que la Ve République laissa espérer en l’avènement d’une justice en Algérie. Que cette espérance n’ait pas vraiment été tenue dans l’Algérie indépendante est une autre histoire.
Gilbert Meynier
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Livre
Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d'Algérie (Préface de Jean-Jacques Becker. Postface de Pierre Vidal-Naquet)... Essai de Sylvie Thénault, Editions Edif 2000, Alger 2010, 347 pages, 850 dinars.
Elle n'avait que vingt ans lorsqu'elle était venue proposer comme thème de recherche en vue d'une maîtrise d'histoire «La manifestation du 17 octobre 1961» à un professeur qui avoue (préface) que si pour un homme de sa génération, c'était un événement qui avait une place précise dans la mémoire...», il n'en était pas de même pour les générations des années quatre-vingts. «Un événement déjà ancien, bien oublié. La guerre d'Algérie n'était plus un sujet de préoccupatuion et la manifestation du 17 octobre encore moins». Il se trompait lourdement, mais il avait accepté le sujet. Il venait de «lancer» une «historienne» qui allait se spécialiser sur «la guerre d'indépendance algérienne», découvrant de nouvelles sources alors ignorées, et posant mille et une vraies questions aux témoins encore en vie... ou à leurs hétitiers. Six années après, elle soutenait sa thèse devant un jury qui comportait les meilleurs spécialistes français soit de l'Algérie, soit des problèmes de justice : Ageron, Stora, Vidal-Naquet, Farcy. La recherche pour reconstituer le puzzle a été longue, difficile, fastidieuse... peut-être facilitée par le fait que le point de départ était clair, net, précis. Cent vingt années de colonisation ne pouvaient qu'enfanter un système judiciaire monstrueux. C'est ce que l'auteure écrit dès le départ : «Le système de répression élaboré après le 1er novembre 1954, rompt avec l'existence ordinaire de la justice, mais les hommes appelés à instruire et juger les nationalistes ne sont jamais que ceux qui exerçaient, déjà, avant le déclenchement de la guerre d'indépendance. Loin d'être vierges de toute expérience, ils connaissaient la société coloniale, la vivent, la reflètent même dans leurs pratiques...».
De ce fait, «l'histoire de la guerre (et de la justice) ne peut s'écrire sans plonger dans ses origines profondes qui l'enracinent dans un contexte colonial et dans une continuité historique bien antérieurs à 1954». Et, hélas, cela va durer jusqu'à l'indépendance du pays. La justice franco-colonial(ist)e sera impitoyable à l'encontre des nationalistes et plus que laxiste, à la fin de la guerre, avec les terroristes de l'Oas.
L'Auteure : Sylvie Thénault, née en 1969, est une historienne française, agrégée et docteur en Histoire, directrice de recherche au CNRS. Elle est aussi membre du Centre d'histoire sociale du xxe siècle. Ses travaux portent sur le droit et la répression légale pendant la guerre d'indépendance algérienne. Elle a, en particulier, étudié des mesures ponctuelles, comme les couvre-feux en région parisienne et les camps d'internement français entre 1954 et 1962. Ses recherches s'orientent vers l'étude de l'internement à la période française dans son ensemble, dans le champ de l'étude de l'administration coloniale en Algérie : structures, législation, personnel, pratiques. Sa maîtrise d'histoire, en 1991, portait sur «La Manifestation des Algériens à Paris le 17 octobre 1961» et sa répression. Sa thèse soutenue en 1999 traitait de «La Justice dans la guerre d'Algérie», et l'ouvrage présenté dans le cadre de son habilitation à diriger des recherches porte sur «La violence ordinaire dans l'Algérie coloniale». Prix Malesherbes (2002). Dernier ouvrage : En co-direction avec Abderrahmane Bouchène, Jean-Pierre Peyroulou et Ouanassa Siari Tengour : «Histoire de l'Algérie à la période coloniale : 1830-1962», Paris, La Découverte, collection «Poche : Essais», 2014, 720 p.Table des matières : Préface/ Introduction/ I. Génèse d'une situation controversée (1954-1956)/ II. Quand la guerre oblige la justice ((1957-Mai 1958)/ III. La justice civile à l'heure du retrait (mai 1958-1962)/ Epilogue/Postface/Bibliographie/Index.
Extraits : «Les trois départements de la rive sud de la Méditerranée n'ont jamais constitué une zone de droit à l'identique de la métropole» (p 20), «La compétence de la justice militaire et l'existence de camps d'internement restèrent les deux grands principes de la législation jusqu'à la fin de la guerre» (p38), «Sur le terrain, l'armée impose sa logique qui fait cohabiter la justice avec d'autres moyens de répression» (p93), «Aucun conflit ne surgit donc entre autorités militaires, judiciaires et politiques sur le fonctionnement de la justice. Malgré des logiques divergentes, tous s'accordent sur les nécessités de la répression» (p97), «Aux yeux du commandement, les avocats sont des adversaires à partir du moment où ils partagent les opinions des nationalistes qu'ils défendent» (p115), «Depuis le début de la guerre d'Algérie, il n'existe guère de hauts fonctionnaires qui n'aient, plus ou moins, directement ou indirectement, par action ou par abstention, participé à l'avènement du règne de la violence «(p139), «Dans l'idéal du commandement (note : de l'armée française d'occupation), l'instruction n'existe plus, les condamnations à mort sont multipliées et les exécutions quasi-immédiates» (p201), «L'étude des réactions du commandement aux instructions ministérielles démontre, elle aussi, une persistance de la pratique de la torture, des disparitions et des exécutions sommaires, tandis que l'impunité reste de mise «(p264), «La fiche («incomplète pour la fin de la guerre») de l'armée de terre comptabilise 1.415 condamnés à mort du 1er janvier 1955 au 15 septembre 1961, ainsi que 198 exécutions» (p313)
Avis : Un titre qui, à lui tout seul, résume la situation dans laquelle se sont retrouvés, volontairement (pour la plupart) ou non, empêtrés, les magistrats français en période d'une guerre dont on s'entêtait à ne pas vouloir reconnaître les causes et à dire les noms... La justice devenue une arme, elle a donc couvert (presque) tous les crimes colonialistes. Un travail quasi-complet qui fourmille de détails et qui, en même temps, déprime à la lecture de la description du fonctionnement de l'horrible «machine de guerre» encore plus redoutable qu'était la justice de l'époque.
Citations : «L'arme par excellence de l'historien, (c'est) la possibilité de recouper les sources les unes par les autres, car un document seul ne fait pas la vérité» (Jean-Jacques Becker, préface, p 2), «La guerre rend l'armée intouchable. Le silence sur ses violences s'impose» (p 158), «La crainte de desservir l'armée en agissant contre la torture, les disparitions ou exécutions sommaires explique en grande partie l'inaction dont les magistrats ont fait preuve (... ). C'est d'une justice soumise à une logique de guerre qu'héritent les dirigeants de la Vè République» (pp 160-161), «En guerre, la solidarité avec les forces armées s'impose et contrarie toute politique de lutte réelle contre les illégalités» (p268), «(Entre1954 et 1962) la justice d'alors est bien plus un «rouage de l'Etat», c'est-à-dire une «machine judiciaire faite de textes et de juges qui les appliquent», qu'un «pouvoir judiciaire indépendant tenant la balance égale entre le Pouvoir et le citoyen» (Casamayor, octobre 1962 et 1968, cité p 320)
LE GLAIVE ET LA BALANCE. PLAIDOYER POUR UNE JUSTICE INDEPENDANTE. Essai de Abdelkader Hammouche. Editions Barkat, Alger 2019, 189 pages, 400 dinars (Fiche de lecture déjà publiée. Pour rappel)
L'auteur n'y va pas par quatre chemins. Il est vrai que pour l'avocat qu'il est devenu, le temps et la précision comptent énormément. De plus, la situation de la justice algérienne était devenue tellement dramatique (aux yeux des citoyens et des justiciables comme à ceux des avocats), faisant tellement peur (à tort ou à raison) que le «remède de cheval» s'avère nécessaire. Dramatique et cela s'est plusieurs fois vérifié avec la cascade d' affaires» enregistrées durant le règne du bouteflikisme mais «traitées» de telle manière que les «gros» s'en tiraient toujours avec peu de dégâts, que les «très gros» n'étaient cités que comme «simples témoins» et qu' «essuyaient les plâtres» (dans les cellules des prisons) seulement les «troisièmes couteaux». Elle faisait si peur car il arrivait que la victime se voit, parfois, transformée en coupable. Cherchez les erreurs !
L'auteur, grâce à ses décennies d'activité en tant qu'avocat, ancien journaliste de terrain (ayant d'ailleurs goûté du «glaive» pour une «affaire» somme toute banale, pour ne pas dire ridicule), s'en est donc allé à la pêche aux «affaires» puant à plein nez l'injustice (ou bien plutôt la justice sur «injonctions»). D'ailleurs, après le mouvement populaire du 22 février 2019 («Hirak»), bien des dossiers vont, semble-t-il ressortir des tiroirs. On a donc quelques exemples désormais fameux, dignes d'être étudiés dans les Ecoles de Droit, d'Administration ou/et de Magistrature : L'affaire Cnan Group/Ibc, révélée en 2010/2011 pourtant commencée en 2005/2006... La privatisation d'une entreprise publique dévoyée au profit d'intérêts personnels. L'Algérie flouée par deux sociétés étrangères et un homme d'affaires algérien résidant en Jordanie. Les membres du Cpe et le Premier ministre de l'époque, jamais entendus et deux personnes, des Dg, condamnées. L'affaire Khalifa Bank, en 2003, date de la «découverte «du scandale. Quelques milliards de dollars envolés !
Lors d'un premier procès, 124 personnes mises en cause... et 4.000 auditions. Le juge d'instruction a bien convoqué et entendu des ministres en exercice et des ex-ministres, mais n'a placé aucun en détention provisoire ni même sous contrôle judiciaire. Idem lors du second procès, en 2015 : 18 condamnations, mais 53 acquittements. L'affaire Sonatrach (en fait, il y en aura 4) en 2010... et un ministre de l'Energie, ancien Pdg de l'entreprise... en fuite puis revenu «librement» au pays... et un procureur (B. Zeghmati) et un ministre (M. Charfi), trop téméraires ou trop confiants... qui «essuieront les plâtres». Une grosse affaire de corruption et des peines estimées «légères», car «politiques». L'affaire de l'Autoroute Est-Ouest : Pour 1226 km une enveloppe initiale de 6 mds usd... devenue 11 mds usd... mais en fait, dit-on, 20 mds usd. Certaines personnes sont accusées d'avoir empoché 2,5% de commissions. Bien sûr, tout le monde nie. Et le ministre en charge du dossier déclare même que «l'affaire avait été montée de toutes pièces par le Drs à seule fin de ternir l'image du Président». Une instruction qui a duré près de 3 années. 16 accusés et un verdict «en demi-teinte». L'affaire Mellouk... un petit fonctionnaire ayant dévoilé, en 1992 déjà, une cinquantaine de dossiers de «magistrats faussaires», ayant falsifié des attestations d'ancien moudjahid... Aujourd'hui encore, à un âge avancé, après avoir connu la prison et l'Istn et avoir été menacé, lui et sa famille, il continue son combat... car rien n'a été encore tranché... d'autant que le dossier est «introuvable»... Situation inédite dans les annales de la Cour suprême. L'affaire Benchicou, emprisonné (deux années purgés sans bénéficier d'une seule journée de remise de peine) pour une affaire, «banale», de «bons de caisse» introduits en Algérie à son retour de l'étranger, puis ruiné suite à la «saisie-vente» de son journal, «Le Matin»... tout cela parce qu'il avait publié, en 2004, un livre pamphlet à grand succès, «Bouteflika, l'imposture algérienne» et qu'il était poursuivi, aussi, par la haine du puissant ministre de l'Intérieur de l'époque, accusé d'avoir pratiqué la torture dans les années 70.
Mais que faire pour éliminer la «justice aux ordres» et mettre, enfin, le glaive au service de la balance et se débarrasser de juges surnommés, dans certaines villes, «les chambres à gaz de la justice», là où les verdicts sont considérés inéquitables et expéditifs: des juges indépendants certes mais aussi compétents et aux comportements qui honorent la profession/ Une nouvelle organisation... à revoir en urgence... avec plus de moyens humains et matériels et gestion informatisée des affaires/ Revoir la loi cadre de 2017 portant code de déontologie des magistrats/Nécessité de réformer de Csm pour une plus grande indépendance / Nomination reposant sur les compétences professionnelles et non pas sur le «copinage»/Une gestion budgétaire autonome des juridictions/Mettre les juges à l'abri des groupes de pression et de la corruption (la mafia politico-financière)/ Revoir le recrutement et la formation/ Spécialisation dans les médias (rubriques judiciaires) / Mobilisation des avocats, les ligues de droits de l'homme et des associations civiles /Transparence des patrimoines (magistrats et leur famille) dès l'entrée en fonction/ La publicité immédiate des décisions de justice et accès des justiciables à toutes les décisions judiciaires/Imposer aux magistrats l'utilisation des microphones placés dans les salles d'audience (c'est tout bête et pourtant...) / Améliorer les conditions de travail des greffiers/ Que les justiciables sortent de l'attitude passive et promotion de la culture de la protestation et ne plus se complaire dans le fatalisme...
Au départ, il est vrai, il y a la «volonté ferme des pouvoirs publics». En bonne voie... mais, hélas, toujours après une révolte, comme le «Hirak» actuel. Auparavant on a eu des déclarations mais une volonté bien molle et clanique ou affairiste. Des dégâts difficiles à réparer !
L'Auteur : Né à Alger en 1952. Ancien journaliste d'Algérie Actualités (tous les anciens se souviennent de sa «mésaventure» avec la Sm de l'époque qui l'avait «embarqué» -pour un certain temps. Il avait alors trop bien fait son boulot)... Par la suite, devenu avocat. Auteur de plusieurs ouvrages (romans, récits et essais ).
Extraits : «Nos commissariats et nos tribunaux sont froids comme des couperets et impersonnels comme une salle de gare. En somme, tout est fait pour instiller sinon la peur, du moins un sentiment désagréable de malaise» (p 17), «A quoi serviraient des lois aussi juste soient-elles- si certains magistrats les appliquent «à la tête du client» ? Si la justice des amis détrône la justice du peuple ? «(p 122), «Si notre élite est attirée par l'étranger, ce n'est pas toujours parce qu'elle aspire à être mieux rémunérée qu'en Algérie, mais surtout parce qu'elle a soif de justice» (p 146), «La goutte qui a fait déborder le vase est sans doute le cinquième mandat d'un président impotent et muet... Mais la cause de ce soulèvement (février 2019) est plus profond : la pérennisation d'un système politique fondé sur la négation de la justice, la corruption, et l'incompétence» (p 190)
Avis : Un véritable réquisitoire (contre les abus des magistrats), mais aussi une formidable plaidoirie (pour une justice équitable et transparente) qui remettent «les pendules à l'heure»... dans une horloge jusqu'ici trop tripatouillée. Ne nous manque plus que des ouvrages sur le «monde» des avocats, des greffiers, des notaires, des huissiers... pour faire tout le tour de la question.
Citations : «La justice ne s'accommode pas de demi-mesures : son fonctionnement est soit transparent, soit obscur» (p 46), «La bonne foi ne suffit pas lorsqu'on veut démolir un mur. Et la justice est un mur d'une solidité à toute épreuve» (67) «Pour rester impuni, mieux vaut être une haute personnalité qu'un second couteau» (p 77), «Une société sans justice est une société tyrannique. La tyrannie conduit, à brève ou moyenne échéance, à l'explosion sociale «(p 135), «Que la justice dérape, et c'est toute la société qui en pâtit» (p 179).
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