Rien n'est gratuit, tout est crédit.
Nous voulons bien oublier, mais le peut-on ? Le passage des générations est-il suffisant ? Nous ferions bien d'oublier, mais quelle gloire nous épargnera le ressentiment ?
Bien sûr, nos avis peuvent diverger, il y a de quoi. Nous ne sommes pas tous marqués de la même manière par l'expérience coloniale. Certains, rares, mais qui ont peut-être de la voix, peuvent même regretter le temps de la colonisation. L'indépendance leur ayant coûté plus qu'elle ne leur a apporté.
Mais comment oublier le passé, si celui-ci a laissé ses marques, vit et revit d'une manière ou d'une autre dans le présent ? Si l'on se heurte régulièrement aux divisions de la guerre, à ce qui faisait le statut du colonisé, si l'on vous empêche d'oublier ? Et que faire face à un passé qui se fait oublier, mais est bien présent ? Que faire face à des structures qui n'émergent plus à notre conscience, mais continuent de nous façonner à notre insu ? Continuer de les subir ?
Depuis notre indépendance, sommes-nous partis sur un nouveau pied ou les luttes antérieures se sont-elles poursuivies ? Les citoyens sont-ils devenus égaux par enchantement ou des positions ont continué d'être héritées ? Avons-nous vraiment réglé nos comptes[1] de sorte que nous puissions commercer librement ? Nous sommes devenus propriétaires de nos ressources, ce qui améliore notre vie matérielle, notre santé et notre éducation, mais nous continuons à exporter des matières premières. Nos habitudes de pensée et de comportement n'y sont pour rien ?
Comment et pourquoi oublier tout ce que les opérations coloniales ont fait subir au corps social ? Leurs traces se sont-elles estompées ? L'espace qu'elles ont configuré, les villes qu'elles ont formées, les manières dont elles ont été agglomérées et distribuées, toutes ces lourdes opérations qui trament notre corps social, que les uns appellent bienfaits de la colonisation et d'autres modernité, sur quels dégâts ont-elles été construites ? Les dégâts ont-ils disparu ou sont-ils toujours entretenus ? Croirons-nous que nous en avons fini avec le désordre structurel qu'elles ont créé ?
Ce que l'on appelle ingouvernementabilité des anciens pays colonisés, dira-t-on qu'elle est de la production de leurs sociétés ? Bien sûr on ne cesse pas de répéter que leurs désordres sont de leur création : l'état de l'Afrique serait de sa fabrique. Mais où et quand ont commencé leurs désordres et où se sont-ils terminés ? Le colonialisme n'a-t-il pas gouverné notre société pendant plus d'un siècle par le désordre ? N'y a-t-il pas multiplié les désordres, les exodes pour mieux nous dresser les uns contre les autres et s'ériger en juge ? Et peut-on croire que ce qui a été fait en un siècle peut-être effacé sans un dur labeur en quelques décennies (de consommation) ? On a coutume de dire que les habitudes ont la vie dure : quelles habitudes a-t-on changées, a-t-on laissé faire ?
Il importe de faire la part des choses, de distinguer ce en quoi nous participons à un ordre injuste et ce en quoi nous le combattons. Car nous participons à notre servitude comme nous luttons à notre émancipation. La faute n'incombe pas qu'aux autres. Il nous a fallu plus d'un siècle pour nous libérer du colonialisme, il en faudra probablement plus d'un autre pour nous rendre compte que la compétition internationale exige de nous de nouvelles formations. Après un siècle d'humiliations, nous apprécions la paix et les bienfaits de l'indépendance politique. On ne peut pas se le reprocher. Les générations de la guerre pensent avoir fait leur devoir et se pensent quittes vis-à-vis de la société. Les générations qui les ont suivies sont restées subalternes, elles ont été mal éduquées. Pour ceux qui jettent la pierre aux générations de la guerre et qui préparent leurs enfants à l'exil, on peut demander : ont-ils mieux éduqué leurs descendants ? Cessons donc de jeter la pierre sur les autres, chacun a sa part de responsabilité dans l'état que nous subissons.
L'administration militaire de la société, que l'on oppose comme le diable à un modèle de démocratie prétendu universel, peut-on dire qu'elle soit de notre propre création ? Que le désarmement du peuple en armes et la formation d'une armée professionnelle soient de notre inspiration ? A-t-on jamais souhaité que les pays décolonisés puissent jouir d'une société démocratique ? On dit ce que l'on ne fait pas. Les modèles de développement, la modernité libérale proposée, ne visent-ils pas à reproduire le rapport de l'élève qui ne peut surpasser son maître ?
Quant à nous, l'on peut dire que nous avons failli dans la transformation des armes du peuple. Car, il ne s'agissait pas de désarmer la société, mais de l'armer davantage et avec de nouvelles armes, autrement dit, sans toucher à son esprit de peuple en armes. L'indépendance nous a fait entrer dans une arène bien plus grande et bien plus compliquée que celle de la lutte anticoloniale. Elle exige des ressources très variées. La compétition internationale ne désarme pas les sociétés, elle multiplie ses armes. Paix et guerre ne font que se mêler, jusqu'à se confondre et alterner. « Qui veut la paix prépare la guerre », disait le Prussien Clausewitz ; « l'art de la guerre, c'est de soumettre l'ennemi sans combattre » disait le Chinois Sun Tzu.
La compétition des valeurs
Les recettes et les conditionnalités des institutions internationales ont-elles favorisé l'ordre ou le désordre des pays décolonisés ? Les pays qui ont réussi à ne pas tomber dans la trappe du revenu intermédiaire[2], le doivent-ils aux recommandations des institutions internationales ?
Seuls les pays aux fortes valeurs non occidentales ont réussi à entrer dans la compétition internationale. Une société qui n'a pas ses propres valeurs, qui ne peut les valoriser, ne peut pas créer pour elle-même de valeur ajoutée. Elle n'accumulera pas de forces. Seules les sociétés disposant d'une certaine autonomie peuvent apprendre des autres sans se déprendre, se dissocier. La poule qui voulait marcher comme la perdrix a désappris la marche. Nous n'aimons pas nos produits, nous nous jalousons, mais ne jalousons pas les autres nations. Pourquoi peiner, travailler et se réjouir ? Pour consommer, avoir les produits des autres ? Alors, autant mieux quitter le pays pour être mieux servi. Nous ne valons pas grand-chose à nos yeux, nous avons perdu la mesure de nous-mêmes, que peuvent valoir nos produits ? De qui, de quoi, tenons-nous cela ?
Nous sommes devenus une société schizophrène : d'un côté nous avons la loi, d'un autre nous avons la « tribu » des cousins, des amis. L'individu moyen applique la loi à la personne anonyme, à l'étranger, et le don et le contre-don avec le familier. De haut en bas de la hiérarchie sociale. Celui qui ne s'en tient qu'à la loi et à l'individu, doit pouvoir se suffire et accepter de se retrouver à la marge de la société. Celui qui s'en tient à la confiance sort du marché officiel et se met sous la menace de la loi (dont la loi anti-corruption). Là, tout l'appareil d'Etat : le juge, la police et le contrat et ici, la confiance. Les individus qui s'en tirent le mieux sont des schizophrènes : ils ont mis des murs entre la loi et la confiance, entre les familiers et les autres. Comment une société qui sépare la loi et la confiance, qui a choisi un Etat avec ses appareils coûteux et renoncé à une confiance économique, peut-elle subsister ?
L'étatisme a ruiné l'État et la société. Au lieu de faire travailler chacun pour ses proches en travaillant pour tout le monde (l'individu pour le village, le village pour la région, la région pour le pays), il a fait travailler chacun pour tous (les abstractions d'État et de marché). Au lieu de leur apprendre à travailler, il a inspiré le revenu à vie pour tout le monde qui se met à son école. L'étatisme est le résultat de la transplantation d'un État d'origine monarchique (le roi et ses sujets) dans une société qui en ignorait le système. Il consiste en un effort d'organiser la société par le haut, sans en avoir vraiment l'autorité, les mécanismes.
Quel sens peut alors avoir la vie ? Celui du pouvoir d'achat immédiat ? Il a eu celui du pouvoir d'achat du pétrole. Le pouvoir d'acheter n'est qu'une partie du pouvoir de commander aux choses et aux personnes. Nous ne sommes plus capables de tenir une assemblée convenablement. Nous fuyons les assemblées. Quand elles sont institutionnalisées, elles sont perverties. Sur quelle confiance sont établies nos autorités ? Nous ne sommes plus capables d'aligner nos intérêts, de former des intérêts collectifs.
La croyance intéressée dans la « gratuité » a ruiné les États et les sociétés. Car rien n'est gratuit, l'entraide sociale, telle la « twiza » en Kabylie, qui caractérisait la société précoloniale n'était pas gratuite, le don présumait le contre-don qui tous les deux présupposaient la confiance. Rien n'est gratuit, tout est crédit. Jusqu'aux dons du Ciel et de la Terre. Nous avons rompu nos liens de confiance sans avoir fondé un état de droit. Celui-ci suppose une généralisation des liens contractuels que nous nous sommes pas donnés. Nous avons ruiné nos interdépendances au lieu de les approfondir et de les élargir. Car produire pour le monde exige des collectifs jaloux de leurs performances. Les équipes qu'il s'agit de monter aujourd'hui pour prendre place dans le monde ne peuvent être montées avec une collection d'individus qui ne peut pas faire corps. La volonté collective n'est pas la somme de volontés individuelles, mais le résultat d'une confiance qui conforte la possibilité d'un alignement des volontés sur des objectifs congruents, produisant alors un ordre de production et de répartition performant. Étant entendu que la confiance ne reconnait d'autorité que celle que l'expérience valide. Les temps difficiles qui arrivent promettent des catastrophes, mais aussi une conjoncture favorable à l'émergence de nouveaux héros. Pour le moment, nous ne disposons que de ceux que nous a offerts la résistance au colonialisme. Fasse Dieu qu'un nouveau temps des héros parvienne.
Notes
[1] Cette expression a pris une tournure péjorative, elle devrait pourtant dire que nous fonctionnons avec des comptes qui ont été épurés.
[2] Le piège du revenu intermédiaire (anglais : Middle income trap) désigne le développement économique d'un pays qui atteint un certain revenu, mais reste coincé à ce niveau, sans parvenir à augmenter ce revenu.
par Derguini Arezki*Enseignant chercheur en retraite, Faculté des Sciences économiques, Université Ferhat Abbas Sétif - Ancien député du Front des Forces Socialistes (2012-2017), Béjaia.
Jeudi 6 octobre 2022
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