Si l’incapacité du régime à répondre aux demandes de changement est bien ce qui a déclenché ce soulèvement, la majorité des Iraniens en Iran ne recherchent pas un renversement du système par la violence.
Une femme tient une affiche lors d’une manifestation après la mort de Mahsa Amini, devant le siège de l’ONU à Erbil (Irak), le 24 septembre 2022 (Reuters)
Il restera de nombreuses images emblématiques du dernier mouvement de protestation en Iran puisque pratiquement tout le monde possède un téléphone équipé d’un appareil photo.
Une image en particulier résume toutefois cette explosion de colère : celle d’une jeune femme, le poing levé, debout sur une poubelle renversée, entourée de feu et de fumée. Une image puissante, mais pas seulement sur le plan artistique.
Traduction : « Les manifestations en Iran atteignent leur dixième nuit consécutive. Une force incroyable montrée par tant de femmes à travers le pays. »
Cette jeune femme au cœur de Téhéran fait face à un État qui pourrait littéralement abréger sa vie en un instant.
Cette femme mène une révolution, la sienne. Des jeunes d’Iran descendent dans les rues de dizaines de villes du pays, brûlent des hijabs et scandent « Femme, vie et liberté ! ».
D’autres protestent discrètement, littéralement, en marchant dans la rue avec les vêtements de leur choix, ou en faisant un tour en voiture pour créer des embouteillages et compliquer ainsi la tâche de la police et de la milice religieuse des bassidjis.
Un mouvement qui remonte à 1905
Ces gens forment la toute dernière génération d’un mouvement qui remonte à 1905 et à la lutte pour les droits démocratiques. Ce mouvement n’a pas éclaté soudainement en 2022 et existe sous une forme ou une autre depuis plus d’un siècle.
Plus récemment, depuis 1999, des manifestations de masse ont éclaté par intervalles de dix ans en Iran, réglées comme sur une horloge. Ces mouvements de protestation ont traditionnellement duré plusieurs semaines et ont toujours commencé par des problématiques très spécifiques : l’interdiction d’un journal en 1999, la fraude électorale en 2009, la hausse des prix du carburant en 2019.
La solution à cette crise doit venir d’Iran, et non d’exilés monarchistes, de guerriers sur Twitter ou d’activistes imbus d’eux-mêmes installés à l’étranger, se complaisant dans leur propre culte de la personnalité
Il fallait généralement du temps pour que ces revendications donnent lieu à des slogans contre l’establishment, voire à des appels en faveur de son effondrement.
En 2022, il n’y a pas de période de grâce. Presque au moment même où les manifestants sont descendus dans la rue après la mort de Mahsa Amini, la démission du guide suprême et le démantèlement du système ont été réclamés. C’est parti au quart de tour.
Mais ne vous y trompez pas : l’agitation en Iran est une crise venue d’Iran, et en tant que telle, la solution à cette crise doit venir d’Iran, et non d’exilés monarchistes, de guerriers sur Twitter ou d’activistes imbus d’eux-mêmes installés à l’étranger, se complaisant dans leur propre culte de la personnalité.
Quoi qu’il se passe en Iran, que ce soit une révolution féministe, un soulèvement ou une brève explosion de colère, il est question d’un phénomène indigène et organique. Que les revendications des manifestants aboutissent ou non, il s’agit de leur mouvement et uniquement du leur.
Cette crise s’est produite à l’intérieur des frontières de l’Iran, notamment parce que le système, la République islamique elle-même, refuse non seulement d’évoluer et de se réformer, mais sabote aussi activement tout effort de sa population en ce sens.
Malgré ce que déblatèrent nombre d’exilés et de médias occidentaux, il se trouve que jusqu’à récemment, la majorité des Iraniens en Iran ne réclamaient pas l’effondrement de la République islamique d’Iran ni un quelconque renversement violent. Ils exigeaient tout simplement des réformes.
En témoigne la forte participation à l’élection présidentielle de 2013, où 72,94 % des électeurs se sont rendus aux urnes, puis de 2017 (73,3 % de participation). Lors de cette dernière élection, le président sortant Hassan Rohani a remporté une victoire écrasante et les électeurs ont massivement rejeté son principal rival, Ebrahim Raïssi, candidat favori de l’establishment.
Il ne s’agissait pas simplement d’une élection. Il s’agissait d’un référendum sur l’avenir de l’Iran, dont les électeurs ont pleinement compris les conséquences.
La véritable essence de la République islamique moderne
Malgré les victoires écrasantes de candidats réformistes – à commencer par Mohammad Khatami – l’establishment composé du guide suprême, d’un noyau de partisans de la ligne dure et d’éléments du corps des Gardiens de la révolution islamique contrecarre les souhaits du peuple.
En réalité, Raïssi, dont l’impopularité était tout à fait évidente, a pu remporter l’élection présidentielle de 2021 uniquement parce que tous les candidats notables se sont vu interdire de se présenter contre lui.
Le taux de participation a été le plus faible de l’histoire de la république (48,8 %). Mais le scrutin a également battu un autre record : 14,07 % des suffrages étaient des votes de protestation invalides, dépassant ainsi tous les candidats vaincus. Dans les faits, le peuple a terminé deuxième.
Le système actuel ne laisse aucune place au débat ou à la réforme. Ce système qui rejette les souhaits de la majorité de ses citoyens a détruit sa propre légitimité
À l’heure actuelle, Raïssi est bien entendu président. Et toutes les branches de l’establishment iranien, élues et non élues, sont contrôlées par les partisans de la ligne dure. Il en est ressorti une phase décisive de retranchement.
La tâche de Raïssi est également plus facile que celle de ses prédécesseurs. Contrairement aux gouvernements réformistes ou pragmatiques, le président n’est pas constamment miné par les partisans de la ligne dure, une presse contrôlée par l’État ou des cartels non élus, et ses ministres ne sont pas régulièrement traînés devant le Parlement avec des menaces de destitution.
Ainsi, ce que nous observons aujourd’hui est la véritable essence de la République islamique moderne – non pas son idéation initiale sous Khomeini, lorsqu’il y avait des partis politiques, bien que limités, et un débat considérable entre factions –, mais sa forme contemporaine, beaucoup plus restrictive.
Le système actuel ne laisse aucune place au débat ou à la réforme. Ce système qui rejette les souhaits de la majorité de ses citoyens, comme lors des élections susmentionnées, a détruit sa propre légitimité. Et la légitimité est un terme qui figure au cœur de ce qui se passe en ce moment.
Comme je l’ai noté dans mon livre, la plupart des manifestants dans les rues sont des jeunes sortant de l’adolescence ou d’une vingtaine d’années qui luttent pour prendre leur destin en main.
C’est la « génération TikTok », qui s’intéresse davantage à la série Netflix Stranger Things qu’à la révolution qui a fait descendre nombre de leurs parents dans les rues en 1979.
Mais ils sont également intrépides et ne semblent pas être encombrés par la déception des précédents soulèvements manqués, comme celui de 2009, qui a brisé l’élan et les espoirs de millions de leurs contemporains.
Sans aucun doute, parce que l’establishment a fait avorter le mouvement de réforme – et peut-être même pire, parce que ses propres dirigeants se sont rendus insignifiants par leur assentiment –, ce mouvement de protestation est privé d’un chef et a peu de chances d’obtenir un quelconque succès significatif.
À l’inverse, les partisans de la ligne dure et de l’establishment font reposer depuis longtemps leur légitimité sur un soulèvement populaire similaire : celui de 1979. La plupart des Iraniens ont soutenu à un moment ou à un autre la révolution, en particulier son objectif principal : l’indépendance vis-à-vis de toute ingérence étrangère.
Un « point de non-retour »
En parallèle, de manière plutôt perverse, les sanctions occidentales, la politique de pression maximale et l’hystérie anti-iranienne n’ont fait qu’aider la République islamique à justifier plus facilement son existence et ses mesures répressives mais aussi, comme nous le constatons avec l’absence de coopération technologique extérieure, à couper les Iraniens d’Internet et du reste du monde.
La révolution de 1979 et sa quelconque signification en 2022 ne peuvent plus maintenir la cohésion du peuple face à la privation généralisée de droits, à la corruption, au népotisme et à la brutalité.
Nous sommes témoins d’un establishment qui préfère arrêter et tuer plutôt que de faire des compromis. Parce que dans un État où la légitimité est remise en question, tout compromis est une capitulation
En effet, des milliers d’Iraniens qui se sont battus contre un dictateur et pour une révolution ont perdu la foi en ce qu’ils ont fait il y a longtemps pour diverses raisons. Et maintenant, pour des millions d’autres jeunes Iraniens nés bien après cet événement, le point de non-retour est atteint.
Cela ne devait pas se passer comme ça. Ce qui aurait pu rassembler les gens, c’était une voie à suivre. Un système et des dirigeants prêts à se plier à leur époque, à négocier, à écouter et à permettre aux Iraniens ordinaires de revenir dans le processus décisionnel.
Au lieu de cela, nous sommes témoins d’un establishment qui préfère arrêter et tuer plutôt que de faire des compromis. Parce que dans un État où la légitimité est remise en question, tout compromis est une capitulation.
Il y a des années, face à un autre soulèvement, une jeune personne me présentait les choses ainsi : « Le problème est que nous sommes prêts à mourir pour ce que nous croyons. Mais eux, ils sont prêts à tuer. »
- Soraya Lennie est journaliste d’investigation et analyste. Elle est l’auteure de Crooked Alleys: Deliverance and Despair in Iran (Hurst, 2021). Depuis 2006, elle couvre des sujets aux quatre coins du monde, notamment la guerre contre Daech, l’accord sur le nucléaire iranien, les attentats de Paris et les crimes de guerre en ex-Yougoslavie. Elle a passé plus de dix ans au Moyen-Orient, notamment à Téhéran et à Kaboul, pour le compte de divers organes de presse internationaux tels qu’Al Jazeera English et TRT World. Elle a également collaboré avec CNN, la BBC, le Washington Post et Vogue.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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