Le président ukrainien Volodymyr Zelensky et son homologue français Emmanuel Macron après leur conférence de presse, le 16 juin 2022, à Kiev. Ludovic MARIN / POOL / AFP
Au fil des classements d'aide à l'Ukraine, le même constat, étonnant : la France se classe loin des premiers contributeurs, que ce soit pour l'aide humanitaire, financière et surtout militaire. Les États-Unis restent aux avant-postes, souvent suivis par les Baltes et les Polonais. A titre d'exemple, dans le Ukraine Support Tracker, un outil créé par les Allemands du Kiel Institute, Paris se trouve à la septième place pour l'aide financière et à la onzième pour l'aide militaire.
Depuis le début de la guerre, la faiblesse de ces chiffres intrigue les experts militaires français. Pour en avoir le coeur net, François Heisbourg, conseiller spécial à la Fondation pour la Recherche stratégique, a fait le déplacement à Kiev et dans un centre polonais où transitent les armes occidentales fournies à l'Ukraine. Il a ainsi constaté que seul 1,4% du matériel militaire provient de France...
L'Express : Depuis sept mois, les classements sur l'aide militaire apportée à l'Ukraine placent la France très loin des premiers contributeurs. Qu'en est-il réellement ?
François Heisbourg : J'étais sceptique face à ces statistiques. Comme le dit la formule anglaise, il existe trois sortes de mensonges : le mensonge, le gros mensonge et les statistiques. Certaines de ces données comptaient les promesses, d'autres les engagements financiers et certaines étaient clairement réalisées pour minorer le rôle de la France. Mais j'avais des retours, y compris du côté ukrainien, qui m'indiquaient que nous n'en faisions pas énormément dans la livraison de matériel.
En septembre, je me suis rendu à Kiev, en passant par le principal hub de matériel militaire occidental en Pologne, l'endroit où passent l'essentiel des armes et des munitions pour l'Ukraine depuis le 27 février. Là, le responsable du site m'a indiqué la part de la France : exactement 1,4%. Aïe... Car il s'agit de livraisons réelles : des obus, des canons, des blindés... Tout l'impedimentum nécessaire pour faire la guerre et qui se trouve effectivement dans les mains des Ukrainiens. Pas uniquement des promesses.
Où se situe la France par rapport aux autres pays occidentaux ?
Paris se trouve à la neuvième position. Les Américains sont en tête avec 49% des livraisons, ce qui est un chiffre presque rassurant pour les Européens : l'Europe contribue pour la moitié de l'aide militaire à l'Ukraine, soit un rôle un peu plus important que celui qu'on lui attribue parfois.
Je n'ai pas eu accès à toute la liste, mais il était clair que les Allemands étaient largement devant nous, à près de 9%. L'Allemagne se fait constamment houspiller pour la lenteur de ses livraisons, avec ses procédés extrêmement bureaucratiques et ses problèmes politiques, mais à la sortie, elle livre. Et beaucoup ! Une donnée particulièrement désagréable est que les Italiens sont juste devant nous. Non pas que l'Italie soit négligeable, mais ça fait mauvaise impression...
Vous êtes ensuite allé à Kiev, où vous avez notamment rencontré le président Zelensky. Comment réagissent les Ukrainiens à cette faible aide militaire française ?
En Ukraine, les pays dont on parle ne sont pas ceux qui posent des problèmes de livraison insuffisante, mais ceux dont les Ukrainiens attendent des livraisons. Les Ukrainiens sont passés de la case "je me plains, je ne suis pas content et je le dis", à la case "on concentre nos efforts sur les relations avec les gens qui sont réellement susceptibles de nous aider". Eh bien, la France était zappée... C'est ce qui m'a le plus choqué.
Quand vous allez en Pologne ou dans les pays Baltes, tout le monde dit du mal des Français. C'est désagréable, c'est parfois détestable, et ils ont hélas souvent de bonnes raisons de se plaindre, mais la France existe. En Ukraine, on n'existe plus. Pour employer un mot macronien, c'est un peu humiliant.
Pour se défendre, le gouvernement français rétorque que l'important c'est la qualité, et non la quantité...
Oui, bien sûr, les autres sont mauvais comme des teignes et livrent de la camelote... Il faut quand même s'arrêter un peu ! Les Ukrainiens savent très bien ce qu'ils veulent. Ils savent se servir de ce qu'ils obtiennent et s'ils avaient des raisons de se plaindre du matériel de Pierre, Paul ou Jacques, je pense qu'ils le diraient.
Oui, les canons Caesar sont remarquables et la France les a livrés tôt, dès le mois de juin, à un moment très difficile pour les Ukrainiens, quand l'offensive du Donbass par les Russes était à son apogée. Du fait de leur portée et de leur agilité, les Caesar ont vraiment aidé les Ukrainiens à retomber sur leurs pieds, à un moment où ils perdaient des centaines de soldats par jour.
Désormais, on annonce la livraison d'une dizaine de Caesar supplémentaires à l'Ukraine, prélevée sur une livraison au Danemark - ce qui signifie qu'en réalité, ce sont les Danois qui les donnent à l'Ukraine. Cela reste très positif et je comprends la fierté de nos autorités. Mais les Polonais ont livré 98 Krabs, qui sont des canons automoteurs blindés, un peu différents du Caesar, mais dans la même gamme. De la grosse artillerie, très mobile. 98, ce n'est pas 18. Dans la Grande Guerre - et la guerre d'Ukraine est une grande guerre -, il faut aussi de la masse !
Au bout de huit mois de guerre, la France pèse à peu près 4 % du total européen des livraisons d'armes, et à peu près 2 % du grand total occidental. Quand on pèse 2% de l'Occident collectif, pour reprendre une expression russe, il devient difficile de faire des discours sur l'autonomie stratégique des Européens...
Depuis le début de la guerre, les autorités françaises restent très discrètes sur les livraisons d'armes à l'Ukraine, laissant entendre que certaines sont secrètes. C'était donc faux ?
La première raison invoquée pour justifier la non-communication, c'était la sécurité opérationnelle. Un argument parfaitement recevable à condition d'être justifié. Dire que l'on a livré des véhicules blindés n'est en soi pas un secret opérationnel : ce qui peut être un secret opérationnel c'est le jour, l'endroit ou l'unité à laquelle il est fourni. Cet argument était brandi au début, lorsque l'on était encore à la charnière de la paix et de la guerre. Les Français avaient choisi la discrétion, contrairement aux Américains et aux Britanniques qui annonçaient leurs livraisons avant la guerre dans un espoir de dissuasion, afin que les Russes sachent que leurs opérations seraient plus compliquées que ce qu'ils imaginaient.
Ensuite, le deuxième discours français, qui continue plus fort que jamais, consiste à dire que les autres parlent et que nous, nous faisons. Cet argument n'a pas toujours été bien reçu par nos alliés et on peut les comprendre... Pendant plusieurs mois, Emmanuel Macron a voulu faire du "en même temps" : nous soutenons l'Ukraine et, en même temps, nous voulons jouer un rôle de "médiation". Je reprends ce mot du président, qui me paraît invraisemblable : on ne peut pas être un médiateur lorsque l'on soutient une des deux parties. Un médiateur, c'est quelqu'un entre les deux. Cela nous a vraisemblablement amenés à modérer les livraisons que nous pouvions faire : jusqu'à l'annonce de l'envoi de Caesar, quelques jours avant le premier tour de l'élection présidentielle, il ne s'était pas passé grand-chose du côté français. En juin, les Français ont fini par se rendre compte que leur discours était devenu totalement inaudible pour la moitié de l'Europe et ils ont laissé tomber la prétendue médiation.
Une explication à cette faible livraison serait que l'armée française dispose de peu de réserves stratégiques...
C'est exact, nous avons peu de matériel. Mais l'argument a des limites. Les Britanniques dépensent à peu près autant que nous en matière de défense et ils mettent à peu près autant de soldats et de matériel sur le terrain dans des opérations extérieures. Les Britanniques ne sont pas des Allemands, si je puis dire. Ils se trouvaient en Afghanistan, jusqu'en août de l'année dernière. Les Français livrent peut-être le quart ou le cinquième de ce que livrent les Britanniques à l'Ukraine, quelle que soit l'unité de compte.
Donc l'argument de l'engagement français au Sahel ne tient pas, selon vous ?
Les Britanniques ont quitté l'Afghanistan, nous sommes en train de démonter Barkhane. Le choix des opérations extérieures n'est pas forcément le même, mais dire que nous sommes hors-norme est faux. Nous avons le même type de dépenses, nous avons le même type de profils pour l'action de nos forces armées, mais nous suivons des politiques très différentes vis-à-vis de l'Ukraine.
Une dernière raison avancée par les Français est liée à cette question : le risque de nouveaux conflits. On cite, non sans raison, le risque d'une guerre entre la Turquie et la Grèce. De fait, la Turquie menace la Grèce, et nous avons un accord spécifique de défense avec la Grèce. Mais le résultat reste que nous faisons des arbitrages très différents de ceux de nos partenaires, qui se trouvent dans la même situation de pénurie relative.
Qu'est-ce que cela dit de l'armée française?
Cela signifie que nous ne dépensons pas suffisamment pour l'armée française. L'Europe et la Méditerranée d'aujourd'hui ne sont pas celles d'il y a cinq ans. Encore une fois, on ne peut pas décemment tenir des discours sur l'autonomie stratégique européenne si nous ne sommes pas prêts à peser plus de 2% des livraisons d'armes à un allié en guerre. On ne peut pas. Personne ne nous entend.
Les Italiens contribuent à peu près autant que nous, mais eux ne font pas de discours sur l'autonomie stratégique européenne. Les Allemands, qui font largement plus que nous, accompagnent nos discours sur l'autonomie stratégique et se montrent bons camarades, mais personne ne se tourne vers l'Allemagne pour les désigner comme chefs de file de l'autonomie stratégique européenne. Cette politique, ce sont les Français. Le décalage entre ce que l'on fait et ce que l'on dit devient insupportable.
La France sera-t-elle en mesure d'encourager la mise en place d'une défense européenne, qui inclura l'Ukraine ?
Quand la guerre s'arrêtera, à des conditions voisines de celles d'avant-guerre, l'Ukraine sera la puissance militaire la plus forte en Europe. Ils auront l'armée la plus importante, la mieux aguerrie, à certains égards la mieux équipée de tout le continent. Il n'y aura guère que la Pologne, la France et le Royaume-Uni qui boxeront à peu près dans la même catégorie.
La politique du "en même temps" nous a ralenti au début de la guerre d'Ukraine, elle nous a handicapés et nous place dans une situation où il va être beaucoup plus difficile d'opérer sur le thème de l'autonomie stratégique européenne. La France donne de la voix, mais ne montre pas l'exemple.
Comment pouvons-nous aider davantage l'Ukraine militairement ?
La priorité absolue des Ukrainiens, c'est la défense antiaérienne et antimissile. Les Russes ont été battus sur le champ de bataille, pour le moment en tout cas, et l'offensive du Donbass a fini par être stoppée. Le problème le plus grave reste la vulnérabilité des villes et des infrastructures civiles aux frappes à longue portée russes : les Russes se font étriller sur le terrain, donc ils se mettent à détruire les réseaux électriques, les réseaux d'adduction d'eau, les centres-villes... C'est militairement peu important, mais humainement insupportable. La deuxième des priorités ukrainiennes, ce sont des armes de précision pour tirer dans la profondeur du dispositif ennemi. Ensuite, on trouve les véhicules blindés, puis les chars d'assaut.
Les Ukrainiens en ont plus appris dans le domaine militaire en l'espace de huit mois que nous depuis la fin de la guerre d'Algérie. Lorsque je vois l'Union européenne ou les Britanniques qui se proposent pour entraîner des soldats ukrainiens et leur apprendre des techniques de combat modernes... Au début, c'était sympathique, mais cela devient une farce. Ce serait plutôt aux Ukrainiens de nous apprendre les techniques de combat modernes !
https://www.lexpress.fr/actualite/monde/europe/livraisons-d-armes-a-l-ukraine-le-constat-est-un-peu-humiliant-pour-la-france_2181510.html
.
Les commentaires récents