Le 2 novembre, la Faculté des arts et des sciences organise une conférence sur les traumatismes qui affectent les personnes qui ont vécu la guerre comme les générations qui les suivent.
«Le poids des guerres et de l’occupation des territoires» sera le thème abordé à l’occasion d’une discussion publique qui se déroulera le 2 novembre à 17 h 30 au campus MIL de l’Université de Montréal.
Organisée par la Faculté des arts et des sciences, en collaboration avec le Centre d'études et de recherches internationales de l’UdeM, l’activité propose le regard croisé de quatre experts sur les traumatismes dont souffrent les personnes ayant vécu la guerre et la déportation et la transmission de ces traumatismes à leurs enfants, voire à leurs petits-enfants.
Ainsi, trois professeurs de l’UdeM prendront la parole, soit Roxane Caron, de l’École de travail social, Catherine Mavrikakis, du Département des littératures de langue française, et Steve Geoffrion, de l’École de psychoéducation, de même que Laura-Julie Perreault, journaliste et chroniqueuse aux affaires internationales à La Presse.
Vivre pendant deux ans dans un camp de réfugiés
Roxane Caron s’intéresse depuis près de 20 ans au sort réservé aux personnes qui vivent dans des camps de réfugiés. Après avoir travaillé un an en coopération internationale à titre d'intervenante au Kazakhstan, elle a séjourné pendant six mois dans le camp de Bourj el-Barajneh, au Liban, au cours de ses études de maîtrise en travail social. Elle y est retournée pendant 18 mois pour y mener ses travaux de recherche doctorale.
«Je m’intéresse plus particulièrement aux réalités des femmes dans les camps de réfugiés et, pour saisir leur quotidien et le rapport qu’elles entretiennent avec leur espace, il était important pour moi d’aller vivre à leurs côtés», explique la professeure.
Certaines des femmes qu’elle a côtoyées au cours de ces deux années sont installées dans le camp de Bourj el-Barajneh depuis des décennies, voire depuis un demi-siècle… «On parle ici d’un exil pérenne au cours duquel ces femmes ont construit leur habitation de leurs propres mains dans un environnement qui change sans cesse», dit-elle.
Roxane Caron se préoccupe aussi du sort des réfugiés qui parviennent à se poser après avoir transité par plusieurs camps ou pays au fil des ans.
«Lorsqu’on intervient en travail social, il faut tenir compte des étapes de vie qu’ont traversées ces gens qui, par exemple, peuvent avoir eu des enfants pendant leur exil ou vécu une séparation ou encore un deuil», illustre-t-elle.
Professeure à l’École de travail social de l’UdeM depuis 2013, Roxane Caron est restée en contact avec les autorités du camp de réfugiés palestiniens au Liban, où elle retourne, souvent accompagnée d’étudiantes et d’étudiants, pour mener ses travaux.
«En travail social international, c’est important de connaître les réseaux avec lesquels on agit, car c’est ce qui permet de mieux intervenir en collaboration avec les organismes locaux et internationaux», insiste Roxane Caron. S’engager dans des organismes communautaires fait aussi partie du travail pour mieux comprendre les réalités officielles et celles du terrain des camps de réfugiés.
L’inconscient intergénérationnel de la guerre à travers la littérature
Catherine Mavrikakis a elle-même «hérité» des séquelles de deux guerres, sans les avoir vécues.
«Je suis hantée par la Deuxième Guerre mondiale en raison des histoires d’horreur et des cauchemars que m’a racontés ma mère qui, enfant, a vécu le débarquement de Normandie ainsi que l’exode, et par le silence de mon père, qui a fui la guerre d’Algérie», confie la professeure et auteure.
Aussi, bien qu’elle se penche sur une grande diversité de sujets dans ses travaux de recherche en littérature, Catherine Mavrikakis est particulièrement intéressée par les œuvres qui traitent des séquelles de la guerre.
«Quand on écrit sur la guerre, on ne connaît pas toujours la vérité du passé et la littérature permet de mettre en mots ce qui reste dans l’ombre, en utilisant la fiction pour imaginer d’autres possibles», indique-t-elle.
«Je pense à Patrick Modiano, qui est né en 1945 d’un père juif italien et qui raconte la guerre à travers des personnages de la génération de ses parents, poursuit-elle. Il parvient à faire entendre les personnes disparues après s’être imposé une recherche sur le passé dont les trous sont comblés par la fiction.»
C’est aussi le cas de Svetlana Alexandrovna Alexievitch, née de parents d’origine biélorusse et ukrainienne et dont l’œuvre a pour thème central la guerre et ses sédiments. Prix Nobel de littérature en 2015, elle a notamment publié en 1985 La guerre n’a pas un visage de femme, un ouvrage qui retrace le parcours de soldates de l’Armée rouge durant la Deuxième Guerre mondiale.
Par ailleurs, Catherine Mavrikakis porte une attention particulière à ses étudiantes et étudiants «qui viennent d’un monde moins paisible que l’Amérique du Nord: en création, les histoires des gens sont parfois simplement trop violentes pour être dites et la littérature sait aussi accueillir le silence et le syndrome de la page blanche».
«Aller ailleurs pour mieux éclairer chez soi»
Ayant arpenté plus de 40 pays et traversé de nombreuses zones de guerre au cours de sa carrière, Laura-Julie Perreault est, elle aussi, à même de témoigner des traumatismes intergénérationnels causés par la guerre.
Récemment, la journaliste publiait d’ailleurs une chronique dans laquelle elle raconte avoir revu la traductrice et fixeuse qui l’avait accompagnée en 2014 lors d’un reportage sur le régime de Vladimir Poutine, quelques mois après l’annexion de la Crimée.
«Elle m’avait fait rencontrer sa grand-mère – sa babouchka –, qui l’avait élevée pendant sa petite enfance, relate la journaliste. Et sa grand-mère – une pro-Poutine – nous avait expliqué comment elle avait survécu au siège de Leningrad pendant 900 jours et autant de nuits… Ce fut un moment de grande intensité, car ma traductrice ignorait tout de ce récit, qu’elle me traduisait avec beaucoup d’émotion…»
C’est ainsi que le traumatisme, à la fois individuel et collectif, est devenu intergénérationnel dans ce cas. Et lorsque Mme Perreault a revu sa traductrice il y a quelques semaines à Istanbul, celle-ci lui a dit ressentir une résonance dans l’éducation reçue de sa grand-mère, qui a ensuite vécu le régime oppressif de l’URSS, qui s’est étendu sur 70 ans: «Se conformer pour ne pas attirer les regards, pour ne pas se mettre dans le pétrin, pour survivre.»
Cette chape de plomb, Laura-Julie Perreault l’a observée dans d’autres pays où les gestes commis par les pouvoirs en place sont demeurés impunis.
Et c’est ce qui lui a permis de faire le parallèle avec la situation vécue par les peuples autochtones au Canada.
Selon elle, la justice internationale semble adopter une autre tangente, notamment en documentant ce qui se passe en Syrie et en Ukraine, et les gestes de réparation qui pourraient en résulter serviront d’exemple ici comme ailleurs pour exorciser les traumatismes.
Apprendre à vivre avec le traumatisme
Pour sa part, Steve Geoffrion oriente ses recherches sur la symptomatologie, les facteurs de risque et l’efficacité des traitements des symptômes post-traumatiques, en particulier auprès des militaires et des journalistes de guerre.
«Parmi les militaires qui ont combattu, ces symptômes ont un effet sur leur santé mentale en raison d’actes qu’ils peuvent avoir commis et qui allaient à l’encontre de leurs valeurs», mentionne le professeur.
Or, l’efficacité des traitements proposés à cette clientèle atteint tout au plus 25 %, indique Steve Geoffrion. «Aujourd’hui, les thérapies offertes aux soldats et soldates ayant été à la guerre consistent davantage à leur apprendre à vivre avec le traumatisme au lieu de tenter de l’éliminer, et c’est pareil pour les journalistes de guerre, note-t-il. Déterminer et comprendre les déclencheurs, ainsi que les manifestations de l’horreur, permet de mieux les maîtriser».
«Chez les personnes réfugiées, on observe des réactions semblables à celles des militaires, mais les causes sont différentes et beaucoup plus complexes, ajoute-t-il. Dans leur cas, les traitements sont plus difficiles à offrir en raison de cette complexité et aussi parce que ces gens peuvent ne pas être disposés à revenir sur leur traumatisme… Et dans bien des cas, ils n’ont malheureusement pas les moyens de se payer une thérapie.»
C’est pourquoi Steve Geoffrion préconise une approche communautaire de solidarité envers les personnes réfugiées. «Le soutien de proximité pour les sécuriser d’abord et avant tout est le travail de tout le monde», conclut-il.
LE 27 OCTOBRE 2022
MARTIN LASALLE
https://nouvelles.umontreal.ca/article/2022/10/27/le-poids-de-la-guerre-sur-les-gens-qui-l-ont-vecue-et-sur-les-generations-qui-les-suivent/
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