L’ancienne journaliste du Monde estime que les viols de l’armée coloniale constituent une réalité trop gênante encore aujourd’hui pour les responsables politiques et militaires français.
Louisette Ighilahriz, ex-militante pour l’indépendance de l’Algérie, qui affirme avoir été violée par un officier de l’armée française à Alger en 1957, arrive à la salle d’audience, le 8 septembre 2005 au palais de justice de Paris, au premier jour du procès en appel du général Maurice Schmitt, ancien chef d’état-major des armées qui avait mis en cause son témoignage (AFP/Joël Robine)
Le journal Le Monde et La Revue dessinée, un trimestriel d’actualité en bande dessinée, se sont associés pour produire une BD et un court métrage d’animation retraçant le témoignage de Louisette Ighilahriz, combattante de la guerre d’indépendance de l’Algérie (1954-1962), torturée et violée par des militaires français, après sa capture dans une embuscade en 1957, alors qu’elle avait 20 ans.
La BD, intitulée Un trop long silence, est parue dans l’édition d’automne (numéro 37) de La Revue dessinée alors que le film, appelé tout simplement, Louisette, est disponible sur le site du Monde depuis le 7 octobre.
Les dessins sont réalisés par Aurel, de son vrai nom Aurélien Froment, un dessinateur de presse qui a reçu en 2020 le Prix du cinéma européen pour le meilleur film d’animation avec Josep, alors que les textes sont écrits par Florence Beaugé, ancienne journaliste du Monde qui a levé le voile sur les viols pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie en obtenant le témoignage exclusif de Louisette Ighilahriz en 2000.
La rencontre entre les deux femmes avait donné lieu à une quinzaine d’heures d’entretiens résumés dans un article bouleversant qui commençait ainsi : « J’étais nue, toujours nue. Ils pouvaient venir, une, deux, trois fois par jour. Dès que j’entendais le bruit de leurs bottes dans le couloir, je me mettais à trembler. Ensuite, le temps devenait interminable. Les minutes me paraissaient des heures et les heures, des jours. Le plus dur, c’est de tenir les premiers jours, de s’habituer à la douleur. Après, on se détache mentalement, un peu comme si le corps se mettait à flotter. »
L’actrice Françoise Fabian, qui interprète Louisette Ighilahriz dans le film, rend compte de sa souffrance innommable.
L’ancienne combattante est restée hantée par les visages de ses tortionnaires, ses violeurs, notamment Jean Graziani, un capitaine de la dixième division de parachutistes qui prenait ses ordres du général Jacques Massu et du général Marcel Bigeard (qui dirigeait le troisième régiment des parachutistes coloniaux).
C’est à travers Massu qu’elle apprendra, après l’article de Florence Beaugé, la mort du commandant Francis Richaud, un médecin militaire qui lui avait sauvé la vie en la transférant à l’hôpital et qu’elle rêvait de retrouver pour le remercier.
Dans une déclaration au Monde, Massu avait reconnu l’utilisation de la torture et l’avait regrettée en affirmant que l’armée « aurait pu s’en passer ».
De son côté, Bigeard, qui avait menacé le journal de poursuites, avait qualifié les révélations de Louisette Ighilahriz de « tissu de mensonges ».
Or d’autres témoignages recueillis par Florence Beaugé ont montré que le viol, considéré d’après elle comme « un dommage collatéral » de la torture, était en fait une pratique massive de l’armée française.
Middle East Eye : Comment l’idée d’une BD et d’un film d’animation sur le viol de Louisette Ighilahriz et des Algériennes pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie s’est-elle construite ?
Florence Beaugé : Tout au long de l’année dernière, le président Emmanuel Macron a accompli des gestes mémoriels sur la guerre pour l’indépendance de l’Algérie, sur la question des disparus notamment [des milliers d’Algériens emmenés par l’armée française n’ont jamais réapparu], mais il n’a rien dit sur les viols.
Pourtant, cette question est essentielle car les viols étaient une pratique très courante, qui concernait aussi bien les femmes que les hommes.
Le viol des hommes a commencé dès le début de la conquête de l’Algérie en 1830. C’était une méthode d’interrogatoire comme une autre dans les commissariats et les postes de gendarmerie.
Les hommes étaient sodomisés avec des bouteilles mais se taisaient sur ce qu’ils avaient subi.
Quant au viol des femmes, il est devenu systématique au début de la guerre d’indépendance en 1954. Il se pratiquait très souvent dans les mechtas (hameaux) et s’est intensifié pendant la bataille de l’Ouarsenis [Nord-Ouest] à partir de 1956 et la « bataille d’Alger » en 1957.
Que le président n’en parle pas m’a semblé injuste, c’est pour cela que j’ai alerté Le Monde, que j’avais quitté six ans auparavant, qui m’a demandé de réécrire sur le sujet. C’est ce que j’ai fait, dans une double page publiée en mars 2021. Ensuite, a germé l’idée de la bande dessinée pour remonter le fil du témoignage de Louisette Ighilahriz.
MEE : Vous regrettez que le viol ne soit évoqué, par exemple, qu’une seule fois dans le rapport de l’historien Benjamin Stora sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie ». Est-ce parce que cette pratique est encore très peu documentée ?
FB : Le viol est considéré comme un dommage collatéral de la torture alors qu’il s’agit d’une torture spécifique qui, à cause du silence qui l’entoure, transmet les traumatismes de génération en génération.
Le viol reste encore aujourd’hui un non-dit de la guerre d’Algérie. D’ailleurs, il constitue, avec la question des disparus, un des obstacles de la réconciliation des mémoires entre la France et l’Algérie.
Contrairement à ce que pensent les politiques français, les Algériens n’ont jamais réclamé d’excuses et, surtout, pas de repentance, un mot épouvantable avec une connotation religieuse que l’ancien président Nicolas Sarkozy a inventé. Ils demandent la reconnaissance de ce qui a été fait, dont les viols massifs.
MEE : Mais très souvent, les victimes elles-mêmes refusent de révéler les viols qu’elles ont subis…
FB : Tout à fait. L’avocate Gisèle Halimi, qui a défendu des combattantes algériennes, m’a révélé que neuf fois sur dix, les interrogatoires montraient des faits de viols. Mais les victimes refusaient toujours qu’ils soient utilisés pour les défendre devant la justice française.
Je l’ai constaté personnellement avec les survivantes que j’ai rencontrées à l’époque où je travaillais sur la région du Maghreb entre 2000 et 2011 pour Le Monde. J’ai toujours été frappée par le nombre de femmes qui m’avouaient, en off ou de manière indirecte, les viols qu’elles avaient subis, mais qui ne voulaient pas en parler publiquement.
Le reconnaître était honteux. C’est une infamie pour ces femmes qui ont subi la double peine, le viol et le silence.
En témoignant dans Le Monde en 2000, Louisette Ighilahriz a eu un courage exemplaire. C’était le cas aussi d’une autre militante de l’indépendance, Baya Laribi.
MEE : La reconnaissance du viol que ces femmes ont subi pouvait aussi écorner leur image d’héroïnes…
FB : Effectivement, c’était sociétal. Il n’était pas possible d’entacher l’image d’une héroïne et d’une femme. Le reconnaître, c’était aussi supporter le regard des autres. La plus jeune victime que j’ai rencontrée avait 9 ans au moment des faits. Encore aujourd’hui, elle ne se résout pas à le dire à ses proches et vit avec sa souffrance.
Louisette, par exemple, m’a dit avoir souffert du regard des autres, après le témoignage qu’elle a livré. Elle n’est plus vue comme celle qui a contribué largement à la révolution mais comme celle qui a été violée
Louisette, par exemple, m’a dit avoir souffert du regard des autres, après le témoignage qu’elle a livré. Elle n’est plus vue comme celle qui a contribué largement à la révolution mais comme celle qui a été violée.
MEE : Étiez-vous surprise par les réactions qu’ont suscitées vos révélations en 2000 sur le viol des militantes algériennes ?
FB : Entièrement, surtout par les réactions des anciens hauts gradés de l’armée française en Algérie. Le coup de fil du général Bigeard à la direction du Monde au lendemain de l’article a donné une dimension folle aux révélations sur les viols.
Il avait nié les faits et menacé de poursuivre le journal en justice. De son côté, le général Massu, sans valider les viols, a confirmé l’identité de Richaud, le médecin qui avait sauvé Louisette Ighilahriz de ses tortionnaires et qu’elle recherchait ardemment.
Ensuite, entre 2000 et 2005, toute une succession de témoignages que j’ai pu obtenir, notamment du côté des acteurs, a montré l’ampleur de la torture pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie.
J’ai pu par exemple obtenir les aveux du général Aussaresses (ex-coordinateur des services de renseignement à Alger).
J’ai ensuite bravé les lois d’amnistie [votées en 1966 en France pour empêcher la poursuite des militaires qui se sont rendus coupables d’infractions au titre de l’insurrection algérienne] pendant la présidentielle de 2001 pour relater le passé peu glorieux de tortionnaire de l’ancien président du Front national [parti d’extrême-droite] Jean-Marie Le Pen [arrivé au second tour de l’élection], lorsqu’il était engagé volontaire en Algérie en 1957 dans le premier régiment étranger de parachutistes.
MEE : Aussaresses, qui admettait volontiers avoir pratiqué la torture en Algérie, ou Massu, qui avait regretté son usage, n’ont jamais évoqué les viols. Pourquoi ?
FB : Il y a une différence entre les tortures qu’on peut admettre du bout des lèvres ou de manière presque fanfaronne comme Aussaresses et le viol.
Aucun violeur ne se vantera de son acte. J’ai rencontré des anciens appelés et presque tous ont nié la pratique du viol. Certains ont admis avoir été des témoins impuissants et ont développé des mémoires traumatiques.
À l’âge de la retraite, certains sont devenus malades, avec des syndromes de stress post-traumatique, ou alcooliques. Mais autrement, les viols de l’armée française pendant la guerre d’indépendance de l’Algérie restent méconnus en France, quelques fois sous-estimés ou représentent une réalité trop gênante pour les militaires et les politiques.
MEE : Comment Louisette Ighilahriz a-t-elle réagi en découvrant la BD et le film d’animation ?
FB : Elle a pleuré d’émotion et de gratitude. Ce qui est extraordinaire dans l’attitude de Louisette est que son témoignage ne visait pas seulement à dénoncer les viols qu’elle a subis de la part des militaires français mais, également, à remercier l’un d’eux de l’avoir sauvée. Elle n’était pas animée par la haine.
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