À Taïwan débute une nouvelle ère de rivalité militaire sino-américaine
Que cherchait Mme Nancy Pelosi, troisième personnage de l’État américain, en se rendant début août à Taipei ? Un simple coup de publicité ? Ou voulait-elle provoquer Pékin, obligeant M. Joseph Biden et son gouvernement à accélérer le changement de la politique historique des États-Unis ? Celle-ci combine la reconnaissance d’« une seule Chine » et une certaine protection de Taïwan.
Chou Tai-chun. — « Détails triviaux dans l’incident », 2021
Bien avant que l’avion de la présidente de la Chambre des représentants Nancy Pelosi ne touche le sol taïwanais le 2 août dernier, les relations sino-américaines se trouvaient déjà dans une spirale négative. M. Joseph Biden et son gouvernement s’étaient attachés à tisser un réseau d’alliances hostiles pour encercler la Chine ; de son côté, Pékin multipliait les manœuvres militaires agressives en mer de Chine orientale et en mer de Chine méridionale. Il reste que leurs relations bilatérales ne s’étaient pas détériorées au point de rendre impossible tout dialogue de haut niveau sur le changement climatique ou sur d’autres questions vitales. Pour preuve, les présidents Biden et Xi Jinping ont discuté de ces sujets, lors de leur entretien par visioconférence, le 28 juillet.
En fait, la visite de Mme Pelosi a créé une nouvelle faille dans la relation entre les deux puissances, balayant toute perspective de coopération. Ne subsiste qu’une rivalité militaire exacerbée.
Depuis le rétablissement des relations diplomatiques avec la République populaire de Chine (RPC) en 1978, sous l’administration de James Carter (1977-1981), les dirigeants américains ont toujours adhéré (au moins publiquement) au principe d’une « Chine unique », Taïwan et le continent constituant un seul pays bien que ne dépendant pas nécessairement d’une même entité politique. Ce que résume la célèbre formule adoptée un peu plus tard « Une Chine, deux systèmes ». Dans le même temps, avec le Taiwan Relations Act (TRA) voté par le Congrès en 1979, les États-Unis sont tenus de livrer des armes défensives à Taipei selon ses besoins et de considérer toute tentative chinoise de modifier le statut de l’île par la force comme un fait « extrêmement préoccupant » — une formulation connue pour son « ambiguïté stratégique », dans la mesure où elle ne dit pas clairement si Washington interviendrait ou pas.
Combinés, ces deux préceptes ont jusqu’ici contribué à garantir une forme de stabilité : en laissant supposer l’existence d’un lien intrinsèque entre Taïwan et le continent, le principe d’« une seule Chine » dissuade Pékin de toute tentative précipitée de s’emparer de l’île ; de son côté, l’« ambiguïté stratégique » laisse les Taïwanais comme les Chinois dans l’incertitude sur la réponse américaine en cas de déclaration d’indépendance des premiers ou de projet d’invasion des seconds. De quoi dissuader les uns et les autres de toute prise d’initiative irréfléchie (1).
Degré de tolérance abaissé
Même si les dirigeants américains assurent toujours adhérer à ces deux principes, les plus hauts responsables du gouvernement et du Congrès ont donné l’impression ces derniers mois qu’ils s’en étaient éloignés, au profit d’une politique suggérant l’existence de deux États : la Chine d’une part, Taïwan de l’autre (« one China, one Taïwan ») et en faveur d’une plus grande « clarté stratégique ». M. Biden lui-même y a contribué : interrogé sur Cable News Network (CNN) pour savoir si Washington défendrait Taïwan en cas d’attaque chinoise, il a répondu clairement. « Nous sommes tenus de le faire (2) », a-t-il déclaré, bien que ce ne soit pas la ligne officielle.
Le président comme d’autres dirigeants ont aussi suggéré un changement de politique, en cherchant à obtenir de leurs alliés dans la région — l’Australie, le Japon et la Corée du Sud — qu’ils s’engagent à assister les forces américaines, dans le cas où celles-ci seraient impliquées dans une guerre contre la Chine. De plus, le Congrès a encouragé ce processus en apportant un soutien bipartite aux livraisons d’armes à Taïwan, en y organisant à de nombreuses reprises des visites de délégations de niveau élevé et en projetant de modifier le TRA de 1979 pour en finir avec l’« ambiguïté stratégique », laquelle serait remplacée par un engagement ferme à aider l’île à se défendre (3). La Chine a observé ces développements avec un désarroi grandissant. Pour ses dirigeants — et particulièrement pour M. Xi, qui brigue un troisième mandat de cinq ans au poste suprême de premier secrétaire du Parti communiste et de président de la RPC —, la réunification s’est imposée comme l’objectif ultime de la politique gouvernementale, une condition sine qua non de la « renaissance » nationale (4). « Le peuple chinois, fort de plus de 1,4 milliard de personnes, est déterminé à défendre résolument la souveraineté de la Chine et son intégrité territoriale, a-t-il déclaré à M. Biden lors de leur échange du 28 juillet, selon le communiqué chinois. Nul ne peut s’opposer à la volonté du peuple, et quand on joue avec le feu, on finit par se brûler (5). »
Mme Pelosi savait parfaitement que sa visite ne pourrait conduire qu’à aggraver la situation. Les responsables du Pentagone comme ceux de la Maison Blanche l’ont avertie que l’effectuer à ce moment-là susciterait l’ire des dirigeants chinois et provoquerait d’une façon ou d’une autre une réaction cinglante de leur part. Elle a malgré tout fait le choix de se rendre à Taipei — tout en s’assurant d’attirer au maximum l’attention internationale en faisant planer le doute sur sa visite. On ne peut pas ne pas se dire qu’elle a fait le voyage avec la ferme intention de provoquer et d’accélérer le processus d’inflexion de la politique américaine vers la doctrine « la Chine d’une part, Taïwan de l’autre », avec tous les risques que cela comporte.
Si telle était son intention, son entreprise a largement été couronnée de succès. En dépit des efforts déployés par les responsables de la Maison Blanche pour assurer leurs homologues chinois de la séparation des pouvoirs au sein du système politique américain, Pékin a eu du mal à croire que Mme Pelosi ne représentait qu’elle-même — et non le gouvernement des États-Unis. Aux yeux des dirigeants chinois, cette visite n’est que l’aboutissement d’une campagne conjointe du Congrès et de la Maison Blanche pour répudier le principe d’une seule Chine, un premier pas vers la reconnaissance de Taïwan comme État indépendant. L’administration Biden a bien tenté de sauver la situation en soulignant avec insistance qu’« aucun changement » n’était intervenu dans sa politique, mais ces déclarations n’ont pas semblé convaincre.
Le 10 août, une semaine seulement après le voyage de Mme Pelosi, le Bureau d’information du Conseil des affaires d’État (gouvernement) a publié un nouveau Livre blanc sur « la question de Taïwan », réaffirmant la volonté de Pékin de réaliser la réunification de l’île par des moyens pacifiques, sans exclure le recours à des moyens militaires afin de briser toute résistance de la part des forces indépendantistes taïwanaises ou de leurs soutiens étrangers : « Nous sommes prêts à créer un vaste espace [de coopération] afin de parvenir à une réunification pacifique, mais ne céderons pas le moindre pouce de terrain aux activités sécessionnistes, quelle que soit la forme qu’elles puissent prendre, peut-on lire. La question de Taïwan est une affaire intérieure qui concerne les intérêts fondamentaux de la Chine (…), aucune ingérence extérieure ne sera tolérée (6). »
Les déclarations officielles ont été accompagnées de toute une série d’opérations militaires et diplomatiques, visant à démontrer que les dirigeants avaient abaissé leur degré de tolérance à l’égard des « ingérences extérieures » comme celle de Mme Pelosi. Ils ont haussé le niveau de préparation du pays en vue d’un éventuel blocus de l’île ou même de son invasion si celle-ci s’engageait plus loin dans la voie de l’indépendance. Plusieurs mesures préoccupantes reflètent cette nouvelle position.
• Le 4 août, l’Armée populaire de libération (APL) a tiré onze missiles balistiques DF-15 dans les eaux situées à l’est, au nord-est et au sud-est de Taïwan — ce qui laisse entrevoir son intention d’organiser un blocus en cas de crise ou de conflit. Cinq d’entre eux ont atterri dans la zone économique exclusive du Japon, signe que toute guerre liée à Taïwan pourrait s’étendre rapidement à l’archipel nippon, qui abrite de nombreuses bases militaires américaines (7).
• Le 6 août, des représentants du gouvernement chinois ont annoncé que le dialogue entre les responsables de l’APL et ceux de l’armée américaine visant à prévenir toute confrontation involontaire entre leurs forces navales et aériennes respectives était interrompu. Les discussions sur des questions aussi vitales que le changement climatique et la santé mondiale sont, quant à elles, suspendues (8).
• Le 7 août, plusieurs médias d’État chinois ont annoncé que l’APL mènerait désormais « régulièrement » des exercices militaires à l’est de la ligne médiane du détroit de Taïwan (côté taïwanais), alors que les forces chinoises avaient jusqu’ici principalement mené leurs opérations à l’ouest de cette ligne (côté chinois). De quoi accentuer la pression psychologique sur l’île, tout en se donnant la possibilité d’effectuer des simulations d’une invasion.
Toutes ces mesures ont été qualifiées d’« irresponsables » et de « provocatrices » par les Américains. « Nous ne devons pas prendre en otage la coopération sur des sujets d’intérêt mondial, au nom des divergences entre nos deux pays, a déclaré le secrétaire d’État Antony Blinken lors d’une conférence de presse, à Manille, le 6 août. Les autres [pays] attendent de nous, à juste titre, que nous continuions à travailler sur les questions qui touchent à l’existence et aux moyens de subsistance de leurs peuples tout comme des nôtres (9). »
Malheureusement, les propos de M. Blinken comportent une grande part de vérité. Mais il serait erroné de tenir Pékin pour seul responsable de l’impasse dans laquelle se trouve la relation entre les deux pays. Le secrétaire d’État lui-même a consacré la plus grande partie de l’année dernière à nouer des alliances pour tenter de contenir la montée en puissance de la Chine, et à adresser aux dirigeants chinois des ultimatums sur un large éventail de problèmes internes, tels que la persécution des Ouïgours du Xinjiang ou la répression politique à Hongkong — ultimatums auxquels ils ne pouvaient céder. Certes, M. Blinken a aussi appelé à une coopération accrue en matière de changement climatique, mais toujours dans un second temps. Du point de vue chinois, c’est Washington qui prend en otage les discussions sur les sujets à enjeu crucial pour la planète.
N’est-il pas temps de mettre fin à ce petit jeu consistant à rejeter sur l’autre la responsabilité de la situation, et de reprendre des discussions sur les mesures permettant de réduire le risque d’un conflit violent ? Les États-Unis devraient s’engager à ne plus faire transiter leurs navires de guerre par le détroit de Taïwan, et Pékin à ne pas en franchir la ligne médiane avec leurs forces militaires. S’il est impossible de revenir à l’ère de l’avant-visite de Mme Pelosi, tout doit être fait pour empêcher que cette nouvelle configuration ne dégénère en conflit armé.
Michael Klare
(1) Lire Michael J. Green et Bonnie S. Glaser, « What is the US “one China” policy, and why does it matter ? », Centre d’études stratégiques et internationales, Washington, DC, 13 janvier 2017.
(2) John Ruwitch, « Would the US defend Taiwan if China invades ? Biden said yes. But it’s complicated », National Public Radio (NPR), Washington, DC, 28 octobre 2021, www.npr.org
(3) Cf. Olivier Knox, « Senate looks to update and deepen US-Taiwan relationship », Washington Post, 1er août 2022.
(4) Lire Tanguy Lepesant, « Taïwan, pièce manquante du « rêve chinois » », Le Monde diplomatique, octobre 2021.
(5) « President Xi Jinping speaks with US president Joe Biden on the phone », ministère des affaires étrangères de la RPC, Pékin, 29 juillet 2022.
(6) « The Taiwan question and China’s reunification in the new era », Bureau d’information du Conseil des affaires d’État, Pékin, août 2022.
(7) Sam LaGrone et Heather Mongilio, « 11 Chinese ballistic missiles fired near Taiwan, US embarks USS America from Japan », US Naval Institute News, Annapolis (États-Unis), 4 août 2022.
(8) Vincent Ni, « China halts US cooperation on range of issues after Pelosi’s Taiwan visit », The Guardian, Londres, 6 août 2022.
(9) « Blinken : China should not hold global concerns “hostage” », Associated Press, 6 août 2022.
Michael Klare
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