Dans une exposition à l’Institut du monde arabe à Paris, l’écrivain algérien Kamel Daoud livre les pensées que lui inspirent 80 clichés de Raymond Depardon sur l’Algérie contemporaine mais surtout sur l’année 1961, tournant dans la guerre qui débouchera sur les accords d’Évian, le 18 mars 1962.
Qu’ils ont l’air heureux, victorieux, ces hommes qui négocient alors le chemin de l’indépendance et de la liberté pour l’Algérie. Les représentants du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), et leurs invités, ont été pris sur le vif, lors de moments de pause dans la villa du Bois d’Avault, sur les bords suisses du lac Léman, pendant le premier round de discussions des futurs accords d’Évian en mai-juin 1961.
Dépêché sur les lieux par son agence Dalmas, Raymond Depardon, alors tout jeune photographe de 19 ans, a attrapé au vol ces instantanés. Il a discrètement capté des pans de l’Histoire qui s’écrivait à Évian, et qui se vivait atrocement dans la guerre à Alger en cette année 1961, septième d’un conflit sanglant qui fit quelque 430 000 morts.
Des photos prises « dans la douleur »
Ces clichés éclatants, d’un blanc lumineux et d’un noir profond, sont présentés à l’Institut du monde arabe dans l’exposition « Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019 » agrémentés de textes de l’écrivain algérien Kamel Daoud et complétés par des photos de l’Algérie contemporaine, à Alger et Oran, où les deux complices ont déambulé en 2019, objectif et crayon à la main. Mais l’essentiel concerne bel et bien cette période trouble, tendue, sanglante qui s’éternisa entre le vote pour le droit à l’autodétermination des Algériens en janvier 1961 et l’indépendance effective de juillet 1962.
→ ENTRETIEN. Raymond Depardon : « Mes photos sont comme moi »
« Tous les photographes qui avaient couvert la guerre ne voulaient plus aller en Algérie. J’étais seul sur place », se rappelle Raymond Depardon. Ces photos, le jeune reporter les a prises « dans la douleur ». « On aurait pu imaginer que les Européens auraient cherché la compassion et qu’ils auraient été désireux que l’on témoigne de leur sort, croyait-il alors. Mais ils étaient trop en colère, trop en souffrance. Tout le monde était contre ces photos que je devais rapporter. »
« Nous sommes congelés dans une histoire sans fin »
Le jeune reporter n’était donc pas le bienvenu, l’appareil photo, un objet non grata vite arraché et cassé. Et plus l’issue, encore lointaine, de la guerre se profilait, plus la tension montait à Alger. « Je me cachais sur les balcons et les terrasses pour prendre clandestinement des photos », poursuit-il, heureux de disposer à l’époque d’un téléobjectif à miroir très puissant rapporté d’Union soviétique pour capter des scènes de rue.
Les Européens et les ex- « indigènes » devenus « FMA », Français musulmans d’Algérie, côte à côte mais chacun dans leur monde. La détresse et l’angoisse des « Roumis » (Européens) dont le départ approche. Les murs placardés d’affiches de propriétés à vendre. L’armée déployée en masse dans Alger. L’ombre terrifiante de l’Organisation armée secrète (OAS). Ou encore les camps de regroupement des « indigènes » en Oranie, créés dans le cadre de la politique de « pacification », visités sous haute escorte.
Ces photos exhumées de ses archives 60 ans plus tard, le photographe les remet symboliquement à l’Algérie. Un cadeau ô combien encombrant. Kamel Daoud n’était pas né à la fin de la guerre, comme près de 90 % des Algériens dans ce pays jeune où la moitié de la population a moins de 30 ans. « L’Algérie on ne la voit pas au présent, mais au travers de ses archives, déplore l’écrivain, nous sommes congelés dans une histoire sans fin dont il est difficile de sortir. »
« Toléré dans son propre pays »
Cette histoire s’est figée à l’indépendance, à ce « passé décrété contemporain-pour-toujours », estime-t-il dans le livre de l’exposition. Avec le culte des moudjahidines dont se réclament aujourd’hui encore les dirigeants algériens. Au point que l’écrivain se sent comme « un fantôme » ou comme « un invité, un intrus aux yeux de la caste des vétérans » tout juste « toléré dans son propre pays ».
→ PORTRAIT. Kamel Daoud, la fureur de vivre et d’écrire
Ces photos iconiques des négociations des accords d’Évian demeurent terriblement dérangeantes. Car elles incarnent « la gloire et son contraire, la fin du rêve, la fin de l’épopée », relève l’écrivain dans le film entretien de l’exposition. Dès l’indépendance de l’Algérie, les représentants du GPRA ont été écartés du pouvoir, concentré aux mains du FLN. Tous seront tués symboliquement ou même physiquement, à commencer par le signataire des accords, Krim Belkacem, l’homme des maquis, le « lion des Djebels », assassiné à Francfort par la sécurité militaire algérienne en 1970.
Étau sécuritaire
Le 18 mars, date anniversaire des accords d’Évian, est un non-événement en Algérie toute tournée vers la fête de l’indépendance, le 5 juillet, qui marque la fin de 132 ans de colonisation. Cette exposition n’a d’ailleurs pas vu le jour sur l’autre rive de la Méditerranée. Et le projet de l’y transférer reste, pour l’heure, très hypothétique.
Regardant ces hommes du passé qui, à Évian, respiraient la liberté et aspiraient à la liberté pour leur pays, Kamel Daoud a un double cri du cœur : « je veux me libérer des libérateurs », « je veux être libre comme l’ont été ces hommes ». L’heure de la liberté n’a pas encore sonné. L’étau sécuritaire ne fait que se resserrer en Algérie.
En 2019, lors des marches du hirak – qui eut raison du cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika –, Raymond Depardon a mal vécu le faux calme qui y régnait : « Je sentais les services secrets à chaque coin de rue. Les marches étaient de facto escortées par les services d’ordre qui occupaient toutes les rues adjacentes. Aucune échappatoire n’était possible. Sortir son appareil photo c’était prendre le risque de se faire embarquer. Cela m’a rappelé mon arrestation à Prague en 1969 quand des policiers en civil m’ont fait disparaître plusieurs jours ». Il y avait malgré tout un immense espoir, celui qui se lit sur les visages enjoués, sur ces miettes de bonheur ordinaire captées au détour de rues lors de balades du duo Depardon-Daoud en 2019.
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Il y a 60 ans, l’Algérie devenait indépendante
8 janvier 1961. Le « oui » au droit à l’autodétermination des Algériens l’emporte à 75 % en métropole.
20 mai-13 juin. Les premières rencontres d’Évian entre la France et le Gouvernement provisoire de la République algérienne échouent, comme celles en juillet à Lugrin (également sur les bords du lac Léman).
7-18 mars 1962. Deuxièmes rencontres d’Évian, après celles aux Rousses (Jura) en février. Les accords d’Évian mettent un terme à plus de sept ans de guerre
19 mars. Entrée en vigueur du cessez-le-feu.
1er juillet. Après 132 ans de colonisation, les Algériens votent à 99,72 % pour l’indépendance.
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Les expositions à l’Institut du monde arabe à Paris
« Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019. Raymond Depardon/Kamel Daoud », jusqu’au 17 juillet 2022. Livre, coédition franco-algérienne Barzakh-Images plurielles, 224 p., 35 €.
« Algérie mon amour », collection du musée de l’Ima d’art moderne et contemporain d’Algérie et de la diaspora. Du 15 mars au 31 juillet 2022.
« Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019. Raymond Depardon/Kamel Daoud »
Institut du monde arabe à Paris
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