Le livre sur un livre — Relire « la Question » (1) — est le texte d ’une maîtrise d’histoire, soutenue à l’université d’Aix-Marseille par un jeune professeur, Alexis Berchadsky, et éditée dans une nouvelle collection chez Larousse, intitulée : « Jeunes talents ». Mais c’est surtout un ouvrage passionnant sur un « livre-événement ».
On se souvient du retentissement qu’avait connu, en pleine guerre d’Algérie, la publication, aux Editions de Minuit, du livre d’Henri Alleg, la Question.
Pour la première fois, dans un style d’une incroyable sérénité et avec un luxe inouï de détails effarants et vrais, un Français de France, un « francaoui », un authentique journaliste, qui fut pendant cinq ans directeur d’Alger-Républicain, racontait comment il avait été arrêté par les parachutistes de la fameuse 10e DP, séquestré durant un mois à El Biar, dans la banlieue d’Alger, et torturé presque quotidiennement à l’eau et à l’électricité dans les caves et les cuisines d’un immeuble désaffecté.
Il révélait aussi le contenu de la plainte qu’il avait réussi à déposer entre les mains du procureur général d’Alger, et qui donnait les noms, les grades et les affectations de ses tortionnaires.
L’intérêt primordial du livre d’Alexis Berchadsky, qui n’était pas né au moment des faits, n’est pas seulement de découvrir la pratique courante de la torture durant la bataille d’Alger ; c’est aussi de montrer l’impuissance à la faire cesser. François Mauriac avait beau écrire dans son bloc-notes de l’Express : « Coûte que coûte, il faut empêcher la police de torturer », les pleins pouvoirs de police étant confiés au général Massu, les tortures continuaient de plus belle. Le général La Bollardière, condamné à soixante jours de forteresse pour s’être élevé contre la torture, se résolut à démissionner de l’armée. Jean-Jacques Servan-Schreiber, Alain Jacob dans le Monde, Pierre Lazareff dans France-Soir, avaient beau témoigner, protester, s’indigner, la « gégène » des « interrogatoires renforcés » continuait à fonctionner dans les locaux spéciaux des parachutistes. C’était devenu un « crime légal » « Ici, c’est la Gestapo ! », hurlait l’un des tortionnaires d’Henri Alleg.
Page après page, arrachées dans un cahier d’écolier, Alleg réussit à faire sortir le texte de ce manuscrit qui, grâce au courage de Jérôme Lindon, le jeune directeur des Editions de Minuit, allait devenir la Question. Il partageait les risques de l’auteur, déjà sous le coup d’une inculpation pour atteinte à la sûreté de l’Etat.
Aucune inculpation, aucun procès
Dix jours après sa sortie, les 5 000 exemplaires du premier tirage étaient épuisés ; quelques semaines plus tard, 30 000 exemplaires avaient été vendus, bien que les journaux qui en rendaient compte fussent systématiquement saisis. Le gouvernement prit alors une décision unique, dont François Mauriac lui-même souligna l’absurdité : il fit saisir le livre chez l’imprimeur, l’éditeur, les libraires. Jérôme Lindon fit aussitôt appel aux plus grands auteurs de la littérature française. François Mauriac, Roger Martin du Gard, Albert Camus, André Malraux, Jean-Paul Sartre signèrent ensemble une « Adresse solennelle à M. le Président de la République ». L’absurdité même de la répression eut un effet inverse de ce que souhaitaient les Mollet, les Massu et autres Lacoste : les rééditions clandestines atteignirent 90 000 exemplaires, et la Question parut dans les meilleurs délais en Angleterre, aux Etats-Unis, en Allemagne, en Italie...
Lorsque André Malraux devint ministre du général de Gaulle, il proclama bien haut : « Il ne doit plus se produire désormais aucun acte de torture. » Mais la gangrène continuait à s’étendre, Massu fut promu général de division, et le lieutenant Charbonnier, tortionnaire d’Henri Alleg, décoré de la Légion d’honneur. Il n’y eut aucune inculpation, aucun procès de la torture, mais des amnisties successives. Seul Henri Alleg fut condamné à dix ans de prison pour « reconstitution de ligue dissoute » ! Après un an de détention à Rennes, il réussit à s’évader de l’hôpital où il avait été admis, et choisit finalement la nationalité algérienne. Mais Alexis Berchadsky peut justement conclure que, dans cette dure bataille de l’écrit contre la torture, c’est la qualité littéraire et l’exceptionnel courage de l’auteur qui l’ont emporté. Raison de plus pour lire et relire la Question. (2).
(1) Alexis Berchadsky, Relire « la Question », coll. « Jeunes talents », Larousse, Paris, 1994, 196 pages, 95 F.
(2) Henri Alleg, la Question, Editions de Minuit, Paris, 1958.
par Maurice Pons
Janvier 1995
https://www.monde-diplomatique.fr/1995/01/PONS/6025
.
Les commentaires récents