En Israël, l’essor de l’ultranationalisme religieux
Longtemps marginales, les formations nationalistes religieuses influent de plus en plus sur les résultats électoraux. Leurs idées se diffusent dans la société grâce à un intense travail de sape idéologique. Au nom de la spécificité juive, Israël rejettera-t-il un jour l’universalisme et la démocratie ?
Les prochaines élections législatives israéliennes, qui auront lieu le 1er novembre, seront les cinquièmes en un peu plus de trois ans. Les sondages confirment la poussée de la droite nationaliste et de ses alliés des formations sionistes religieuses — surtout chez les 18-25 ans. Les projections donnent une large majorité de soixante et onze sièges sur cent vingt à la coalition dirigée par M. Benyamin Netanyahou. Au sein de celle-ci, les partis Sionisme religieux (Hatzionout Hadatit), de M. Bezalel Smotrich, et Force juive (Otzma Yehoudit), de M. Itamar Ben Gvir, obtiendraient au total onze à quatorze mandats. Cette évolution résulte, entre autres, de l’enracinement de l’idéologie nationaliste religieuse au sein d’une partie de la société israélienne. L’un des principaux promoteurs de ce courant n’est autre que l’Israélo-Américain Yoram Hazony, qui l’a disséminée au sein des ultradroites américaine et européennes. Adopté dès sa parution en septembre 2018 par les milieux conservateurs américains, son ouvrage, The Virtue of Nationalism, est devenu un best-seller, traduit dans une vingtaine de langues (1). Il avait décidé de l’écrire deux ans plus tôt, considérant que le nationalisme avait le vent en poupe après le vote du Brexit au Royaume-Uni et l’élection de M. Donald Trump aux États-Unis. Il est devenu une référence pour nombre d’ultranationalistes dans le monde et serait à l’origine de la « doctrine Trump » en politique étrangère (2). À Budapest, il a porte ouverte chez le président Viktor Orbán, qui le cite régulièrement.
Sa théorie contient la plupart des éléments du nationalisme intégral de Charles Maurras, l’antisémitisme en moins : rejet de l’universalisme, des idéaux des Lumières et des principes issus de la Révolution française ; le tout adapté à la période contemporaine. Selon lui, l’Union européenne se caractériserait par une forme d’impérialisme motivé par sa volonté de recréer le Saint Empire romain germanique. Quant à Adolf Hitler il n’était pas nationaliste, mais… impérialiste.
Quelques mois après la sortie du livre, souhaitant battre le fer pendant qu’il est chaud, Hazony fonde à Washington la Fondation Edmund Burke, qui a pour but de « renforcer le national-conservatisme en Occident et dans d’autres démocraties ». Homme d’État britannique, Burke était, en 1790, le grand critique de la Révolution française et de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Le coprésident de cette organisation est M. David Brog, l’ex-directeur général de l’organisation américaine des Chrétiens unis pour Israël, qui compte dix millions d’adhérents.
En juin 2022, la Fondation Burke définit son idéologie en publiant un manifeste intitulé « National-conservatisme. Une déclaration de principes » (3). Le lecteur français y découvrira une forte odeur de pétainisme, mais avec, là aussi, l’absence de références antisémites. Dans le préambule, on peut lire : « Nous considérons que la tradition d’États-nations indépendants et autogouvernés représente le fondement nécessaire à une juste orientation publique vers le patriotisme, le courage, l’honneur, la loyauté, la religion, la sagesse et la famille, homme et femme, le shabbat, la raison et la justice. Nous sommes conservateurs, car nous considérons ces vertus comme essentielles au maintien de notre civilisation. » L’article 4, intitulé « Dieu et [la] religion publique », prévoit : « Là où existe une majorité chrétienne, la vie publique doit être enracinée dans le christianisme et sa vision morale honorée par l’État et les autres institutions publiques et privées. Les Juifs et les autres minorités doivent être protégées. »
Hazony a entamé son parcours religieux et idéologique à Princeton, alors qu’il préparait sa licence. Un soir de printemps 1984, le rabbin Meir Kahane est venu prendre la parole devant 250 étudiants juifs. Fondateur de la Ligue de défense juive (Jewish Defense League), condamné pour terrorisme aux États-Unis, emprisonné à plusieurs reprises en Israël pour avoir préparé des attaques contre des Palestiniens, l’orateur venait d’être élu à la Knesset sur une liste ouvertement raciste. Pour Hazony, ce fut une révélation : « Nous étions comme hypnotisés. (…) Rabbi Kahane était le seul dirigeant juif qui ait montré de l’intérêt envers nos vies, qui soit venu nous dire ce que nous devions faire. Il était le seul qui semblait comprendre combien nous voulions une bonne raison de rester juifs (4). » Hazony expliquera n’avoir jamais adopté la vision politique violente du kahanisme dont le fondateur fut assassiné en 1990. Il adoptera toutefois la théologie néomessianique que Kahane définissait ainsi : « N’oublions pas que nous sommes arrivés en terre d’Israël afin d’y établir un État juif et pas un État de style occidental. Les valeurs juives, pas d’éphémères valeurs occidentales, doivent nous guider. Ni le libéralisme, ni la démocratie, ni une soi-disant vision progressiste ne doivent déterminer ce qui est bon ou mauvais pour nous (5). »
Cinq ans après la rencontre de Princeton, à la tête d’un groupe de familles américaines, avec son épouse et leurs quatre enfants, il rejoint les fondateurs de la colonie Eli, dans le centre de la Cisjordanie occupée. Tout en travaillant à sa thèse de philosophie politique qu’il présentera en 1994, à l’université Rutgers dans le New Jersey, il rejoint la rédaction du Jerusalem Post, le grand quotidien israélien de langue anglaise, qui vient de virer à droite après son rachat par un groupe de presse canadien. David Bar-Ilan, le rédacteur en chef, apprécie la plume du jeune colon israélo-américain et le met en rapport avec M. Benyamin Netanyahou, le président du Likoud.
Critique du marxisme et de la gauche israélienne sioniste
Hazony participe à l’édition de A Place Among the Nations (« Une place parmi les nations »), le livre programme du futur premier ministre dont la version en hébreu paraît en 1995. On y devine déjà sa patte dans sa manière d’adapter l’histoire à ses théories. Par exemple, la version — très contestée par les historiens — selon laquelle ce ne seraient pas les Romains qui auraient expulsé les Juifs de Palestine après la révolte juive de Bar Kokhba, en 135 de l’ère chrétienne, mais les Arabes lors de la naissance de l’islam, en 636-637 (6). Autre exemple de l’influence de Hazony dans cet ouvrage, le passage où M. Netanyahou affirme que « la gauche israélienne souffrirait d’une maladie chronique qui affecterait le peuple juif depuis un siècle : le marxisme qui imprégnait les mouvements juifs de gauche, d’extrême gauche et communistes en Europe de l’Est » (7). Une affliction qui expliquerait pourquoi, après la guerre de juin 1967, des Israéliens de gauche auraient voulu restituer les territoires conquis.
Grâce au soutien financier d’Américains fortunés proches de M. Netanyahou, Hazony crée en 1994, à Jérusalem, le Centre Shalem, un think tank destiné à « répondre à la crise identitaire que subit le peuple juif ». Dans Nekouda, l’organe du mouvement de colonisation, il explique : « Mon but dans la vie, c’est de démontrer que la conception marxiste-sioniste a échoué en Israël. Plus personne n’y croit, et à présent, il nous faut combattre pour l’avenir de la pensée du peuple juif dans son ensemble et en Israël en particulier (8). »
Dans The Jewish State. The Struggle for Israel’s Soul (9), publié six années plus tard, Hazony dévoile et analyse ce qu’il considère être le grand complot contre la nature juive d’Israël. La conspiration remonterait aux années 1920 avec la création de l’Université hébraïque de Jérusalem par de grands intellectuels juifs, parmi lesquels Judah Leon Magnes, Juif américain, rabbin réformé, pacifiste et ennemi du nationalisme, ainsi que le philosophe Martin Buber, apôtre d’une entente avec les Arabes et partisan d’un État binational. Quant à Gershom Scholem, grand historien et philosophe, spécialiste de la mystique juive, il aurait commis le crime de conseiller aux dirigeants sionistes de neutraliser les éléments messianiques au sein de leur mouvement. Selon Hazony, cela retirait tout fondement juif aux revendications politiques sionistes. Plus récemment, Asa Kasher, professeur de philosophie de l’université de Tel-Aviv, se serait rendu coupable de défendre la nature démocratique d’Israël : « Un État juif, au plein sens du terme, est un État dont la nature sociale procède de l’identité juive des citoyens. Dans un État juif et démocratique, la nature de l’État n’est pas déterminée par la force mais par le libre choix des citoyens. » Et l’ancien colon d’Eli (il est désormais installé à Jérusalem) de s’offusquer : « Kasher affirme qu’un État “juif et démocratique” est un pays dans lequel les habitants sont juifs et l’État une démocratie universaliste. En d’autres termes, un État “juif et démocratique” est un État non juif ! » Selon cette logique opposée à l’universalisme, le principe démocratique contribuerait ainsi à déjudaïser Israël.
La liste des ennemis d’un Israël conforme aux vues de Hazony est longue. Les juges de la Cour suprême viennent en tête, avec M. Aharon Barak, responsable de la réforme constitutionnelle, et qui a défini ainsi les valeurs d’Israël en tant qu’État juif : « Ce sont ces valeurs universelles communes aux membres d’une société démocratique. » Les principaux écrivains israéliens n’échappent pas à la stigmatisation. Hazony les accuse de rejeter le concept même d’État juif. Parmi eux, Amos Oz, qui considère le nationalisme comme une malédiction de l’humanité, et A. B. Yehoshua, qui prêche pour la normalité d’Israël. Également ciblé, David Grossmann, qui « enseigne aux Israéliens que la faiblesse rend vertueux, et donc affaiblit la nation ».
Au sein de la Knesset, un « think tank » lobbyiste très influent
En raison de ses liens, aux États-Unis, avec les républicains et la droite juive, Hazony est un élément central de l’écosystème idéologique sioniste religieux qui s’est créé au fil des ans, composé de rabbins messianiques et d’organisations ultranationalistes. La Tikvah Fund, créée en 1998, en finance la plupart avec des fonds venus surtout de riches donateurs américains. Fondé en 2012, le Kohelet Policy Forum est le « think tank » sioniste religieux qui, selon le quotidien Haaretz, dirigerait discrètement la Knesset (10). Il parviendra, à force de lobbying, à faire adopter le 19 juillet 2018 la loi discriminatoire qui dispose : « L’État d’Israël est l’État-nation du peuple juif, qui y exerce son droit naturel, culturel, religieux et historique à l’autodétermination. La réalisation de ce droit à l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est réservée au seul peuple juif. (…) L’État considère le développement des localités juives comme une valeur nationale et agira pour encourager et promouvoir leur création et leur consolidation. » Vingt-quatre ans après la création du Centre Shalem, les idées de Hazony sont devenues la loi d’Israël.
Charles Enderlin
(1) La version française (Les Vertus du nationalisme) est publiée par les éditions Jean-Cyrille Godefroy et préfacée par l’avocat Gilles-William Goldanel, qui considère Hazony comme un « esprit frère ».
(2) Michael Anton, « The Trump doctrine », Foreign Policy, Washington, DC, 20 avril 2019.
(3) « National conservatism : a statement of principles », The Edmund Burke Foundation, 15 juin 2022, www.theamericanconservative.com
(4) Jerusalem Post, 9 novembre 1990.
(5) Meir Kahana, Le défi : la terre choisie (en hébreu), Édition Le centre pour la conscience juive, Jérusalem, 1973.
(6) Benyamin Netanyahou, A Place Among the Nations. Israel and the World, Transworld Publishers Ltd, Londres, 1993.
(7) Édition en hébreu, publiée par Yediot Aharonot, Tel-Aviv, 1995.
(8) Nekouda, n° 180, Ariel, septembre 1994.
(9) L’édition française a un titre différent : L’État juif. Sionisme, postsionisme et destins d’Israël, Éditions de l’éclat, Paris - Tel-Aviv, 2007.
(10) « The right-wing think tank that quietly “runs the Knesset” », Haaretz, Tel-Aviv, 5 octobre 2018.
par Charles Enderlin
> Septembre 2022, pages 18 et 19,
https://www.monde-diplomatique.fr/2022/09/ENDERLIN/65019
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