Une histoire de la doctrine de la « guerre révolutionnaire »
Introduction
Les civils tendent à percevoir la guerre comme doublement éloignée de leur normalité : un temps totalement séparé de la paix et une affaire essentiellement militaire. Aussi, lorsque la guerre surgit, non seulement elle interrompt la normalité mais elle apparaît d’autant plus scandaleuse qu’elle affecte les civils. Ainsi, les frappes contre les populations sont soit présentées comme des « dommages collatéraux » s’il s’agit de les excuser, soit comme des crimes de guerre s’il s’agit de les dénoncer. Dans les deux cas comme une règle brisée à l’intérieur de la violence extrême que suppose la guerre. Ce double éloignement rassurant (temps de la guerre et chose circonscrite au militaire) ne correspond cependant pas du tout à la façon dont se pense la guerre dans les lieux de pouvoir où elle se décide, surtout quand la stratégie adoptée est contre‑insurrectionnelle. Car, alors, la population civile en devient l’enjeu central et les méthodes de contre‑insurrection s’insèrent dans le tissu de son quotidien qu’elle perçoit comme « en paix ». Pour saisir ce propos moins rassurant sur notre présent, nous proposons ici de dresser une histoire de cette façon de concevoir la guerre, celle de l’une des plus virulentes et influentes parmi les doctrines contre‑insurrectionnelles : la « doctrine de la guerre révolutionnaire » (DGR).
Celle‑ci peut être d’abord définie comme une réponse, surgie au sein de l’armée française, au mouvement de décolo‑ nisation qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Dans cette période, de 1954 à 1960, elle a en effet été la doctrine militaire officielle, enseignée aux officiers à l’École de guerre de Paris1. Et elle a été appliquée, de façon spectaculaire, lors de la « bataille d’Alger » de 1957, ainsi que lors de la « guerre secrète » au Cameroun de la fin des années 1950 à la fin des années 1960. Puis elle le sera plus tard dans nombre d’autres armées – notamment étatsuniennes et latino‑américaines dans les années 1960 et 1970, mais aussi… algérienne dans les années 1990 (puis à nouveau en Irak et en Afghanistan par les Américains dans les années 2010). Cette doctrine militaire est caractérisée par l’objectif de conquérir « les cœurs et les esprits » des populations, par la combinaison variable de diverses techniques, certaines affichées (action psychologique, œuvres sociales…) et d’autres plus occultes : déplacements forcés de population, torture comme instru‑ ment de terreur, exécutions extrajudiciaires, disparitions forcées, infiltrations des forces adverses, faux maquis…
Malgré son importance, toujours d’actualité, son histoire est difficile à établir et reste largement méconnue. Depuis les années 2000, les articles académiques et études ponctuelles sur la question se sont certes multipliés, ce qui marque une rupture bienvenue après des décennies de quasi‑absence dans les productions scientifiques sur l’histoire militaire contempo‑ raine. Mais ces travaux ne s’adressent pour l’essentiel qu’aux spécialistes, et il n’existe pas encore d’ouvrage présentant de façon rigoureuse et accessible les grandes lignes de l’histoire de cette doctrine militaire, dans toutes ses dimensions2.
Dans une première acception étroite, la DGR serait née durant la guerre d’Indochine et se serait imposée durant celle d’Algérie, connaissant une fulgurante ascension dans la seconde moitié des années 1950 et une brève hégémonie stratégique (1957‑1960). Elle désignerait alors un corpus relativement succinct de textes et serait identifiée à un nombre assez limité d’officiers français, dont les parcours suffiraient à saisir les influences à l’origine de la doctrine et indiqueraient ses exportations au sein d’autres armées.
Cette approche restrictive présuppose cependant une définition surtout théorique, strictement militaire, de la doctrine. Or elle se caractérise par une conception totale de la guerre, qui inclut les champs politique, économique, social et culturel, si bien qu’elle interagit nécessairement avec le monde civil qu’elle imprègne, ce qui élargit déjà considé‑ rablement le champ de l’enquête visant à faire l’histoire de cette « doctrine ». De plus, elle n’est pas stable mais, tout au contraire, adaptable à l’envi, de sorte que certains de ses éléments peuvent être repris isolément tout en gardant sa logique générale (c’est le cas parmi les polices qui s’en abreuvent, mais aussi dans des campagnes médiatiques ou de relations publiques d’entreprises ou d’organisations civiles). Il s’agit donc de saisir la DGR dans ses multiples dimensions, ce qui amène à explorer ses influences dans des domaines apparemment très éloignés du militaire. Nous la verrons par exemple se saisir de la justice conçue comme arme psycho‑ logique ou des relations publiques du patronat français.
Par ailleurs, les origines de la DGR ne peuvent se limiter à la seule guerre d’Indochine, alors que les premiers officiers français qui la formalisent et la pratiquent sont souvent issus de l’armée coloniale et ont tous vécu la Seconde Guerre mondiale dans l’armée d’armistice ou de la France libre. Ce genre d’expériences ne laisse pas indemne. Aussi, à l’extension fonctionnelle de la définition de la DGR, il faut ajouter une extension chronologique pour mieux en saisir les origines.
Apparemment, ces officiers sont des militaires qui ne connaissent pratiquement que des défaites (1940, l’Indochine, l’Algérie) ; et la seule période durant laquelle ils occupent le pouvoir militaire est caractérisée par une armée particu‑ lièrement agitée, en partie responsable de crises de régime à répétition (1958, 1960‑1961). Pourtant, loin de les discré‑ diter, ces échecs sont interprétés de manière à ce que la « doctrine » sorte indemne de ses fiascos, avec des formules telles que « la guerre d’Algérie a été militairement gagnée mais politiquement perdue » dont nous verrons la parfaite inanité. Cette capacité à se raconter lui permet de rester attractive pour de nombreuses armées à travers le monde. Quant à sa responsabilité dans l’instabilité de la République française, elle n’affecte en rien sa séduction pour d’autres armées qui n’hésiteront pas à prendre le pouvoir dans leurs pays respectifs.
Que ce soit dans l’armée française ou dans celles qui l’importent, la DGR est notablement plus prégnante parmi les « forces spéciales » (commandos parachutistes, bérets verts, différents services « Action », « gardes présidentielles », voire troupes mercenaires). Il s’agira donc de comprendre les liens existant entre la DGR et ces « forces spéciales ». Nous verrons en quoi la doctrine est tributaire du déploiement de ces troupes d’élite, surgies principalement à partir de la Seconde Guerre mondiale, ainsi que les rôles qu’elles jouent par la suite dans ses applications.
Un outil central identifié à la DGR est l’« arme psycho‑ logique ». L’incursion des militaires dans ce champ soulève une série de questions aux évidentes résonances dans l’actua‑ lité, dont celles sur les manipulations, le statut de la vérité, la guerre des récits et autres fake news. Il s’agira dès lors de limiter autant que possible le sujet, en se demandant comment précisément la DGR a défini et utilisé cette « arme » et s’il est possible de dresser un bilan de ses effets sur ses différentes cibles (les militaires eux‑mêmes, leurs ennemis et les différentes populations visées). En l’état actuel des connaissances sur le sujet et vu la difficulté a priori insurmontable d’un bilan précis, il s’agira surtout de repérer les structures officiellement dédiées à cette arme et son évolution à travers ses multiples importations, puis de s’interroger sur les nombreuses passerelles qu’elle dresse avec le monde civil.
On observe également que les crises politiques imputées à la DGR, entre autres l’apparition en 1961 de l’Organisation armée secrète (OAS) en Algérie et en France, puis des régimes dictatoriaux qui l’appliqueront implacablement dans diverses parties du monde, sont toutes identifiées à l’extrême droite. Existe‑t‑il un lien entre la DGR et un courant politique parti‑ culier ? Pourquoi plusieurs idéologies de droite intègrent‑ elles cette doctrine militaire parmi leurs références ? Et, plus fondamentalement, la DGR est‑elle bien une doctrine militaire ou, plus largement, une conception politique du monde ?
Derrière ces nombreuses questions s’en pose une plus centrale. La population est au cœur de la DGR : elle est à la fois son terrain de bataille et son arme principale. Or la population est, par ailleurs, sinon le souverain dans les cas de peuples institués (par exemple dans les régimes se revendiquant de la démocratie), du moins l’objet et l’enjeu central du politique dans notre modernité, laquelle définit la nature des régimes politiques en fonction, précisément, de la place qu’y occupent les peuples. De sorte que faire l’impasse sur la signification en termes de régime politique que la DGR propose ou induit conduirait à ignorer l’une de ses conséquences essentielles. Évacuer cette question sous prétexte qu’il s’agirait d’une doctrine militaire séparée du champ politique n’est pas recevable, entre autres parce que l’imbrication entre population civile et guerre est posée par la DGR elle‑même. Cette imbrication qui va à l’encontre des conceptions traditionnelles de la guerre, dont la sépara‑ tion entre combattants et population civile est une arête (du moins théorique, depuis les premières esquisses de « droit de la guerre » érigées par l’Église dès le Moyen Âge), interroge aussi sur ce que serait la paix pour la DGR.
Pour tenter de répondre aux nombreuses questions posées ici, nous raconterons une histoire incarnée par des hommes en particulier, et non pas seulement des grands mouvements historiques. Aussi, nous attacherons une grande attention aux parcours de certains officiers (dont de rares travaux statistiques confirmeront en partie la représentativité), ce qui nous permettra notamment de saisir les distances et les liens entre les théories et les pratiques. Pour bien saisir les logiques mises en œuvre par la DGR, nous tâcherons aussi d’identifier des récurrences dans ses diverses applications à travers le monde, au‑delà des contextes particuliers locaux qui seront néanmoins restitués le plus fidèlement possible afin de comprendre les raisons des différentes importations de cette « école française » de la contre‑insurrection.
Table
Introduction. Une doctrine pour la guerre moderne 5
ORIGINES ET APPLICATIONS DE LA DGR JUSQU’EN 1962
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Les origines : maintenir l’ordre colonial 13
Le parrainage ambigu du maréchal Lyautey, 13.
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Terreur et politique : Bugeaud, Gallieni, Lyautey, trois phases combinées de la colonisation, 17.
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Les bureaux arabes, une police politique, 23.
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La Coloniale, une armée frondeuse, 28.
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– Les officiers de la Coloniale, théoriciens de la DGR,34.
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– Les enseignements majeurs de la guerre du Rif, 38
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Seconde Guerre mondialeet guerre psychologique 44
Münzenberg, Goebbels, Bernays : trois maîtres de l’action psychologique dans les années 1920 et 1930, 45.
– Un savoir‑faire global, 52.
– La propagande d’État française en 1940, 54.
– Armée d’armistice et armée de la France libre : deux armées françaises, deux sources d’influence, 56.
– 1944 : la « révélation de Casablanca » de Michel Frois, 60
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Seconde Guerre mondiale et commandos 64
Aux origines des forces spéciales « à la française » : le modèle britannique, 65.
– L’expérience très politique de l’opération Jedburgh, 69.
– À l’école du terrorisme, 73.
– Les fortes têtes des commandos, méfiants des hiérarchies, 76
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La guerre d’Indochine, mythe fondateur de la DGR 81
La référence des éphémères maquis français d’Indochine en 1945, 82.
– 1951 : une nouvelle stratégie maquisarde, financée par le trafic d’opium,
– Derrière une insubordination surjouée, le triomphe progressif des officiers de la DGR, 89.
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De nouvelles méthodes de maîtrise de l’image : la fabrication du mythe Bigeard, 93. – Une connaissance du communisme sous le prisme des camps viêtminh, 98
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1954 : l’institutionnalisation de la doctrine de la guerre révolutionnaire 103
L’ascension éclair du colonel Charles Lacheroy,
103. – Les cinq phases de la guerre révolutionnaire, un état de guerre permanente, 106.
– Les préconisations de la DGR : déportations, regroupement et îlotage, 114
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La « main gauche » de la DGR amputée en Algérie 121
Des élites civiles et militaires prises dans la grammaire « des cœurs et des esprits », 121.
– Les « pouvoirs spéciaux », entre gestion traditionnelle des colonies et DGR, 123.
– La singulière expérience des « commandos noirs » de Bollardière et Servan‑Schreiber, 127.
– Le cas Argoud : séduction et terreur, un même objectif, 131.
– À la croisée des chemins, entre Bollardière et Argoud, 134
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« Bataille d’Alger » et guerre secrète du Cameroun : le DGR en pratique 138
La « guerre militairement gagnée mais politiquement perdue » : la thèse absurde des tenants de la DGR, 139.
– La torture, un thème d’action psychologique, 141.
– Le scénario imaginaire de la bombe à retardement, 146.
– Le cas d’école de la « guerre cachée » du Cameroun, 150
LA PROLIFÉRATION INTERNATIONALE
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Aux origines : une doctrine militaire devenue politique 159
Années 2000 : la nouvelle actualité d’un objet « aux contours flous », 159.
– Le régime idéal de la DGR : la dictature, 164.
– Une conception élitiste de la politique, 168.
– Intégrisme catholique et fanatisme sectaire, deux clés du succès de la DGR, 171
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1960 : l’éradication officielle de la DGRen France 176
1958‑1960 : l’ascension et la fin de la DGR comme doctrine officielle de l’armée française, 177.
– Conseillers et mercenaires : le « recyclage » des officiers factieux, 182.
– De l’OAS, armée subversive émanation de la DGR, aux barbouzes gaullistes, 187.
– Livre, films, émissions : l’apogée paradoxal des produits culturels phares de la DGR en 1959‑1961, 192
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Les États-Unis, courroie de diffusion industrielle de la contre-insurrection 197
Les polices, au cœur des dispositifs de guerre civile préventive, 198.
– Fort Bragg, Fort Benning et la Escuela de las Americas, 202.
– Think tanks et universités dans l’effort de guerre : école française et doctrine étatsunienne, 206.
– Une industrie culturelle en guerre, 210
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La DGR en Argentine 214
Aux origines de la terreur « par le bas » de la dictature argentine, 215.
– Le « plan Conintes » de 1960, transposition en Argentine des « pouvoirs spéciaux » français, 219.
– 1965‑1966 : l’action psychologique et la chute du président Illia,
221.
– Disparitions forcées et viols : la DGR en pratique, 225. – 1976 : une armée DGR aux commandes, 229
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Les applications étatsuniennes de la contre-insurrection 232
Chiêu hôi, la « plus grande opération de guerre psychologique de l’histoire », 233.
– Le programme Phoenix au Vietnam, réactivation des « hameaux stratégiques », 236.
– Cointelpro, programme de lutte du FBI contre l’ennemi intérieur, 240.
– La guerre de l’image des années 1960, 244
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Les utilisations actuelles de la contre-insurrection : 1) par les États 249
Nicaragua, la contre‑insurrection dans la stratégie de guérilla, 250.
– Les bons élèves de la DGR en Algérie : la grande terreur d’État des années 1990, 254.
– La contre‑insurrection comme outil des coopérations policières, 257.
– Terroriser par l’image à l’ère numérique, 259.
– La justice comme arme centrale de la guerre psychologique, 263
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Les utilisations actuelles de la contre-insurrection : 2) par le privé 269
La contre‑insurrection, une ressource prisée du mercenariat, militaire ou mafieux, 270.
– Les vies ultérieures de la DGR dans le monde entrepreneurial, 276.
– DGR et publicité, 278.
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La symbiose entre le monde militaire et celui de l’entreprise, 283
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En guise d’épilogue : la dangereuse prolifération contemporaine des méthodes de la DGR 285
La banalisation de l’hyperviolence à moindre coût, 286.
– Les ramifications du concept de « conquête des esprits », 287.
– L’étonnante réhabilitation des principes de la DGR au sein de l’armée française, 291
Index 319
Notes 299
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