Alors que le nombre d’étudiants ne cesse d’augmenter en Algérie, des professeurs d’université s’alarment et dénoncent, dans un ouvrage collectif, « une violence » qui prend différentes formes.
Des étudiants réclament un changement de système politique lors des marches hebdomadaires organisées dans le sillage du hirak en 2019, vaste mouvement populaire ayant conduit à la démission d’Abdelaziz Bouteflika (AFP/Ryad Kramdi)
« L’université n’est plus réformable et sa situation va se détériorer davantage. » Avant de mettre fin à sa carrière universitaire en juin 2017, le professeur de sociologie Nacer Djabi a ainsi résumé la situation de l’université en Algérie dans une lettre rendue publique.
« Les agressions contre les enseignants et la violence au sein de l’enceinte universitaire vont croître et se développer, car les conditions objectives qui y conduisent sont réunies dans la majorité des institutions. Le niveau d’instruction des étudiants et des enseignants va se dégrader davantage et les différentes formes de corruption vont prendre des dimensions industrielles. »
Après des décennies d’exercice comme enseignant universitaire, l’un des plus célèbres sociologues algériens a quitté ses fonctions pour se consacrer à l’écriture et à l’activité politique.
À l’époque, sa démission avait eu fait l’effet d’une bombe. Des universitaires et des intellectuels de tous horizons s’en étaient alarmés, d’autant que cette décision était intervenue dans une ambiance marquée par la multiplication des actes de violence au sein des campus universitaires. Cette violence, diffuse à un certain moment, ciblait cette année-là des professeurs, agressés par leurs étudiants.
Ce sont justement ces faits qui ont poussé un groupe d’universitaires algériens à éditer un ouvrage collectif pour attirer l’attention sur les fléaux qui rongent l’université algérienne : L’Université désacralisée, recul de l’éthique et explosion de la violence.
Coordonné par trois enseignantes émérites, la politologue Louisa Dris-Aït Hamadouche, la sociologue Fatma Oussedik et la linguiste Khaoula Taleb Ibrahimi, cet ouvrage dresse un diagnostic implacable qui met le doigt sur la plaie : violences, passe-droits, complaisance et recrutements basés sur des critères d’allégeance et non de compétence.
« La fonctionnarisation » ou l’exil
Certaines contributions, écrites en français et en arabe, tentent de décrypter des phénomènes comme l’exil des professeurs et leur perte de toute motivation jusqu’à devenir de « simples fonctionnaires ».
Pour tenter de comprendre l’enchevêtrement des problèmes que vit l’université algérienne, le politologue Chérif Dris s’est intéressé à la situation des enseignants universitaires. Il s’est posé la question de savoir si l’enseignant est « un formateur ou simple transformateur de connaissances ».
Il a puisé dans le corpus législatif algérien, qui fait de l’enseignant universitaire « un fonctionnaire », puisque « seul un prérequis administratif, à savoir le diplôme », est exigé pour recruter les professeurs, note-t-il dans l’ouvrage.
Cela a créé une relation ambigüe entre l’enseignant et les étudiants dans la mesure où « certains enseignants » réduisent « l’étudiant à un simple destinataire passif d’un contenu préparé par l’enseignant ».
Par conséquent, les apprenants sont confinés dans « une posture passive » et « ne peuvent […] contribuer à créer ce savoir ou à produire des connaissances à travers des recherches qu’ils sont censés effectuer ».
Or, poursuit le professeur, pour parvenir à une situation où l’étudiant peut être un « coproducteur du savoir », le métier d’enseignant « nécessite un apprentissage continu ». Pour lui, l’équation est simple : pour avoir de l’autorité, l’enseignant doit pouvoir se prévaloir du savoir et de l’éthique.
Karim Khaled s’est intéressé quant à lui à la relation entre les enseignants et l’administration. Ce professeur de sociologie à l’université d’Alger et chercheur au Centre de recherche en économie appliquée pour le développement (CREAD) relève une tendance vers « la fonctionnarisation et l’émiettement du métier de chercheur et de l’universitaire ».
Pire, il souligne que « l’absence du mérite […], l’intrusion du politique dans le scientifique et la primauté de l’administratif sur le pédagogique […] la corruption, la censure […] ont pris le dessus » dans le milieu universitaire.
À défaut de « légitimité », sont nés dans l’université algérienne « des groupes informels » constitués de « forces externes à l’université », de « réseaux politiques ou de relations personnelles qui priment sur l’institution universitaire », fulmine encore le chercheur en sociologie, contacté par Middle East Eye.
De cette situation, il retient « trois catégories d’enseignants : l’universitaire fonctionnaire, le carriériste opportuniste et l’universitaire ‘’de vocation’’. Cette dernière catégorie est poussée à l’exil par le climat instable qui règne au sein de l’université », précise-t-il.
Le conflit entre cette catégorie d’universitaires et l’administration est une des causes qui poussent les enseignants à « la fonctionnarisation » ou à l’exil.
« Le choix de la massification »
Les réseaux sociaux et les médias regorgent de cas d’enseignants sanctionnés, voire exclus de leurs fonctions, pour avoir dénoncé les « comportements » de leurs supérieurs hiérarchiques.
Le cas de Azzouz Lahcen est emblématique. Ce professeur de lettres arabes à l’université de Biskra (Sud-Est) a été licencié pour « avoir dénoncé les dérives » de sa faculté, selon son avocat et de nombreux autres témoignages.
Il a entamé, début août, une grève de la faim pour réclamer sa réintégration en attendant d’être auditionné par une commission de discipline. Le 13 septembre, le syndicat des enseignants de l’enseignement supérieur a annoncé dans un communiqué avoir abordé la question avec le nouveau ministre qui s’est engagé à « trouver une solution ».
D’autres témoignages, venant d’autres universités, corroborent ces cas de « licenciements abusifs » opérés par l’administration qui promet, à chaque fois, « une enquête ».
En plus de l’omnipotence de l’administration et de la sphère politique, « qui utilise par exemple les syndicats affiliés à des formations politiques pour exercer une influence sur l’université », cette institution de l’enseignement supérieur « subit un autre contrôle : celui de la société qui impose des normes », note la politologue Louisa Dris-Aït Hamadouche en faisant référence, entre autres, à l’immixtion des syndicats d’étudiants dans la gestion des espaces universitaires en imposant, souvent, leur diktat.
Pour limiter la violence qui existe dans la société – 205 000 affaires de violences ont été traitées dans le département d’Alger en 2021 selon la police, qui relève qu’en un an, le nombre d’atteintes aux personnes a augmenté de plus de 10 % –, les pouvoirs publics ont « fait le choix de la massification » en faisant en sorte d’envoyer un maximum d’étudiants à l’université, partant du constat que « la violence est le produit de l’ignorance et de l’oisiveté ». De 2 000 étudiants en 1962, l’Algérie en compte en 2002 presque 1,7 million.
« Or, destinée à contrôler la violence, cette massification a plutôt contribué à la faciliter », relève l’universitaire, pour qui cette massification « s’est faite au détriment de l’une des missions dévolues à l’université, qui consiste à faire du savoir une norme de promotion et d’insertion sociale », ce que cette institution ne permet pas car « elle produit du chômage », note-t-elle dans l’ouvrage collectif.
La linguiste Khaoula Taleb-Ibrahimi relève un autre phénomène, celui de l’inégalité linguistique qui touche les nouveaux étudiants. Ceux qui ont suivi un cursus scolaire en langue arabe se retrouvent, subitement, à étudier en français une fois franchie la porte de l’université, notamment en médecine ou en sciences exactes. Les étudiants issus des « grandes villes » et du Nord du pays, qui sont en contact avec d’autres langues dès leur jeune âge, se retrouvent ainsi avantagés.
Published date: Lundi 19 septembre 2022 - 07:49
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