Magnifique et poignante évocation de l’Algérie du XXe siècle, ce roman retrace les violentes contradictions qui ont bouleversé jusqu’à l’intime hommes et femmes de ce pays.
Depuis le début de la vie d’écriture de l’écrivaine algérienne Kaouther Adimi, en 2010 à 25 ans, quatre romans ont montré son attention aimante et lucide à l’histoire troublée de son pays. Nos richesses retraçait l’histoire de la librairie Les vraies richesses, à travers des figures lumineuses d’Algérois portant la mémoire oubliée d’une fière Algérie. Son premier livre, Des ballerines de papicha (1), faisait le portrait en kaléidoscope d’une famille algéroise populaire dont les membres s’inventent des vies. meilleures.
Le nouveau roman de Kaouther Adimi rejoint ces inclinations en une fresque très aboutie. L’écrivaine dresse un tableau sensible et puissant de son pays au long du XXe siècle. Son personnage est à nouveau une famille – dont on comprend dans une adresse finale magnifique de délicatesse qu’elle emprunte beaucoup à la sienne –, et plus particulièrement un couple, Tarek et Leïla, nés dans les années 1920 d’un village de l’est de l’Algérie. C’est toutefois séparément que le lecteur les rencontre, chacun faisant rayonner une partie du livre et une époque, en deux regards complémentaires. Cette construction vient souligner l’incommunicabilité poignante entre deux êtres émouvants et taiseux à qui les mots manquent.
Tarek est né d’une femme muette, qui a nourri avec lui un enfant d’extraction plus aisée dont la mère n’avait plus de lait. Saïd et Tarek ont ainsi grandi ensemble, comme des frères, avant que la réalité sociale ne les sépare. Enfants, jouant près des figuiers de barbarie, tous deux étaient subjugués par la belle Leïla, que Tarek épousera plus tard. Bien des guerres balaieront les vies et les rêves secrets de Tarek et de Leïla : la Seconde Guerre mondiale puis, une fois Tarek rentré, celle de l’indépendance, et les incidences de la décolonisation… Avant d’autres départs, d’autres expériences impossibles à partager.
Une fidélité inamovible
L’un et l’autre se réfugieront dans un silence propre. L’intense beauté et la pudeur de ce roman tiennent peut-être – au-delà des paysages, des scènes et des caractères superbement restitués – dans ce halo de non-dits et de complicité qui tient lieu d’amour à Tarek et Leïla. Une fidélité inamovible, malgré la distance, chacun acceptant son rôle, chacun offrant pour l’autre le sacrifice de ses renoncements.
Et c’est d’une Algérie soumise à de violentes contradictions, qui bouleversent jusqu’à l’intime les hommes et femmes, que Kaouther Adimi fait le flamboyant portrait. Les ressorts politiques complexes et la richesse culturelle du pays sont abordés à travers plusieurs épisodes réels, par exemple le tournage du film La Bataille d’Alger de Gillo Pontecorvo, dans la casbah d’Alger en 1965 avec des non-professionnels.
Une jeunesse en pointillé
Les mots qui manquent à Tarek et Leïla leur seront non pas rendus, et même comme volés par la vocation d’écrivain de Saïd. « Si la littérature peut sauver, elle peut aussi être un vent mauvais », note Kaouther Adimi, dont le roman lumineux est empreint d’une poignante gravité. «C’était notre guerre, écrit-elle encore en référence à la guerre civile. Et comme nos grands-parents et nos parents, nous n’en parlerons pas. Nous ne dirons rien des réveils gris et cotonneux, des nuits au décompte macabre, de notre enfance et de notre jeunesse en pointillé, de la vie qui ne s’arrête pas, non, qui fait tout le contraire, qui s’étire indéfiniment, dans une lenteur épouvantable, et où chaque jour est calqué sur le précédent. »
(1) Initialement publié par Barzakh, il vient d’être réédité en poche Points.
Au vent mauvais
de Kaouther Adimi
Seuil, 262 p., 19 €
.
Les commentaires récents