Personne n’ignore qui sont les « pieds-noirs », ces Français installés en Afrique du Nord jusqu’aux indépendances. En revanche, peu d’Algériens ou de Français savent qui sont les « pieds-rouges ». Il s’agit des militants de gauche ou d’extrême gauche, français, s’étant rendus en Algérie au lendemain de son indépendance afin d’œuvrer pour sa reconstruction et son développement, en dehors du cadre de la coopération.
Alors que les « pieds-noirs » rentraient en France dans la précipitation, les « pieds-rouges » arrivaient sur la terre algérienne pour participer à la Révolution, au rêve algérien. Un ensemble assez hétéroclite de personnes. Des militants humanitaires, des professionnels de la santé, d’anciens « porteurs de valises », des enseignants et même des étudiants, ayant tout quitté pour rejoindre le peuple algérien. La plupart des Algériens les accueillirent à bras ouverts au début. Mais, suite à trois ans de période de grâce, beaucoup sont rentrés en France à cause du coup d’Etat du 19 juin 1965 du colonel Houari Boumediene. La répression du mouvement kabyle et le code de la nationalité qui liait la religion à la citoyenneté, ont dissuadé beaucoup de « pieds-rouges » de rester. De surcroît, « les socialistes en peau de lapin », comme les appelle Boumediene, ne sont clairement plus les bienvenus.
Après l’indépendance, des Français partent bâtir l’Algérie socialiste. Catherine Simon raconte l’engagement de ces « pieds-rouges », qui vira au cauchemar.
L’atmosphère est électrique en Algérie en ce mois de juillet 1962. La France a officiellement reconnu l’indépendance du territoire qui sombre dans l’anarchie. Entre les fusillades de l’armée française, les règlements de compte des groupes algériens rivaux, les enlèvements et exécutions d’Européens, les attentats et sabotages de l’OAS, les pieds-noirs embarquent pour une métropole qui ne goûte pas le pataouète. Leurs meubles ont envahi les trottoirs, vestiges de cent trente-deux ans de colonisation : l’exode débute par une immense braderie. A la fin de l’été, 700 000 Européens seront partis (4 sur 5). Au même moment, quelques milliers de Français – on ignore leur chiffre exact – traversent la Méditerranée en sens inverse. Médecins, chirurgiens, infirmiers, instituteurs, ingénieurs, artistes, ils viennent occuper les postes vacants. Ils font don de leur personne pour participer à l’édification du socialisme dans la nouvelle Algérie. Anticolonialistes, porteurs de valises du FLN, insoumis, déserteurs, ils savourent leur victoire. Ils ont le sentiment de vivre le grand soir, entre révolution cubaine, guerre d’Espagne et résistance. Ils sont chrétiens de gauche, trotskistes, anciens communistes. Des journalistes pieds-noirs, entre mépris et dérision, baptisent « pieds-rouges » « cette ahurissante sous-espèce d’oiseaux migrateurs », raconte Catherine Simon dans une enquête remarquable sur cet épisode méconnu de l’histoire franco-algérienne.
La force du récit de la journaliste du Monde repose sur les témoignages. L’entreprise relève de l’exploit. Jusqu’ici, les pieds-rouges s’étaient tus. Y compris ceux qui, entre-temps, avaient acquis une notoriété : l’ancien patron de TF 1 Hervé Bourges – qui refuse l’appellation – le géopoliticien Gérard Chaliand, l’écrivain Ania Francos, l’avocat Tiennot Grumbach, le photographe Elie Kagan, les cinéastes Marceline Loridan et René Vautier, le parolier Pierre Grosz… Il est difficile de parler d’un échec, encore moins d’un cauchemar. La réalité fut à mille lieues de l' »illusion lyrique » des premiers jours. Les pieds-rouges découvrent le poids de l’islam, le machisme, le mépris à l’égard des « gaouris » (nom donné aux chrétiens par les Arabes), l’absence de démocratie, les règlements de compte violents, la corruption… Le désenchantement est à son comble lors du coup d’Etat du colonel Boumediene et du renversement de Ben Bella, le 19 juin 1965. Des pieds-rouges entrent dans la clandestinité, d’autres sont arrêtés et torturés dans les ex-centres de détention de l’armée française ! Et pourtant, les victimes ne parlent pas. Leur culpabilité – françaises, elles doivent assumer les fautes du colonialisme – est trop forte. A leur tour elles sont contraintes au départ, sans ménagement. Elles laisseront leurs chimères sur le port d’Alger. Quelques rares entêtés resteront. Jean-Marie Boëglin, qui a abandonné Lyon, le TNP et Roger Planchon au début des années 1960 pour créer le Théâtre national algérien, rentre en France en 1981. Il se définit comme un « idiot utile ». Lénine utilisait la formule pour désigner les Européens apologistes du régime soviétique jusqu’à l’aveuglement. Une majorité des pieds-rouges – remplacés entre-temps par le coopérant, figure centrale des relations franco-algériennes – ont recouvré leurs esprits. Leur gueule de bois idéologique s’est dissipée. Mais à quel prix ?
Entretien avec Catherine Simon, journaliste
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Catherine Simon parle de son livre
"Algérie, les années pieds-rouges"
http://information.tv5monde.com/afrique/entretien-avec-catherine-simon-journaliste-5189
Décédé le 23 novembre 2020, à l’âge de 92 ans, il a cofondé le Théâtre national algérien après avoir été « porteur de valises » pour les militants du FLN pendant la guerre d’Algérie.
Voici donc l’histoire d’un pied rouge
celle de Jean-Marie Boëglin
« Nous aussi, nous sommes les cocus de l’histoire. Pas de manière aussi dramatique que les pieds-noirs ou les harkis mais quand même un peu », a déclaré Jean-Marie Boëglin. Cet ancien « pied-rouge » de 85 ans (en 2012) n’aura pas connu d’hommages ni d’insultes pour ce 50e anniversaire de l’indépendance algérienne. Il est juste tombé dans les oubliettes de l’histoire.
Jeunes français militants, engagés à gauche, ils ont rejoint l’Algérie à partir de 1962 pour aider le nouveau pays à se construire. Avant de plier bagage quelques années plus tard, désenchantés. On les appelle les pieds-rouges.
En ce cinquantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, la presse dégouline de témoignages de pieds-noirs, « cocus » de l’histoire. Mais il en est d’autres, bien plus discrets, qui ont longtemps répugné à parler. Jusqu’à ce qu’un jour… « J’ai été une sorte d’idiot utile. Mais si c’était à refaire, je recommencerais. Avec cette distance de savoir que l’homme est mal fait et que, quand on vous parle de collectif, il y a toujours un malin pour ramasser la mise, derrière… Mais oui, je recommencerais ! » L’œil bleu pétille sous la casquette. À 85 ans, Jean-Marie Boëglin doit s’aider d’une canne pour marcher, mais ne cherche pas ses mots. Il a fallu le prier un peu pour le convaincre de convoquer les fantômes de ses années pieds-rouges. Il râle qu’il va mal dormir après, raconte que la dernière fois qu’il a ouvert un carton de souvenirs, il a tout balancé dans l’Isère, juste en bas de chez lui, puis se lance. « Ce n’est même pas par idéologie ou par militantisme que je me suis engagé auprès du FLN, je suis plus instinctuel [sic]. Pour vous situer, à 15 ans, je me suis fait virer des Jeunesses communistes parce que trop libertaire et, à 17, de la Fédération anarchiste parce que trop marxiste ! Mais ma vie, c’était le théâtre. En 1957, je traînais à Lyon avec Roger Planchon. J’ai rencontré un jeune qui s’appelait Kader, passionné de théâtre lui aussi. Peu de temps après, il a disparu et ses amis m’ont appris qu’il était mort sous la torture dans un commissariat. Choqué, j’ai proposé un coup de main, puis l’épaule y est passée, puis tout le reste. »
De son père, ancien chef de réseau Francs-tireurs partisans (FTP) durant la seconde guerre mondiale, Jean-Marie Boëglin a appris les techniques de la clandestinité. En 1961, il est condamné à dix ans de prison par contumace, et passe au Maroc. À l’été 1962, il entre en Algérie avec l’Armée de libération nationale (ALN) et gagne Alger. « Toutes les nuits, on entendait des coups de feu. Très vite, je me suis aperçu qu’il y avait une lutte pour le pouvoir mais bon, je me disais, c’est normal, c’est les séquelles du colonialisme. Quand je posais des questions, on me répondait toujours : “Ce n’est pas le moment.” Ça m’a refroidi, mais en même temps, on avait des moyens et puis, on se sentait un petit peu bolchevik quand même ! »
Le théâtre, à nouveau, dirige sa vie. Avec Mohamed Boudia, qu’il a connu en France, et Mourad Bourboune, il fait partie de la commission culturelle du Front de libération nationale (FLN), qui crée le Théâtre national d’Alger en lieu et place de l’Opéra, et nationalise les salles d’Oran, Constantine et Annaba. La révolution est en marche, les pablistes ont l’oreille de Ben Bella, l’autogestion est le mot d’ordre sur toutes les lèvres. Boëglin devient l’un des enseignants les plus en vue du tout nouveau Institut national des arts dramatiques. Années heureuses où il a le sentiment de participer à la construction d’un monde et d’un homme nouveau. Jusqu’au coup d’état du général Boumediene, le 19 juin 1965. L’armée prend le pouvoir, l’islam est proclamé religion d’état, l’arabisation décrétée. « Les socialistes en peau de lapin », comme les appelle Boumediene, ne sont plus les bienvenus.
« Le vrai visage d’un tas de gens s’est révélé à ce moment là. Et il n’était pas beau. Beaucoup de pieds-rouges sont partis, d’eux-mêmes ou chassés. Malgré tout, j’y croyais, je croyais très fort au théâtre, je ne voulais pas laisser tomber l’école de comédiens. Malgré l’exil de Boudia et de Bourboune, je me disais que tout n’était pas terminé. Et puis, en tant que petit blanc, je culpabilisais comme un fou. Alors, je ne suis pas parti. » Il est arrêté, brutalisé, puis relâché et retrouve son poste. En 1966, les actions commises contre la sûreté de l’État durant la guerre d’Algérie sont amnistiées en France. Vexé d’être mis dans le même sac que les militants de l’Organisation armée secrète (OAS), Boëglin refuse de rentrer. Fin 1968, il est viré de sa chère école de théâtre et trouve à se recaser dans la communication. « J’avais la vanité de me dire : si je gêne, c’est que je sers à quelque chose. Et puis, avec le recul, je me dis que quelques graines ont germé. »
En 1979, des rumeurs l’accusent de sionisme et il comprend qu’il doit partir. Ce qu’il fera définitivement en 1981. De retour en France, à la Maison de la culture de Grenoble, il n’aura de cesse de mettre en scène des auteurs algériens.
Le soir est tombé dans l’appartement au bord de l’Isère. Jean-Marie Böeglin tire sur sa pipe, en silence, puis lâche : « Nous aussi, nous sommes les cocus de l’histoire. Pas de manière aussi dramatique que les pieds-noirs ou les harkis mais quand même un peu… » Cette fois, l’œil bleu se voile. Pas longtemps. D’un revers de main, Jean-Marie Boëglin chasse les fantômes et assène : « Je survis parce que je suis en colère. Et cette colère me donne de l’énergie. Tout est en train de craquer et j’espère que je ne crèverais pas avant d’avoir vu l’effondrement du système capitaliste. »
Anne-Sophie Stefanini : "Les pieds-rouges ont pris part à l'indépendance de l'Algérie"
À Paris, Catherine s’est battue avec ses amis communistes pour l’indépendance algérienne. En septembre 1962, elle se rend à Alger. Elle veut enseigner, aider le gouvernement de Ben Bella à bâtir un pays libre. Elle est grisée par l’inconnu, cette vie loin des siens : elle explore la ville chaque jour, sûre qu’ici tout est possible. C’est le temps des promesses : Alger devient sa ville, celle de sa jeunesse, de toutes ses initiations. En 1965, Catherine est arrêtée par la Sécurité militaire : le coup d’État de Boumediene chasse du pouvoir Ben Bella. Catherine et ses amis sont interrogés. En prison, face à celui qui l’accuse, elle se souvient de ses élans politiques et amoureux, de ce qu’elle a choisi et de ce qu’elle n’a pas voulu voir. Qui étaient vraiment ces «pieds-rouges» dont Catherine faisait partie ? Quelle femme est-elle devenue ?
Invitée de #MOE, l'écrivaine, Anne-Sophie Stefanini, revient sur son dernier roman, "Nos années rouges", paru aux éditions Gallimard. Elle évoque le parcours de Catherine qui faisait partie des pieds-rouges, ces Français qui ont voulu faire de l'Algérie un pays idéal.
http://www.micheldandelot1.com/
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