Depuis longtemps de nombreux appelés du contingent effectuent leur service militaire dans les départements français d’Algérie. Il n’y a donc pas de rupture dans l’incorporation avec le déclenchement de l’insurrection algérienne à la Toussaint 1954. Les effectifs sur place augmentent progressivement, après décisions politiques, soit directement, par l’envoi croissant d’appelés ; soit indirectement par allongement de la durée du service militaire. Arrivés sur place, en terra incognita, les jeunes appelés du littoral sont dépaysés mais aussi vite confrontés à l’ennui du quotidien et à la dure réalité de la guerre. Le départ, la séparation, le conflit, les jeunes de la Côte d’Opale les vivent sans enthousiasme, avec résignation.
Les jeunes du littoral partent pour l’Algérie
Combien sont-ils à partir ?
2Entre le premier novembre 1954, la « Toussaint rouge », et les accords d’Évian de mars 1962, près de deux millions de soldats français ont été engagés en Algérie. Parmi eux, un peu plus de 1 200 000 appelés et 128 000 rappelés « Français de souche européenne » ainsi qu’environ 110 000 appelés « Français de souche nord-africaine » et 120 000 harkis1.
3La montée en puissance du contingent français s’est faite progressivement. Les 24 et 28 août 1955, Edgar Faure, président du Conseil, décrète le rappel de tout le contingent 1953-2 et le maintien sous les drapeaux des 60 000 soldats du contingent 1954/1, sur le point d’être libérés2. L’article 5 de la loi du 2 mars 1956 autorise le gouvernement à prendre toutes les mesures qu’il juge utiles pour le maintien de l’ordre. Il n’a plus besoin de l’accord de l’Assemblée Nationale pour compléter les effectifs ou maintenir les hommes sous les drapeaux. 100 000 jeunes partent pour l’Algérie, dont 50 000 pour le seul contingent 52/2. Le 16 mars 1956, les pouvoirs spéciaux sont votés par 455 voix contre 76.
4Un mois plus tard, le 12 avril 1956, trois décrets sont signés par le ministre de la Défense, Maurice Bourgès-Maunoury. Le premier tend « au maintien sous les drapeaux des hommes du premier contingent 1955 et des militaires qui auront satisfait à leurs obligations légales d’activité entre le 31 juillet 1956 et le 30 janvier 1957 ». Le second et le troisième rappellent sous les drapeaux les soldats des classes 1951/3, 1952, 1953 et 1954/1 et 2, « les officiers et sous-officiers de réserve nécessaires à l’encadrement, à quelque classe qu’ils appartiennent » ainsi que toutes les personnes « qui n’auraient pas fait l’objet d’une mesure de rappel individuel » au titre des décrets précédents.
5Combien sont-ils à partir, originaires de la Côte d’Opale ? Dans chacune des grandes villes du littoral les municipalités ont recensé le nombre de leurs concitoyens appelés en Algérie, notamment en fin d’année, pour les fêtes de Noël. Le problème est que les estimations sont parfois bien larges, malgré les efforts des services municipaux. À Boulogne-sur-Mer, elles varient de 230 à 450, pour une moyenne de 300 soldats en service en Afrique du Nord (Maroc, Algérie et Tunisie). En août 1956, le Conseil municipal de Dunkerque dénombre 96 soldats en Algérie, 21 au Maroc, 7 en Tunisie, 17 en Allemagne, 27 en métropole3. Les ¾ des appelés dunkerquois sont donc en poste au Maghreb, principalement en Algérie, pour 57,1 %, contre 10,1 % en Allemagne et 16,1 % en métropole. Il est raisonnable d’estimer que les contingents libérés par l’indépendance du Maroc et de la Tunisie cette même année ont été redirigés vers l’Algérie et non vers la métropole. Seul un quart des appelés échapperait donc à une affectation algérienne.
6À l’été 1956, le « Groupement calaisien d’amitié aux soldats d’Afrique du Nord » commence sa campagne en faveur des soldats calaisiens et entreprend de les recenser.
Doc. 1 Soldats calaisiens en Afrique du Nord selon le statut militaire et la situation de famille en juillet 1956.
|
Célibataires
|
Mariés sans enfants
|
Mariés avec enfants
|
Total
|
Engagés ou rengagés
|
17
|
|
1
|
18
|
Appelés
|
232
|
10
|
16
|
258
|
Rappelés
|
53
|
46
|
30
|
129
|
Source : Nord Littoral, 24 juillet 1956, p. 2.
7Parmi ces 405 soldats, 63,7 % sont des appelés, 31,9 % des rappelés et 4,4 % des militaires de carrière. Le cas des « maintenus » semble avoir été confondu avec celui des « appelés ». 74,6 % sont célibataires, 13,8 sont mariés sans enfants et 11,6 % sont mariés avec enfants. Les deux dernières catégories correspondent le plus souvent aux cas des rappelés qui, pensant être enfin dégagés des obligations militaires, ont décidé de former un couple puis une famille. À la date du 25 décembre 1956, 444 militaires originaires de Calais se trouvent en Afrique du Nord, 316 en Algérie, 101 au Maroc et 27 en Tunisie4. L’immense majorité des 316 soldats envoyés en Algérie provient des quartiers populaires, 6 % seulement sont originaires de « Calais Nord », la partie dite « bourgeoise » de la ville, mais également la plus exiguë. 51 soldats habitent les « cités », comme celle du Fort-Nieulay pour 14 d’entre eux, ou la cité des Salines, celles de Phalsbourg, des rues de Toul ou de Maubeuge, les Cités Civry, Curie, Lesieur, Rembrandt, Descartes ou Nouvelle France, la Cité des douanes, des cheminots, ou encore les blockhaus de la « Flaque à Guerlettes ».
8En 1956, les effectifs de l’armée française présents en Algérie ne sont pourtant pas encore à leur maximum. Ils sont multipliés par plus de deux à leur apogée en 1959. Il est donc permis de penser que le nombre de soldats du littoral présents en terre algérienne à la fin de l’année 1956 ne soit qu’un minimum, et que leur nombre augmente dans les années qui suivent. À la date du 22 octobre 1959, le bureau militaire estime le nombre approximatif de soldats calaisiens en AFN à 5505.
Le départ
9Partir c’est d’abord laisser derrière soi parents, amis et fiancée, travail aussi. Ce sont les dernières recommandations des mères : « méfie-toi des femmes, même si elles ont des allures d’Européennes »6, « reviens vivant, ne prend pas de risques inutiles » et les derniers conseils des pères, vraisemblablement reflets de leur propre expérience du service militaire : « méfie-toi des gradés »7. Les mises en garde sont toujours les mêmes, prendre soin de soi, ne pas s’aventurer, ne pas se faire remarquer, ne jamais être volontaire, bien manger pour ne pas tomber malade et respecter la discipline, obéir. Séparations pleines d’émotions, mais dignes et contrôlées. Gilles Brasseur, de Montreuil, s’est rendu à la gare accompagné de son épouse, leur premier enfant dans les bras. Pendant ce temps Richard Anthony chantait « et j’entends siffler le train… que c’est loin où tu t’en vas… auras-tu jamais le temps de revenir ? » Sa grand-mère paternelle lui a alors donné une médaille, à toujours porter autour du cou, en protection8. Pierre Puget, originaire de Calais, a vu son père pleurer pour la première fois sur le quai de la gare, lui qu’il croyait dur ! René Delcroix, de Calais également, a tenté de cacher le jour de son départ à ses parents, mais ils s’en sont doutés car un grand frère l’a devancé. Presque pour tous se dégage un sentiment de frustration car le départ retarde l’entrée dans la vie professionnelle, le passage d’examens ou un futur mariage.
10Les jeunes appelés ne partent pas toujours directement pour l’Algérie, ils effectuent leurs classes dans des unités stationnées en France métropolitaine et, pour beaucoup, en Allemagne. Yves Boulois, de Longuenesse, part le 6 janvier 1959 pour Trèves, au Centre d’instruction des divisions blindées, où il reste quatre mois. Il est ensuite affecté au 24e Régiment de Spahis à Neustadt, passe son permis de transport en commun et « roule » pendant huit mois, effectuant souvent les samedis et dimanches des excursions pour les épouses des officiers et sous-officiers et leurs enfants. Un jour de décembre 1959, quelques temps avant Noël, il est convoqué par le capitaine de son escadron qui lui annonce la nouvelle : « Brigadier Boulois, vous êtes maintenu sous les drapeaux et vous allez devoir partir en Algérie, dans le 6e Régiment de Chasseurs d’Afrique à titre de renforts. Vous serez accompagné de 12 personnes dont vous serez entièrement responsable »9. Direction Strasbourg, dans un centre de regroupement, puis le train pour Marseille. Embarqué sur le Ville de Tunis pour une traversée de 34 heures vers Oran. À nouveau le train pour Inkerman, à environ 300 km de là, puis les camions, la répartition en groupes de 60 personnes et, enfin, dans des Ford bâchés, le départ vers le P. C. du 6e RCA en pleine montagne.
11La traversée de la Méditerranée est la première véritable épreuve. Après un passage au camp de rassemblement de Sainte Marthe à Marseille, le Dépôt d’isolés métropolitains, c’est l’embarquement, un numéro fixé au dos de la capote se rappelle Jean-Pierre Melsens10.
12Rares sont ceux qui, comme Guy Lagache, en gardent un bon souvenir : « Le 4 avril 1957, j’ai embarqué à Marseille sur le Ville d’Alger, pour débarquer à Oran le lendemain après une traversée très calme, parfois en compagnie de dauphins ». Les souvenirs les plus fréquents ressemblent à ceux de Pierre Brebion : « La traversée de nuit fut épouvantable. La mer était déchainée et nous étions entassées dans la cale du bateau. Certains troufions appelaient leur mère. Même les marins étaient malades. Hagards et livides, nous sommes arrivés à l’aube à Alger ». Odeurs désagréables, « j’ai embarqué à Marseille sur l’Athos II, bateau qui avait dû transporter des animaux avant nous », pense encore Guy Grignon ; longueur de la traversée, surtout quand, comme Jean-Marie Naissant, on passe le réveillon de Noël à fond de cale, avec les copains ; surpopulation avec plus de 3 000 soldats sur le « Kairouan » qui se bousculent aux toilettes en raison de la mer mauvaise11. « Mais l’arrivée à Alger fut un émerveillement pour nous qui n’avions jamais quitté notre Pas-de-Calais natal » se souvient Michel Wallon.
Où sont-ils affectés ?
13Pour les militaires originaires de la Côte d’Opale, 297 unités d’affectation différentes ont pu être recensées. Ce chiffre, de prime abord extrêmement important, doit être nuancé. D’une part, parce qu’un appelé a pu connaître plusieurs affectations au cours de son service militaire, et ce, d’autant plus sûrement s’il a été rappelé ou maintenu sous les drapeaux. Gilbert Vasseur, de Montreuil-sur-Mer, a fait ses classes au 68e Régiment d’Artillerie de Sarrelouis en Allemagne, il a été affecté au 294e Bataillon d’Infanterie stationné en Algérie à compter du 7 septembre 1958, puis muté au 72e Bataillon du Génie le 1er mars 1957. Les soldats changent d’unité, mais aussi d’arme, passant ici de l’infanterie au génie. D’autre part, le nom des unités a pu être modifié. Ce fut le cas après l’indépendance du Maroc et de la Tunisie. Ainsi le 6e Régiment de Tirailleurs marocains, devient le 1er Régiment de Zouaves le 5 avril 195612. Certaines dénominations ont également évolué ; les Régiments d’Infanterie coloniale sont devenus Régiments d’Infanterie de Marine, les Régiments de Parachutistes coloniaux, Régiments parachutistes d’Infanterie de Marine en 1958. D’autres régiments ont aussi vu leur dénomination changer. Ainsi le 129e Régiment d’infanterie, où servaient huit Calaisiens au 31 décembre 195613, est devenu en 1961 le 129e Régiment d’infanterie motorisée.
Doc. 2 : Armes d’affectation des appelés du littoral en pourcentage.
ARMES
|
AFFECTATIONS
|
Armée de Terre
|
92,6
|
Armée de l’Air
|
6
|
Marine
|
1,4
|
Source : état des militaires originaires de Calais présents en Afrique du Nord à la date du 25 décembre 1956, témoignages d’anciens combattants et liste des soldats décédés en Algérie.
14L’immense majorité des appelés, rappelés et maintenus est affectée dans l’Armée de Terre. Un paradoxe pour des appelés issus de zones côtières, mais l’armée a davantage besoin de fantassins que de marins en Algérie.
15Il est impossible d’établir une carte des lieux d’affectations tant les unités étaient mobiles, et tant les changements de cantonnement étaient nombreux. Gilles Brouillart de Berck-sur-Mer est affecté à la 74e Cie de combat du 21e R. I. Ma., stationnée à Marengo, près d’Alger. Un mois plus tard, c’est le départ vers la frontière algéro-tunisienne, dans le secteur de Békkaria, à une quinzaine de km à l’est de Tébessa. Au bout de trois mois il est muté plus au sud, à El-Ma-El-Abiod, où il reste un an, puis huit mois à Négrine, à plus de 100 km au sud de Tébessa, aux portes du désert. Quatre lieux différents en deux ans de présence en Algérie.
16Quelles étaient leurs conditions de vie ?
Les conditions de vie là-bas
L’image que les jeunes Français avaient de l’Algérie
17Les jeunes de la Côte d’Opale partent non seulement pour une guerre lointaine, mais également pour une terre largement inconnue. Que connaissent-ils de l’Algérie avant leur départ ? L’Algérie est présente dans les programmes d’histoire à partir de 1928. C’est donc sur les bancs de l’école que les jeunes font connaissances avec elle. Quelle image ressort des manuels ? Celle d’une Algérie française heureuse. La France a su « faire oublier aux populations conquises la violence de la conquête » en les faisant bénéficier des « bienfaits de la colonisation » par la « mise en valeur du pays », la « création d’établissements agricoles modernes » et la construction d’un « magnifique réseau de communication »14. Ce que confirme Gilles Brasseur qui se souvient du livre de géographie utilisé dans les années 1943-50, pendant le Certificat d’Études primaires, dans lequel on pouvait lire : « C’est en Afrique du Nord que la France a réalisé son chef d’œuvre colonial » ; « partout, la France a réussi à s’attacher les indigènes et à se faire aimer d’eux »15.
18Les soldats ne sont pas préparés à ce qui les attend, à la misère notamment. Débarquant en terra incognita, ils découvrent un peuple algérien en lutte pour son indépendance, bien décidé à secouer le joug des Français. Comment imaginer cela tant il aura été question, pendant toute leur scolarité, des bienfaits de la colonisation française ? L’hostilité de toute une population ne s’imagine pas quand on part faire du « maintien de l’ordre » contre des « hors la loi ».
19Ils sont quelques-uns à penser que la France apportait du bien en Algérie, comme Jean Canis de l’Union Nationale des Combattants de Téteghem, près de Dunkerque. Guy Roger de la FNACA de Montreuil le croit aussi à l’époque, comme René Bakowski. Jean Coppin, originaire de Boulogne-sur-Mer, est plus nuancé : « oui, la France a permis des progrès dans les villes, mais non elle n’a rien changé à la condition du bled ». Ce que corrobore Gilles Brasseur pour qui la France a apporté du bien sur le plan économique notamment, de la santé aussi. Mais en matière d’éducation, de logement et d’égalité entre Européens et indigènes, il reste beaucoup à faire. Jean Gardy se met à douter, après les événements de Sétif et Madagascar, que la France apportait du bien à ses colonies comme on lui avait appris. Il pensait partir ramener l’ordre et satisfaire les grands propriétaires. Il ignorait avant son départ l’existence des petits pieds-noirs. Claude Haegman est du même avis : « je ne pense pas que les Français connaissaient l’Algérie. Pour eux, c’était loin. Pour nous, c’était une guerre pour les colons ». « Colons dont on avait jamais entendu parler » ajoute Paul Levray, de la FNACA de Calais. « D’un côté la misère, des gens exploités, la pauvreté, des droits inexistants ; de l’autre, côté souche européenne, l’aisance, l’autorité, mais la peur ». Même si Pierre Puget sait partir pour défendre les intérêts des pieds-noirs, l’Algérie c’est la France, alors il est important d’y aller. En gare de Longueau, en décembre 1960, il a rencontré un notaire qui ne voulait pas croire que les Algériens ne souhaitaient pas être Français. Pourtant, selon Jean Fourcroy, ancien combattant originaire de Boulogne-sur-Mer, « Après, l’Indochine, le Maroc, la Tunisie, il était évident que pour celui qui avait fait un peu d’études, que l’Algérie aurait son indépendance »16.
20Il est raisonnable de s’interroger sur ces souvenirs de jeunes soldats. S’agit-il d’images de l’Algérie préexistantes à leur départ, ou de souvenirs reconstitués a posteriori ? La vision à l’arrivée sur les quais algériens, puis sur les lieux d’affectation, ont pu se substituer à l’image heureuse des manuels, la seule connue, jusqu’à oublier celle-ci. Mais jusqu’à quel point, en métropole, la population se ferme-t-elle les yeux sur les réalités socioéconomiques de l’Algérie ? Il ressort en tous cas des différents questionnaires que la méconnaissance des réalités algériennes est générale, la vision du pays caricaturale. Rares sont les appelés ayant préalablement réfléchi à la légitimité ce qu’ils vont accomplir en Algérie. Robert Deberghes se souvient :
Pour ma part, j’ai eu la très grande chance d’être élevé dans un milieu modeste ouvrier et d’avoir un père qui était passionné d’histoire. Mon père avait connu la guerre 39-45, mon oncle celle de 14-18. À l’époque, on ne regardait pas la télévision, on écoutait très peu la radio. À la place, il y avait des réunions de famille qui étaient très fréquentes. Cela permettait d’échanger, de discuter. J’étais toujours à l’écoute dans ces moments-là et comme j’étais avide de questions, j’ai pu savoir ce que représentait une guerre coloniale comme la guerre d’Algérie […] Donc, quand je suis arrivé en Algérie, je n’avais pas en tête que j’étais là pour civiliser les gens qui s’y trouvaient, encore moins comme libérateur […] Par contre j’ai des camarades qui étaient persuadés qu’ils y allaient pour une bonne cause, pour apporter auprès des civils algériens une instruction, le bien être médical et transmettre également leur façon de vivre.
21Ceux qui étudient ont eux aussi des chances de prévoir ce qui les attend. En particulier vers la fin de la guerre, comme en témoigne Jean Pierre Hénot de Beaurainville.
Honnêtement, avant de partir je savais à peu près ce qui se passait grâce au lycée. J’y suis rentré en 1952 (en 6e), et lorsque je suis arrivé en 4e des professeurs ont commencé à être appelés. Puis ce fut le tour de mes frères, un dans une compagnie saharienne et l’autre dans les parachutistes. Donc je comprenais très bien ce qui s’y passait. D’autant plus qu’à l’époque, quand vous étiez un garçon et que vous approchiez de 19 ans, vous saviez très bien ce qui vous attendait […] Bien sûr pas dans les petites classes, mais en première, dans les classes de philo, on discutait entre nous à la récréation.
La vie au quotidien
L’ordinaire
22Manger convenablement, dormir suffisamment, se vêtir de manière adaptée au climat, supporter la chaleur ou le froid, sont les premières préoccupations. « Il faisait très chaud quand je suis arrivé au mois de juillet, je n’étais pas habitué […] J’ai beaucoup transpiré, il y avait toujours cette recherche de la fraîcheur. On vivait beaucoup le soir et le matin très tôt, dans la journée, on faisait la sieste » se souvient René Bakowski. L’eau devient vite une boisson rare. « Là-bas, on n’avait pas d’eau potable, on n’avait que de l’eau salée au lavabo. Il y avait un tonneau, on allait en chercher pour boire mais comme on était jeune on n’en avait jamais assez alors on buvait au lavabo. Mais moi, manque de pot mes vaccins n’étaient pas bien à jour et j’ai attrapé la dysenterie […] J’ai maigri de 15 kg en un mois » se rappelle M. Masson de Gouy-Saint-André, appelé dans le Sahara, entre 1960 et 1962.
23Est-ce le manque d’eau potable qui explique la consommation de bières ? « On marchait à la bière […] Une journée de feu en Algérie c’était tant d’hectolitres de carburant, tant de tonnes de munitions, tant de camions frigorifiques de nourriture et tant de caisses de bière. À peu près une caisse par jour, vingt-quatre canettes par vingt-quatre heures, estimées serrées »17. La production locale de bière est multipliée par 2,30 entre 1955 et 1959, tandis que, dans le même temps, les importations croissent également, ajoute l’auteur. Si la quantité quotidienne évoquée semble excessive, la consommation de bière peut s’avérer moins risquée que d’absorber une eau peu sûre, et cela ne doit pas rebuter des jeunes gens originaires du Nord-Pas-de-Calais, terre de houblon et de brasseries ! La nourriture, à base de rations militaires essentiellement, est souvent améliorée par des achats de produits frais dans les douars proches des cantonnements. Œufs, volailles, moutons viennent agrémenter le quotidien, porcs épics et sangliers à l’occasion. Du poisson frais venus tout droit de Boulogne-sur-Mer, que Jacquy Gambier allait chercher à l’aérodrome de Ghardaïa ! L’alimentation est parfois plus exotique se souvient Bernard Dubreucq d’Autingues18 :
Ceci se passe à Palestro, une soixantaine de soldats d’une compagnie voisine sont en opération dans notre secteur, j’ai la responsabilité de leur préparer le repas du soir. Le matin je prévois des boulettes de viande accompagnées de purée, je fais donc cuire mes morceaux de bœuf, le midi je les désosse et je les mets à refroidir dans des plats pour pouvoir les hacher ensuite, je les recouvre d’un filet pour éviter que les mouches viennent s’y poser […] En arrivant, nous sommes intrigués par un bruit bizarre, on aurait cru qu’il y avait une ruche d’abeilles dans les cuisines. À notre grande surprise, on constate en soulevant les filets de protection que la viande est presque jaune, couverte d’œufs de mouches, nous sommes devant un cas de conscience, mais on n’avait pas le choix. On coupe cette viande en morceaux pour les hacher, sans les laver ! On l’assaisonne ensuite généreusement et on en fait 200 boulettes. Vers 18 Heures, notre capitaine passe en revue les cuisines et souhaite goûter au menu du soir. Mon copain me présente une assiette dans laquelle je mets une boulette cuisinée, l’officier y goûte, et à notre soulagement, nous félicite pour la qualité du menu. 198 soldats en ont mangé (sauf deux !) personne n’a eu de problèmes de digestion…
24Il est vrai que les mouches sont des compagnes habituelles. « Pour les repas, il fallait s’habituer à la présence des mouches parce que tout ce qu’on mangeait, il y en avait qui flottaient dedans ! Les mouches, au début, on est dégoûté, après on n’y fait plus attention, et au moment de partir, on commence à les aimer », avoue M. Lewandowski. Pour lui, le vrai problème est la toilette. « Il n’était pas question de douche, de robinet, le lavabo c’était souvent le casque lourd. On y versait de l’eau de la fontaine et puis on se lavait là-dedans. Parce qu’au début, avoir une tente, un lit et un jerrican d’eau, c’était du luxe ! ». Le couchage est individuel ou collectif, selon le grade. Les simples soldats peuvent dormir à dix ou quinze sous une même tente ; à la chaleur s’ajoutent les problèmes d’hygiène et de promiscuité.
Les loisirs
25En 1960 un appelé gagne 8 NF par quinzaine, 12 pour un appelé parachutiste avec la « solde à l’air », plus 16 paquets de cigarettes par mois19. Cela pouvait suffire pour sortir, mais où aller ? « Des rues étaient interdites, même à nous, militaires. Dans certains quartiers nous ne pouvions pas rentrer seuls, même armés. Nous avons pu aller chercher des affaires de toilette par exemple, mais on nous indiquait les magasins et on devait se déplacer par trois. Nous entrions donc dans le magasin, les armes à la main, pour acheter du savon à raser ; un seul achetait et les deux autres surveillaient ! Cela se passait de la même façon quand nous allions chez le coiffeur » se rappelle Jean Pierre Hénot de Beaurainville. Peu de loisirs pour lui car « nous avions un itinéraire tracé et nous n’avions pas le droit d’en dévier ».
26Les loisirs ne sont pas les mêmes selon les affectations, selon que l’on est dans le bled ou en ville. Ceux cantonnés à Alger semblaient les plus heureux, comme M. Herchin. « Nous, on avait la possibilité de sortir, tous les jeunes qui étaient là allaient faire un tour en ville. Bon, ceux qui étaient à la campagne, ce n’était pas pareil, ils n’avaient rien. Ceux qui étaient bien, c’est ceux qui étaient au bord de la mer, ils allaient se baigner, parce qu’on se baignait à partir de février là-bas. Il faisait bon et puis en octobre on se baignait encore ». Dans les casernes, les loisirs se limitaient bien souvent au ping-pong et au baby-foot, à la projection épisodique de films prêtés par les services sociaux de l’armée. Avec des loisirs, avec la possibilité de prendre des bains de mers, de sortir le soir dans des bars, d’aller au cinéma, le temps de service a dû sembler moins long, moins éprouvant pour des jeunes tout juste sortis de l’adolescence. Quant à ceux qui en sont privés, ils ont sûrement éprouvé le sentiment d’une jeunesse gâchée, de « vingt ans » qu’on ne rattrape plus et que le service militaire leur vole.
Les gardes
27Une fois encore, la diversité des situations est extrême. Robert Deberghes, a connu un poste reculé en peine montagne.
Il fallait établir un minimum de sécurité, avec des tours de garde. Il y avait 2 postes : 1 poste de jour et un poste de nuit. Le poste de jour commençait à 6 heures du matin et se terminait à 18 heures […] Il y avait un mirador central et il y avait une sentinelle qui surveillait les horizons. Toutes les 2 heures, il y avait un gradé qui allait remplacer cette sentinelle, puis il y avait la garde de nuit. La garde de nuit était plus importante, et pour cause, c’est la nuit, donc il faut être plus attentif. 4 sentinelles montent la garde pendant 2 heures aux 4 coins du poste. Le poste est un carré et il y a 4 personnes de garde. Il y a un gradé de garde qui fait la ronde des 4 sentinelles et au bout de 2 heures, il appelle son collègue et on recommence comme ça, ce qui veut dire que toute la journée et toute la nuit, on est occupé. Cela veut dire que, dans une petite unité comme la mienne, on n’était jamais une nuit complète au lit.
28Ces gardes s’effectuent parfois la peur au ventre et s’accomplissent alors à deux sentinelles au lieu d’une, si bien que les factions duraient quatre heures au lieu de deux.
29D’autres surveillent les fermes des colons. « Nous étions une trentaine à garder cette ferme pendant huit jours. Garder cette ferme voulait dire mettre des sentinelles, faire des patrouilles autour de la ferme. Lorsque le fermier envoyait ses ouvriers dans les champs, il fallait les accompagner pour les protéger aussi » se souvient M. Lewandowski. La chaleur est alors accablante.
Ce qui était le plus pénible, c’était au mois de juillet et août de l’année 1956 où il a fallu garder des moissons sur les hauts plateaux du sud. Il y avait des champs de blé immenses appartenant à des Européens. Des entreprises de moissonneuses batteuses venaient pour moissonner ces champs. Il y avait peut-être 5 ou 6 moissonneuses batteuses qui tournaient comme dans les films américains, et nous, nous devions protéger ce matériel qui coûtait cher, les ouvriers, les camions où était versé le grain. On dormait sur place, sur les moissonneuses batteuses. C’était pénible parce que toute la journée, on restait sous un soleil de plomb et on était mangé par les taons, notre plaisir était de les attraper et de les mettre dans une bouteille.
30Il faut vivre en permanence les armes à la main, dormir habillé en cas d’attaque de nuit, avec le hurlement lugubre des chacals. Le seul avantage que M. Lewandowski ait pu trouver à cet éloignement des casernes, à cette relative solitude, c’est de pouvoir échapper à la discipline militaire. La solitude peut à l’inverse être pesante, surtout à garder des cols de montagne sous la neige quand la radio est le seul lien avec le reste de l’unité.
On est resté dans des gourbis, on était à 30 là-dedans en principe pour 15 jours à garder un col. Au bout des 15 jours, on devait être relevé mais il s’est mis à neiger. On est resté avec 1 m 50 de neige pendant 15 jours de plus donc on est resté un mois dans ces gourbis. On lançait toujours des S. O. S. par la radio, parce qu’on n’avait plus rien à manger […] Finalement on nous a ravitaillés par parachutage. Un avion est arrivé, dans l’avion il y avait un gars près de la porte et du pied, il poussait des caisses dans lesquelles il y avait du pain, du vin et puis des boites de rations américaines. C’était dangereux car mes hommes étaient tellement affamés que lorsqu’ils voyaient arriver le parachute, ils voulaient attraper la caisse, ça a l’air d’arriver lentement mais ça arrive quand même à 30 ou 35 kilomètres heure et ça pèse 50 kilos, il y en a qui ont failli se faire écraser […] Pour parachuter, on formait la lettre T, on met des draps blancs et on forme la lettre T au sol, la lettre indique d’où vient le vent et sur la barre du T on parachute, mais sur la neige ! Alors j’ai dû commander aux soldats de s’allonger dans la neige pour former la barre du T.
31Il fallait également surveiller les mines, les ouvrages de génie civil comme les ponts, ou bien protéger les équipes de réparation quand ceux-ci avaient été démolis. L’armée surveillait également les oléoducs, ou pipelines comme les appelait M. Masson de Gouy-Saint-André, appelé dans le Sahara entre 1960 et 1962.
Parce que les fellaghas […] tiraient dedans avec une grenade, ils faisaient sauter pour que les Français n’aient pas de pétrole. Alors avec les camions, on faisait des barouds. Et dès qu’on voyait le pétrole qui avait débordé […] il fallait le signaler au camp. Le camp signalait aux usines de pétrole au panneau 50 ou 500 par exemple que le tuyau était crevé. Alors là nous, on était obligé d’y aller pour escorter. Le temps qu’ils réparent […] On n’avait pas à manger, pas de rations, rien du tout. On pouvait passer 24 heures sans manger. Les gars des pétroles travaillaient et repartaient manger. Et nous, on n’avait rien du tout. On prenait souvent du chocolat avec nous […] parce que c’est nourrissant et si vous avez soif, ça désaltère parce qu’il ne faut pas toujours boire sinon rien ne reste dans l’estomac.
Les rapports avec les Algériens et les pieds noirs
32Lors de nombreuses gardes, les appelés sont aux contacts de pieds noirs ou d’Algériens : propriétaires terriens et ouvriers agricoles surtout. Avec ces derniers les rapports sont généralement corrects, du moins pour ceux qui vivent à leur contact, comme les responsables des Sections administratives spécialisées. Les sections administratives spécialisées sont chargées d’une part de pacifier un secteur géographique donné et d’autre part de promouvoir l’« Algérie française » en servant d’assistance scolaire, sociale, médicale envers les populations rurales afin de les gagner à la France. Leur mission consiste avant tout à essayer d’obtenir l’adhésion de la population du bled en lui permettant d’accéder à la modernité en développant l’instruction, l’assistance médicale, le développement rural...
33Comme le rappelle René Bakowski : « Notre rôle consistait à aider les populations lorsqu’on n’était pas en opération. Il y avait quand même un côté humanitaire, de la part de l’Armée en général. L’Armée n’était pas là que pour tuer ». L’exemple de Jean-Pierre Dehamel, docker au port de Calais, en poste à Bonchicao, qui a « sauvé un petit arabe de deux ans qui se noyait »20 est bien sûr extrême, mais les activités au contact de la population sont nombreuses. Jean-Claude Gobert, d’Estréelles, volontaire parachutiste :
Les SAS « section administrative spécialisée » avait pour mission la sécurité du territoire, mais aussi une aide humanitaire sous toutes ses formes, à la population algérienne locale. J’avais donc à l’intérieur de mon poste, qui était une ancienne ferme abandonnée, une école qui avait été installée. Il y avait école tous les jours pour les petits Algériens. J’avais aussi un de mes hommes qui était infirmier en civil, on avait créé un petit poste d’infirmerie pour les petits maux légers. Il y avait une activité militaire tout au long de la semaine qu’on maintenait quand même avec des patrouilles. Il y avait des embuscades qui étaient mises en place et puis il y avait dans la journée l’activité humanitaire de la SAS […] Je rendais visite aux chefs des Douars, j’avais de très bonnes relations avec eux, je les rencontrais très régulièrement pour les problèmes qu’ils avaient : pas seulement des problèmes de sécurité, mais la reconstruction d’une Mechta, tous les problèmes qui peuvent se poser, j’avais également, en tant qu’officier, localement mis en place une petite activité de juge de paix.
34Jean-Jacques Barthe, futur maire de Calais, enseigne à des enfants des deux sexes de Oued-Seiba, ce qui ne l’empêchait pas de participer occasionnellement à des activités plus « militaires », à la grande déception des élèves qui le regardaient partir21.
35Avec la multiplication des « opérations de maintien de l’ordre », les contacts sont plus difficiles, plus tendus se souvient M. Lewandowski.
Quand on faisait un contrôle, le problème était la langue. On pouvait parler, ils ne nous comprenaient pas, ils étaient complètement illettrés. Le deuxième problème, c’était qu’ils nous fuyaient, ils se méfiaient de nous, parce qu’ils avaient toujours peur qu’on les arrête ou qu’on les emmène. Les seuls rapports qu’on avait étaient les contrôles d’identité […] C’était une rafle ou on fouillait, on écartait la population et on les mettait de côté. On fouillait le village, les hommes avaient disparu, ils avaient peur qu’on les emmène. Il n’y avait plus que les femmes et les enfants et nous, on fouillait. Eux, ils se méfiaient de nous parce qu’ils étaient très pauvres, ils avaient peur qu’il y ait des vols ou des viols.
36Les autochtones avaient pourtant leur utilité, se souvient Eugène Topolewski. Pour s’assurer que la piste d’atterrissage en terre battue n’était pas minée, ce qui aurait empêché le ravitaillement de son unité, une cinquantaine d’Algériens devaient courir au coude à coude et à petits pas sur toute la largeur de la piste. Méthode peu orthodoxe, mais efficace !
37L’inégalité de traitement envers les Algériens heurte la conscience des appelés chrétiens22. Jean B., de Djenien écrit : « Des Algériens travaillent avec nous mais bien souvent l’égalité n’existe pas avec eux. Nous sommes trop tentés de les rabaisser et pourtant ce sont des hommes comme nous ». « Il est d’autant plus dommage de s’apercevoir que les “pieds noirs” ne font guère beaucoup de choses pour améliorer la situation et “ils” considèrent pour la plupart, le musulman, comment vous dire, comme un bon à rien quoi » ajoute Joseph le 14 mai 1960. Les sentiments sont parfois très durs envers les Français d’Algérie et le ressentiment est bien réel envers le « comportement parfois honteux de certains européens envers les soldats qui sont venus de si loin au péril de leur vie défendre LEURS BIENS et leur SÉCURITÉ… »23.
38La misère du « Bled », le dénuement des populations algériennes frappent les esprits des appelés affectés auprès de ces populations, en particulier dans les SAS. Certains se servent de la presse pour sensibiliser les lecteurs de métropole à la difficulté de leur tâche. Un jeune calaisien, « soldat-instituteur » affecté dans le Sahara, a reçu livres et jouets de généreux donateurs de sa ville natale24. Romans, magazines illustrés, des coupes de dentelles et morceaux de tissus pour habiller poupées et « baigneurs ». Six kilos de jouets collectés par des enfants calaisiens « feront des centaines d’heureux parmi les petits indigènes de l’oasis ». La situation sanitaire émeut également les lecteurs de Nord Littoral. Le brigadier A. Woestelandt, « instituteur et infirmier », lance un appel aux Calaisiens pour qu’ils lui envoient des médicaments et pansements dans un article intitulé : « Un appel du Bled oranais »25. Une centaine de gosses à surveiller et quotidiennement 50 à 60 personnes à soigner alors qu’il manque de tout ! Il demande que les médecins, infirmiers, tout personnel de santé, fassent don des échantillons qu’ils reçoivent et qui lui seraient d’une grande utilité. « C’est grande pitié de voir souffrir de pauvres gens (surtout les gosses !) sans pouvoir rien faire de concret pour les soulager. Voyez si vous pouvez faire quelque chose pour moi et mes petits protégés ». Cet appel est un succès car deux mois plus tard le brigadier A. Woestelandt remercie les lecteurs de Nord Littoral26 : L’opération « pansements pour l’Algérie » a soulagé bien des maux, titre le journal. Quinze colis sont partis de Calais, dont certains, en raison de l’urgence de la situation, furent acheminés par avion.
L’ennui
39Mais, pour beaucoup, ce long service militaire fait d’ennui, de solitude, de violences vécues et d’angoisse de la mort, a pu conduire certains appelés d’alors à une « hébétude existentielle »27. Les lettres des soldats se terminent souvent pas le rappel du nombre de jours de service restant à faire. Une chanson, intitulée « Y’avait Fanny qui chantait », aujourd’hui encore inconnue, a, durant le conflit, évoqué cet ennui.
« Dans ce bled, il faisait chaud
L’ennui nous trouait la peau
On vivait sans savoir si
On reviendrait au pays
À la caserne, le soir
On avait souvent l’cafard28 ».
40Alors cigarettes, alcool, et Bordel militaire de campagne aident à passer le temps. Les bouteilles de Pils ou de Kronenbourg accompagnent les appelés, elles s’immiscent dans toutes les scènes du quotidien, au repos comme au travail, parfois même dans les gardes […] L’alcool était apprécié par tous ; il attestait la virilité des soldats, cimentait le groupe et procurait aussi l’oubli à ceux qui supportaient mal la vie militaire29. Pierre Pilot, d’Aire-sur-la-Lys, était affecté à l’infirmerie de garnison de Tebessa. Egalement responsable de la morgue, il se souvient des consignes pour le BMC : un soldat qui monte la garde, un infirmier qui note ceux qui entrent et les frotte au bleu de méthylène avant leur rapport sexuel. Les prostituées sont volontaires. « Taulardes », elles pratiquent cette activité pour obtenir des remises de peine, mais il était nécessaire de les escorter chez le coiffeur pour qu’elles ne puissent pas s’évader !30
La guerre cruelle
Les combats
41Une unité militaire, quelle que soit l’arme, ne comporte pas que des combattants. Il y a les chauffeurs, les cuisiniers, les coiffeurs, les médecins, les secrétaires, les mécaniciens… En fait, une minorité crapahute. Ce sont bien sûr, pour ceux qui les ont vécus, les moments les plus durs, les moments de peur, de tension, de stress, de rage aussi parfois, ceux dont l’empreinte est indélébile. Ainsi en témoigne René Bakowski :
Ce qui était dur aussi, c’étaient les embuscades. On voyait partir des copains dans des camions de ravitaillement et parfois on était obligé d’aller à leur secours parce qu’ils avaient été attaqués. Il fallait relever les blessés, les morts... Souvent, c’étaient des camarades avec qui on avait vécu pendant plusieurs mois, qu’on aimait bien […] Vous avez un sentiment de révolte, alors vous ne pensez qu’à une chose, c’est la vengeance. Quand on a une arme dans la main, on a toujours envie de s’en servir. Voilà un peu comment on entretient la haine.
42Pierre Pilot, d’Aire-sur-la-Lys, se souvient lui de combats illégaux au regard du droit international. Affecté à une batterie de 105 près de la ligne Morice, à 2 km de la frontière tunisienne, harcelés de façon quasi hebdomadaire par les rebelles stationnés en Tunisie qui s’infiltrent dans les oueds, tirent quelques obus de mortiers et partent. Alors :
Un jour, vers avril 1960, la batterie se positionne à 100 m de la frontière, une pièce par 100 m, et déclenche un tir sur une caserne fell en Tunisie, visible à la jumelle, pendant les couleurs. Un « tir pilon » et tout a été détruit !
43Ce tir a déclenché une plainte de la Tunisie et l’envoi d’une commission d’enquête suisse. Mais les données de tir sont trafiquées dans les cahiers, dans les rapports. Et, ajoute Pierre Pilot, cet incident était sûrement couvert par la hiérarchie militaire car ce type de tir est formellement interdit.
44L’issue des combats n’est pas toujours heureuse. C’est ainsi que Francis Barbet, Calaisien de 21 ans, parachutiste au 2e Hussards, est fait prisonnier par des « hors-la-loi » le 16 février 1955 dans l’Aurès, avec cinq autres soldats d’une patrouille31. Portés disparus près de Seiar, ils ont un temps été considérés comme morts par leur famille. Les soldats français étaient attachés, en qualité de porteurs, à une bande de « rebelles » qu’ils devaient suivre pieds nus, à travers les djebels. Les six hussards ont fini par fausser compagnie à leurs gardiens après plus de trois mois d’« esclavage » et ont réussi à rejoindre des postes français. Nommé brigadier, cité à l’ordre de la 10e région militaire, Francis Barbet reçoit une permission de 15 jours pour retourner au 127 de la rue des Fleurs rassurer ses parents. Un an plus tard, il reçoit la « Médaille Militaire avec palmes »32. Le journal commet ici une erreur car la Médaille militaire, comme la Légion d’honneur, ne peut être décernée avec une palme. Il s’agit vraisemblablement de la Valeur militaire, une distinction créée spécialement lors de la guerre d’Algérie, et qui remplace, sémantique oblige, la Croix de guerre des deux conflits mondiaux. La palme évoque l’obtention d’une citation à l’ordre de l’armée ou du corps d’armée ; si c’est une citation à l’ordre du régiment, de la brigade ou de la division, elle est figurée par une étoile.
45La guerre est cruelle aussi en ville. Ernest Ramet, d’Étaples, était affecté à la 4e compagnie de zouaves dans la Casbah (quartier central d’Alger) et confronté aux attentats. « Pendant un mois ½ que j’ai été là, il n’y a pas eu un militaire de tué, par contre il y avait des civils tués régulièrement, tous les soirs. Quelques fois ils étaient tués à 100 mètres de nous, le temps d’arriver là-bas il y avait toute la foule qui descendait la rue. Quand on arrivait, il n’y avait plus que le gars qui avait été tué, c’est tout ». Ennemi invisible, comme dans les embuscades tendues dans les djebels, et qui multiplie les attentats.
C’est notre dernier samedi, nous décidons de descendre à Alger pour revendre notre Vespa, il est 14 heures, habillés de vêtements civils, on enfourche l’engin et après 10 mètres, un infirmier de permanence, nous rappelle, revenez de suite, il vient d’avoir un attentat à 5 km d’ici, c’est grave !.... Nous faisons demi-tour, on renfile nos vêtements militaires et, voilà les premiers véhicules qui arrivent. N’étant pas infirmier, je lui donne quand même un coup de main, il y a trois blessés graves, le premier a reçu une balle dans le bras, le deuxième dans le ventre, et le troisième à la tête. J’aide mon copain à lui mettre un pansement, la balle est entrée par-devant, je le soulève doucement, lui maintient la tête mais quand je retire ma main, elle est pleine d’os et de cervelle.... C’est terrible, il est encore vivant, mais quelques minutes encore, et il meurt33.
46Après le 19 mars 1962 les combats continuent, contre l’OAS cette fois, se souvient Gilles Brasseur.
La nuit, il y avait des explosions qui se produisaient un peu partout parfois très près de la caserne, c’était plutôt impressionnant, c’était des écoles qui brûlaient ; des hôpitaux alors c’était pas drôle […] Le 23 mars les événements ont commencé vers 14h20 : coups de feu très proches, quelques instants de panique à la caserne tout le monde sur le pied de guerre, deux sections partent tout autour de la caserne, une section reste. Donc coups de feu très proches, nous entrons dans le réfectoire, la bataille fait rage pendant plus d’une heure. Vers 16h, on est obligé de faire appel à l’aviation. 16h15 : 5 avions, 2 hélicoptères survolent le secteur, les hélicoptères lancent des grenades, les coups de feu se font de plus en plus rares. Vers 17h : calme relatif, un camion rentre à la caserne chargé de pieds noirs. Au champ de tirs, c’était les soldats du contingent qui luttaient, qui ne pouvaient pas comprendre l’action des pieds noirs, après toujours des coups de feu. Vers 17h20 : l’aviation bombarde pendant quelques minutes, le calme revient. 17h50 : la bataille fait rage à nouveau, les avions survolent les lieux, les combats sont très proches de la caserne, dès que l’aviation arrive les coups se taisent. Vers 19h30 : le calme est revenu.
47Ici il ne s’agit plus d’« opérations de maintien de l’ordre » mais de guerre civile, ici franco-française, entre jeunes soldats de métropole et pieds noirs d’Algérie.
48La cruauté du conflit est mal vécue par les croyants. Jean Paul écrit au père Carrière au mois de juin 1960 :
Et bien mon père il faut que je vous dise que cette guerre me fait mal, je la déplore de toute mon âme ; tous ces morts inutiles tant d’un côté que de l’autre me paraissent absolument gratuits. Encore aujourd’hui il y a une heure à peine, retour d’opération, bilan trois morts chez les fells, plus passage à tabac. Et chaque semaine qui passe apporte un peu plus de misère et d’antipathie pour la France. Je vous parais peut-être amer, mais ici hélas dans les Aurès, je n’ai pas l’impression que nous progressons et ce serait peut-être bien le contraire […] Si cela pouvait enfin finir34.
49Il apparaît difficile de vivre selon l’esprit chrétien face à la réalité de la guerre, même si l’aumônerie militaire essaie de répondre aux angoisses des soldats35. Les soldats acquièrent des réflexes de combat indispensables à leur survie en opérations mais pas toujours compatibles avec la morale chrétienne. La protection des saints catholiques est recherchée. Michel Clabaux évoque le malheur et la malchance d’avoir perdu la petite sainte que sa mère lui avait confiée avant son départ36. Certains appelés, comme Robert Dufour originaire de Camiers, ont la possibilité d’assister à l’office religieux, soit en ville, soit à la caserne si le prêtre se déplaçait. Prières et confessions soulageaient sans doute un peu les croyants.
50La presse locale se fait l’écho des faits d’armes des soldats de la Côte d’Opale. Pour le seul quotidien Nord Littoral, 14 articles, souvent accompagnés d’une photo de l’intéressé, font l’éloge des jeunes Calaisiens à qui une citation a été attribuée37. Le texte de la citation est reproduit, à l’exemple de celle reçue par le sergent-chef Édouard Géneau au début de l’année 1957. Sous le titre, en page 2, « Un Calaisien reçoit la croix de la valeur militaire avec étoile de bronze », le quotidien retranscrit la citation à l’ordre du régiment :
Sous – Officier dynamique, distingué au cours de l’embuscade du 18 février, dans la région de Kenchéla (Aurès) : le convoi étant attaqué par une forte bande rebelle et son véhicule immobilisé, s’est porté vers l’avant de la colonne sous le feu nourri de l’adversaire, a rejoint les éléments de tête durement éprouvés et, par son action personnelle, a permis le regroupement de ses éléments. Mérite d’être cité en exemple pour son attitude courageuse. La présente citation comporte l’attribution de la Croix de la Valeur militaire avec étoile de bronze.
51Nord Matin sur Dunkerque, ou La Voix du Nord dans le Boulonnais reproduisent également ces citations. La Voix du Nord est parfois plus emphatique, préférant parler du « Bel acte de courage du soldat A. Euchin »38, domicilié à Condette. Par décision du général commandant de la 20e D. I., du 28-9-1959, il est cité à l’ordre de la brigade pour le motif suivant :
Excellent grenadier voltigeur, toujours à la tête de sa section, dès que l’adversaire se dévoile, vient, une nouvelle fois, de prouver ses solides qualités de combattant le 10 août 1959, sur le Djebel Belgroune (secteur d’Aumale) en fouillant avec une audace peu commune le fond d’un oued touffu et abrupt, où était retranché un élément rebelle qui refusait de se rendre. À successivement abattu trois rebelles et récupéré deux armes de guerre » Cette citation comporte l’attribution de la croix de la valeur militaire avec étoile de bronze.
52Dans tous les cas, les journaux présentent leurs félicitations au « jeune héros » ou à sa famille.
La torture
53Il ne s’agit pas d’étudier ou de commenter la pratique de la torture en Algérie, ni de polémiquer sur la responsabilité de l’armée française dans la généralisation de cette pratique. Aucun camp n’a le monopole de la violence. Il s’agit plutôt de s’interroger sur ce que peuvent connaître de cette pratique les habitants de la Côte d’Opale, à partir de témoignages publiés dans la presse nationale, notamment. Il s’agit également de savoir si la torture était un phénomène connu des appelés du littoral, s’ils en furent les témoins ou la pratiquèrent.
54Dès 1956, la presse ouvre ses colonnes à la dénonciation de la torture. En avril, un professeur d’histoire à la Sorbonne, Henri-Irénée Marrou, publie une « Libre opinion », intitulée « France, ô ma patrie »39. Il dénonce les « moyens infects » employés en Algérie. « Passant à la torture, je ne puis éviter de parler de “Gestapo” : partout en Algérie, la chose n’est niée par personne, ont été installés de véritables laboratoires de torture, avec baignoire électrique, et tout ce qu’il faut [...] »40 En février 1957, l’hebdomadaire Témoignage chrétien publie le « Dossier Jean Muller », à partir de lettres écrites par ce responsable scout à ses proches. Même à imaginer que sur la Côte d’Opale il ne se trouve pas de lecteur du Monde ou de Témoignage chrétien, La Voix du Nord revient longuement en janvier 1960 sur l’affaire Audin : le 11 juin 1957, Maurice Audin, mathématicien, assistant à la faculté des sciences d’Alger, était arrêté par les parachutistes du 1er RCP. Le 21 juin, selon ses gardiens, il se serait évadé. Il n’a jamais été revu vivant41. À côté de cela, il faut bien reconnaître que la pratique de la torture n’est pas un sujet récurrent. L’étude exhaustive des éditoriaux du quotidien Nord Littoral, le montre bien, qui ne l’évoquent jamais.
55Sur le terrain, quelles furent les pratiques ? En juillet 1955, Bourgès-Maunoury, ministre de l’Intérieur, signe avec le Ministre de la Défense nationale, le général Koenig, une « instruction fixant l’attitude à adopter vis-à-vis des rebelles en Algérie » : « Tout rebelle faisant usage d’une arme ou aperçu une arme en main ou en train d’accomplir une exaction sera abattu sur le champ » et surtout, « le feu doit être ouvert sur tout suspect qui tente de s’enfuir »42. Le problème est que les mots « rebelle » et « suspect » ne sont pas clairement définis, ce qui a pu conduire aux « corvées de bois » : exécutions sommaires de prisonniers en dehors des enceintes militaires. Les Détachements opérationnels de protection étaient chargés d’« interroger » les prisonniers. Ces détachements comprennent des hommes d’active mais également des appelés du contingent.
56Les jeunes du littoral sont-ils confrontés à ces pratiques interdites ? Oui répond Monsieur M. de Gouy Saint André43.
Là-bas, on interrogeait les fellaghas à la gégène. Il fallait savoir quelque chose. Oui, je l’ai fait. On avait creusé un sous-sol à 15 mètres de profondeur avec des piquets de bois et il y avait 5 mètres de sable pour les interroger. On n’entendait rien, même en passant à coté, on n’entendait rien. Cela s’est fait quand c’était la fin, les 4 derniers mois durant lesquels j’étais au camp. Ils ont été obligés de me ramener en ville parce que je ne pouvais plus les voir, les musulmans je leur cassais la gueule pour rien. Le capitaine m’a dit : « Masson, on ne peut pas vous laisser, vous êtes devenu très dangereux » […] On en a vu mourir sur la chaise électrique, le cœur lâchait. C’est arrivé plusieurs fois.
57Il tente de se justifier ensuite :
J’étais arrivé là-bas il y avait une dizaine de jours. J’avais un copain du civil qui était parti pendant 14 mois en Allemagne. Il est parti en Algérie, il s’est fait tuer là-bas en arrivant alors qu’il fouillait des baraques comme moi je faisais. Alors je suis devenu dur […] De toute façon, eux, ils n’étaient pas meilleurs. Je suis allé une fois en permission, je suis tombé avec un gars en bateau. Arrivé à Marseille au moment de débarquer, il me demande : « vous pouvez accrocher ma valise à mon crochet ? » Il s’était fait prisonnier par un fell qui lui a coupé les mains.
58La très grande majorité des appelés n’a rien vu, rien fait, ou n’a pas souhaité en témoigner. Il faut rappeler que seule une minorité était sur le terrain, mais dans cette minorité d’unités combattantes, la guerre fut bien une « guerre dégueulasse qui vous démolit un homme en quelques mois »44. Corvées de bois, tortures, tout était accompli sur ordre, donc « dans l’obligation d’exécution ». Peut-être sans trop de difficultés pour obéir car, « en quittant Cambrai pour Marseille nous voulions déjà “bouffer du raton” sans savoir vraiment ce que ce mot signifiait. Nous étions très certainement conditionnés avant d’endosser l’uniforme ». Une guerre sale, mais sans états d’âme, les ordres étant les ordres. « L’armée française, y compris le contingent, du moins pour ceux qui étaient sur les crêtes, n’étaient pas des anges de dieu ». Michel Dezoteux a fait ses 27 mois de service dans deux régiments opérationnels, un dont il refuse de dire le nom car il ne pense pas qu’il ait été dissous, l’autre étant le 7e Régiment de tirailleurs algériens, un des régiments les plus décorés de France.
Nous fûmes un temps sur un plateau en plein djebel […] C’est en ce lieu que j’ai compris ce qu’était l’homme, ce que j’étais moi-même. Sur ce plateau aménagé où nous couchions sous des tentes collectives, les tortures avaient lieu plusieurs fois par semaine, selon les « arrivages ». Il y avait pour ce genre de boulot 4 spécialistes. 1 gradé, 1 goumier qui servait d’interprète et qui mettait avec grand plaisir la main à la patte, puis deux appelés, l’un tournait la « gégène », l’autre s’occupait des deux pinces à dents que l’on déplace selon les zones sensibles du corps. Il n’y avait pas que la fameuse « gégène », il y avait l’eau, l’eau salée, il y avait la fameuse chaussette remplie de sable avec laquelle l’on frappait toujours à la même place. Sur la tête, sur la plante des pieds […] Toutes les tortures se faisaient à l’air libre, tout le monde pouvait voir, moi, les autres, tous. Il nous arrivait quand nous faisions un tarot ou un petit somme de dire, je cite ; « peuvent pas fermer leur gueule, pas moyen de dormir dans ce putain de pays ». L’on torturait à tour de bras et nous… nous voulions dormir […] Une chose est à signaler de tout mon temps et dans les 2 régiments il nous était formellement interdit de violer. C’est d’ailleurs la seule chose qui nous était interdite.
59La justification est toujours la même : « Quand vous perdez un camarade avec lequel vous avez passé plusieurs mois et quelques fois 1 à 2 années, la machine se met en route. Dans votre tête vous n’êtes plus le même, vous devenez un animal, un animal capable de faire tout et n’importe quoi ».
60Cette facette de la guerre, seule une minorité d’appelés du littoral la côtoie. La connaissance de cette réalité les aurait-elle incités à refuser leur départ ?
Un sentiment de résignation
Le devoir du soldat
61Il est contenu dans les articles 204 et 205 du Code de justice militaire pour l’armée de terre.
Article 204 : « Sont considérés comme en état de révolte : 1 ° Les militaires sous les armes qui, réunis au nombre de quatre au moins, et agissant de concert, refusent, à la première sommation, d’obéir aux ordres de leurs chefs ; 2 ° Les militaires qui, au nombre de quatre au moins, et dans les mêmes conditions, prennent les armes sans autorisation et agissent contre les ordres de leurs chefs ; 3 ° Les militaires qui, réunis au nombre de huit au moins, et dans les mêmes conditions, se livrent à des violences en faisant usage de leurs armes, et refusent, à la voix de leurs supérieurs, de se disperser et de rentrer dans l’ordre ».
62Trois catégories juridiques de désobéissances militaires sont définies dans le code de justice militaire, selon la loi du 9 mars 1928, modifiée le 4 mars 1932. La première forme de désobéissance est l’insoumission, lorsque « tout jeune soldat appelé ou tout autre militaire dans ses foyers, rappelé à l’activité, à qui un ordre de route a été régulièrement notifié et qui, hors le cas de force majeure, n’est pas arrivé à sa destination au jour fixé par cet ordre » selon loi du 31 mars 1928 relative au recrutement de l’armée. Les peines encourues sont comprises entre un mois et un an d’emprisonnement.
63Les refus d’obéissance sont commis par « tout militaire qui refuse d’obéir et qui, hors le cas de force majeure, n’exécute pas les ordres reçus ». L’article 205 stipule que : « tout militaire qui refuse d’obéir et qui, hors le cas de force majeur, n’exécute pas les ordres reçus, est puni d’un emprisonnement d’un an à deux ans ». La désertion est définie précisément par l’instruction ministérielle du 24 avril 1934, comme « l’infraction commise par le militaire régulièrement incorporé qui, sans droit, rompt le lien qui l’attache à l’armée. Elle n’est constituée, sauf quand elle a lieu à l’ennemi ou en présence de l’ennemi, qu’autant que le militaire n’a pas rejoint son corps ou son poste dans un délai fixé par le code de justice militaire et dont la durée varie suivant les cas, selon l’instruction ministérielle relative à la désertion du 24 avril 1934. Les peines varient de six mois d’emprisonnement à la condamnation à mort pour la désertion dite « à l’ennemi »45.
Des refus à l’échelle nationale
64Le mécontentement des appelés a pris différentes formes : tenues vestimentaire et corporelle négligées, absences illégales, notamment au retour des permissions, manifestations, rassemblements, pétitions, ou distributions de tracts lors des départs, signaux d’alarme actionnés dans les trains. Mais ce sont surtout les rappelés qui ne sont pas tous convaincus de l’utilité ou de la légitimité d’un retour en Algérie46. « Des rappelés hurlaient que ce n’était pas à eux d’aller à la castagne, qu’ils avaient fait leur service, qu’ils étaient mariés, avaient des enfants, des traites de la petite auto à payer et qu’ils ne voulaient pas être cocus. Certains se considèrent comme “déportés en Algérie”47 ». Le mouvement de contestation a connu deux temps forts : le premier en septembre – novembre 1955, le second en avril – juin 1956. Le premier cas de désobéissance a été observé le 11 septembre 1955 à Paris gare de Lyon, lorsque 600 rappelés de l’Armée de l’air de la classe 53/2 bloquent le départ du train en actionnant signaux d’alarme et freins des voitures. Les slogans sont politiques : « le Maroc aux Marocains », « l’Algérie aux Algériens », « 18 mois nous suffisent », « les chemins de fer en grève »48.
65Si le terme de mutinerie est à éviter car il renvoie aux mutineries de 1917 au cours de la Première Guerre mondiale49, 10 831 insoumis, 886 déserteurs en Algérie et 420 objecteurs de conscience, à qui un statut spécifique sera accordé en 1963, ont pu être dénombrés50. Soit 12 000 réfractaires, ou 1 % des appelés en Algérie. Cela semble peu, mais ce chiffre est sûrement en deçà de la réalité, seuls les déserteurs dont l’unité se trouvait en Algérie ont été comptabilisés, pas ceux qui ont déserté avant leur affectation. La presse s’est également fait l’écho de cette insoumission. Dès septembre 1955, Le Nouvel Observateur publie l’appel dit de « Saint Séverin », appel à la pacification signé par les appelés du 401e Régiment d’Artillerie Antiaérienne :
Nous sommes des soldats de tous contingents […] qui devons partir incessamment pour l’Afrique du Nord. Croyants, incroyants, chrétiens et communistes, juif et protestants [...1 nous sommes ici pour témoigner solennellement [...1 de notre angoisse et de notre honte à servir par la violence, une cause qui n’est pas celle de l’ensemble des Français. Notre conscience nous dit que cette guerre que nous avons à porter contre nos frères musulmans, dont beaucoup sont morts pour défendre notre pays, est une guerre contraire à tous les principes chrétiens, à tous les principes de la Constitution française, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes [...] Nous ne sommes pas des objecteurs de conscience, mais si nos bras tremblent en tirant sur nos frères musulmans, il faut que tous les Français le sachent, c’est parce que notre conscience se soulève. Nous n’appelons pas les soldats au refus d’obéissance individuelle aux ordres du gouvernement, mais le peuple français doit savoir que si nous obéissons, ce sera la mort dans l’âme. À lui de comprendre où est son devoir à l’égard de ses propres enfants et d’agir pour que cesse cette guerre qui le déshonore51.
66Mais rares sont les jeunes qui refusent finalement de partir. Le premier à le faire est Alban Liechti : le tribunal militaire d’Alger le condamne à deux ans de prison52. Les refus ont le plus souvent été symboliques à l’image des signaux d’alarme actionnés. Robert Dufour, de Montreuil-sur-Mer, a pris le train pour Marseille en mai 1956 : « Lors du trajet, certains rappelés, mécontents de devoir quitter leur famille et leur emploi, tiraient la sonnette d’alarme, obligeant ainsi le train à s’arrêter. Les militaires chargés de les encadrer, compatissants, osaient à peine intervenir ». Claude Desticourt, d’Étaples, a témoigné dans le même ouvrage. « Le trajet, en train, de Sissonne à Marseille a été mouvementé, car en cours de route, le convoi a pris en charge des rappelés, qui, mécontents de retourner en Algérie, et bien que surveillés par plusieurs gendarmes, ont semé le trouble : le trajet a duré une trentaine d’heures ! ». Nous sommes alors en juillet 1956. Le mouvement est plus hésitant car la mort de 20 rappelés à Palestro, le 18 mai 1956, a bouleversé le pays. Le président René Coty affiche sa volonté de restaurer l’unité nationale. À Verdun, le 17 juin, il invoque la mobilisation de la patrie face aux ennemis, extérieur et intérieur : « Là-bas la Patrie est en danger, la Patrie est au combat. Le devoir, dès lors, est simple et clair. À ceux qui ne sont pas astreints à la discipline militaire, il commande à tout le moins ce minimum de discipline civique qui leur interdit tout acte et même tout propos susceptibles de jeter le trouble dans l’âme des enfants de la Patrie que la République appelle aux armes pour opposer à d’abominables violences la force française inséparable de la générosité française »53. Le devoir est là, il faut partir, en actionnant les signaux d’alarme dans les trains, les rappelés ne faisaient que retarder leur départ, ils rejoignaient finalement l’Algérie. « Ils contestaient et obéissaient »54. Le président de la République a certainement été entendu car René Bakowski se rappelle qu’en juillet 1956, « Entre la gare de l’Est et la gare de Lyon, applaudissements des Parisiens, certains nous offraient des bonbons, des bouteilles de vin, etc. Nous sommes très surpris ».
67Il y a encore cependant d’autres gestes de refus. Jean Reuille, de Wailly-Beaucamp, se souvient de son départ en mars 1959 : « L’après-midi, entassés dans des camions aux bâches fermées et, encadrés par la police, direction la gare de Versailles, zone fret. Embarquement dans les wagons. Des gardes armés sont chargés de mater les trublions. Le trajet, de nuit, jusqu’à Marseille, est ponctué de nombreux arrêts dus aux manifestants qui bloquent les voies ». En septembre 1960 a lieu le premier appel à l’insoumission, signé par 121 intellectuels, dont Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir ou André Breton, intitulé « Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie ». Il est cependant bien difficile d’en mesurer l’impact, même si Tramor Quemeneur, dans l’article qu’il a signé dans la revue L’Histoire de janvier 2009, estime que les désobéissances augmentent fortement pour devenir exponentielles en 1961-1962 avec le putsch de généraux et la création de l’OAS (Organisation de l’Armée secrète). Un certain nombre d’officiers ou de fonctionnaires, civils et militaires exprimèrent leur refus de la politique menée en Algérie. Le 28 mars 1957, le général Paris de la Bollardière, chrétien militant, héros de la France libre, et ancien chef des paras d’Indochine, demande à être relevé de son commandement. Et 800 officiers, 800 policiers et 400 administrateurs civils seront renvoyés de la fonction publique entre 1961 et 196355.
L’absence de véritable insoumission sur le plan local
68L’étude des troubles survenus en France métropolitaine à l’occasion du rappel sous les drapeaux de 1955, permet de recenser quarante-sept actes de protestation des soldats du contingent 1953/2. Trente-six d’entre eux impliquent des rappelés de l’armée de Terre, cinq des rappelés de l’armée de l’Air et six des rappelés de la Marine. Onze gares, onze casernes, trois forts, quatre camps militaires, trois bases aériennes, deux bases aéronavales et deux ports sont touchés mais aucun site dans le Nord-Pas-de-Calais56. Pourtant, des manifestations de rappelés sont signalées à Arras le 4 octobre, et à Lille le 3 décembre 1955, avec un Parti communiste prompt à exploiter l’émotion populaire face à ces rappels57. Mais il s’agit avant tout de chahuts avec chants ou refus d’embarquer dans les trains. Avant cela même, au mois d’août 1955, quatre jeunes gens de Waziers, militants PCF, sont arrêtés pour avoir peint des slogans hostiles à l’engagement militaire de la France en Algérie58. D’autres militants communistes, comme Léandre Letoquart, fils d’un député communiste du Pas-de-Calais, ou Claude Despretzde Lens, refusent jusqu’au bout de partir et furent arrêtés et condamnés. Le journal Liberté publie des lettres d’insoumis en 1957 et 1958, que le PCF continue à soutenir même après leurs condamnations. En étudiant les comptes rendus du Tribunal Permanent des Forces Armées de Lille dans la Voix du Nord, Jean-René Genty a relevé en outre un cas d’insoumission non communiste cité en 1956, un en 1958, puis quatre en 1959. Il s’agissait de refus de porter l’uniforme, de falsification de documents, ou d’automutilation.
69Pourtant, localement, la résignation l’emporte très largement sur l’insoumission. « Je crois qu’il valait mieux avoir un peu de liberté dans une caserne que d’être carrément dans une prison » avoue Gilles Brasseur. René Delcroix, membre de la FNACA de Calais, résume mieux encore ce sentiment de résignation : « À l’école primaire nous lisions des livres sur l’exil, Marie Stuart quitte la France, on nous parlait de la tristesse de voir s’écarter les côtes de France. Quand nous quittions Marseille, tous étaient crispés, tendus et tristes. On se demandait quand et comment nous allions revenir. Les plus grandes gueules se taisaient. La gorge nouée nous étions comme des cons, des veaux et on se taisait »59. Ce n’est pas pour autant qu’il faille parler de départ dans l’indifférence, voire dans la joie. Jean Laurent, de Berck-sur-Mer se souvient que le 20 février 1960, son grand père – ancien combattant 1914/1918 – et son père – ancien combattant 1939/1945 – l’accompagnent à la gare de Rang-du-Fliers où il doit prendre le train pour Marseille. « Tous deux sont au bord des larmes, bien attristés, et surtout un peu révoltés de me voir partir à mon tour à la guerre ».
70Ces trois témoignages résument les sentiments qui prévalaient sur le littoral, lors du départ des appelés. Il FAUT partir, mais ce n’est jamais par gaité de cœur. Le sentiment du devoir à accomplir prévaut chez les jeunes de la Côte d’Opale. Dans la conscience collective nationale, marquée par les deux conflits mondiaux, accomplir son devoir de citoyen en servant sous le drapeau français paraît naturel. Seuls les jeunes gens politisés avant leur départ sont allés jusqu’à exprimer leur refus de la guerre. Léandre Letoquart évoque un ami de Montreuil-sur-Mer, prénommé Gilles, qui a écopé d’une peine de 18 mois de prison, mais il avoue que la région n’est pas terre de contestation :
Les premières manifestations de soutien que j’ai rencontrées, ce n’est pas dans le Nord Pas-de-Calais, mais à la caserne à Noyon […] Dans le Pas de Calais, le journal Liberté a commencé à parler et ensuite le comité central du PC, lui aussi, à l’époque savait ce qui s’était passé. Et de là, la fédération communiste des Bouches du Rhône a suivi […] C’était de jeunes soldats qui se rebellaient au moment de l’embarquement.
71L’attitude des soldats est donc très majoritairement résignée. Même si la plupart des appelés savent qu’ils ne partent pas se battre pour des raisons identiques à celles qui avaient mobilisées leurs parents ou grands-parents, ils ne cherchent presque jamais à différer leur départ, ni même à le refuser.
72La résignation des appelés peut s’expliquer aussi par l’attitude de l’Église. Le Cardinal Feltin, Vicaire aux armées, définit le devoir des catholiques rappelés le 20 avril 1956. « La tâche pour laquelle tous nos jeunes aujourd’hui sont rappelés est une œuvre de pacification : rétablissement d’un ordre indispensable compromis, protection d’une population pacifique contre les exactions de bandes armées, maintien de la sécurité publique sur tout un vaste territoire. Cette signification de leur tâche légitime leur rappel et fonde leur devoir d’y répondre, mais elle précise aussi les dispositions qui doivent les animer »60. Le point de vue est partagé par le Père Gabel, rédacteur en chef de La Croix : « Aucune hésitation n’est possible, nous l’avons toujours dit, les jeunes ont l’obligation d’obéir à l’ordre de rappel qui leur est remis. C’est un devoir de conscience […] Le jeune chrétien rappelé, séparé de son épouse, arraché à sa famille, exposé à prendre part à des actes de guerre où l’on tue et l’on détruit, cherchera, par-delà ces sacrifices et ces risques, à prendre conscience que la solidarité, qui est le vrai motif, et la paix, qui est le seul objet de son rappel, sont signe et fruit de l’amour […] C’est par amour et dans l’amour pour tous les habitants de l’Algérie […] qu’il fait son devoir de citoyen »61.
73L’étude des archives du Tribunal de Grande Instance de Dunkerque révèle pourtant l’existence d’un cas de désertion dans la région62. Dans son audience du 5 mai 1961, le tribunal a jugé l’affaire Renée D., née le 4 janvier 1922 et résidant à Bray-Dunes. Cette veuve est accusée d’avoir hébergé sciemment du 1 novembre au 11 décembre 1960 un soldat déserteur, originaire comme elle de Bray-Dunes. Le soldat Jean Claude D., 2e classe en service au 11e Régiment du Génie Saharien est par ailleurs inculpé par le Tribunal Permanent des Forces Armées de la Zone Ouest Saharien du chef de « désertion à l’intérieur en temps de paix ». Inculpée de recel de déserteur en vertu de l’art. 203 du Code de justice militaire, Renée D. est condamnée à une peine de six mois avec sursis. Un cas sur les milliers de jeunes gens du littoral appelés ou rappelés en Algérie entre 1954 et 1962.
74Environ 900 soldats, en ne comptant que les trois grandes villes du littoral, sont présents en Algérie en 1956. Il est donc possible les estimer entre 1000 et 1500 au minimum, en ajoutant les autres agglomérations, et en tenant compte de l’augmentation des effectifs, à leur apogée en 1959. Autant de jeunes gens partis, avec un sentiment d’abandon, celui de quitter leurs racines pour une terre inconnue. Pour des jeunes dont la plupart n’ont jamais quitté la région du Nord-Pas-de-Calais, le passage par l’Allemagne pour la période des classes, la traversée de la Méditerranée puis la découverte des paysages et du climat algériens ont de quoi dépayser, mais aussi déboussoler.
75De l’Algérie, ils vont connaître différentes facettes. Les conditions de vies sont très variables selon l’unité et le lieu d’affectation. Entre « Alger la blanche » et le Sahara, entre les plaines agricoles de la Mitidja et les pitons rocheux perdus dans le froid et la neige, rien de commun, ni dans le déroulement des activités militaires, ni dans les loisirs. Pour certains d’entre eux, affectés à des unités opérationnelles, c’est très vite la découverte du terrain, des opérations de ratissage, dans les villes ou les djebels. Dure réalité de leur service militaire. Et combien plus dure lorsqu’il faut, sur ordre, participer à des corvées de bois ou à des interrogatoires « poussés » de prisonniers. Il s’agit d’une véritable torture morale pour ces appelés dont il est légitime de se demander si, face à des actes qu’ils réprouvent pour beaucoup d’entre eux, ils n’ont pas été autant – si ce n’est plus – victimes que bourreaux.
76D’autant plus que ces jeunes appelés, rappelés et maintenus du littoral ne comprennent pas vraiment en quoi la défense du sol métropolitain est menacée par la rébellion algérienne. Pourtant ils sont partis. Obéissance ? Soumission ? Simplement un devoir à accomplir, avec résignation. Il n’y eut pas de protestation à caractère anticolonial, mais expression d’un malaise face à l’interruption de l’activité professionnelle, à la rupture avec l’environnement familial et affectif.
77Mais de tous ces jeunes de la Côte d’Opale partis pour l’Algérie, combien ne reviennent pas au pays ?
Les commentaires récents