Alice Kaplan, docteur en littérature française à l’Université de Yale, s’est rendue en Algérie pour la première fois en 2012, sur les traces de Camus. Parce qu’entre Camus et elle, une histoire d’amour s’est nouée à l’âge de 15 ans lorsqu’elle lit L’Étranger en français. C’est d’ailleurs le premier roman qu’elle lit en français et il la marque durablement. De l’enquête qu’elle mène sur le grand écrivain, elle tire une sorte de biographie de ce roman qui a bouleversé le paysage littéraire : En quête de l’étranger, parue chez Gallimard. La genèse de Maison Atlas – premier roman de Kaplan qui vient de paraître dans une toute nouvelle maison d’édition, Le bruit du monde, – est là : dans sa découverte de l’Algérie, de lieux qui la marquent mais aussi d’une effervescence intellectuelle qui la touche profondément. Elle est également très sensible à la survivance de la judéité à Alger et rencontre une des dernières familles juives qui y vit encore et qui lui ouvre ses portes. C’est de tout cela dont il est question dans ce roman sensible et pétri d’humanisme : de la nécessite d’entretenir la mémoire, de la douleur qui naît de l’impossibilité de la transmission, de l’épaisseur et de la complexité de l’histoire, de la richesse des traditions, du dialogue entre cultures entretissées, brutalement interrompu par les violences, les incompréhensions et les malentendus savamment entretenus par des projets politiques totalitaires et dévastateurs.
Le roman commence dans une fac de droit à Bordeaux où se noue une histoire d’amour entre Emily, une Américaine originaire du Minnesota, mieux documentée en matière de gastronomie que d’histoire, et Daniel, un jeune homme issu d’une des dernières familles juives d’Alger et qui est, lui, obsédé par les traumatismes du XXe siècle. Cela se passe au début des années 1990 et bientôt, la guerre civile qui déchire l’Algérie va obliger Daniel à quitter Emily et la France sans pressentir, au moment de son départ, que celui-ci sera définitif. À El-Biar, le quartier de son enfance où vivent encore ses parents, Daniel sent la menace se préciser. Pourtant sa famille, qui a connu la colonisation – et le décret Crémieux qui fit des « israélites indigènes » des citoyens français avant d’être abrogé – puis l’indépendance et qui a toujours été profondément solidaire du peuple algérien, a choisi de rester sur cette terre qui est la sienne envers et contre tout : « Alors que les tombes de nos ancêtres sont en Algérie depuis des millénaires, préférerions-nous devenir ailleurs des étrangers ? » Dans la famille de Daniel, on a toujours pensé que les Arabes étaient des frères et que si « les Français se sont battus comme des vautours pour récupérer les biens des Juifs », « aucun Arabe ne (leur) a pris un centime ». Les Atlas n’auraient jamais pu imaginer que leurs descendants seraient condamnés à voir leur communauté dépérir, leurs magasins fermer, leurs synagogues disparaître. Pourtant c’est ce qui va se produire, et le rétrécissement progressif de leur vie va conduire Daniel à s’engager comme informateur, comme agent infiltré au service de la police, ultime moyen de se protéger et de protéger ses proches.
La construction romanesque alterne les chapitres racontés du point de vue de Daniel, d’Emily et de Becca, la fille d’Emily obsédée par ses origines et sa généalogie incertaine. Sont insérées entre ces chapitres des parties historiques, écrites en italique, et qui contextualisent le roman en rappelant les événements majeurs de la période dont il est question par le biais de documents d’archives souvent saisissants. Kaplan écrit ainsi avec deux plumes : celle de l’universitaire et de la chercheuse, mais aussi celle de la romancière, au plus près de ses personnages et qui fait revivre Alger, sa Casbah, ses quartiers populaires ou coloniaux, son port, ses petites échoppes, ses ruelles fleuries, ses cimetières. Elle parvient même à nous faire entendre les bruits de la ville, entre klaxons, cris des vendeurs, voix d’enfants, appels à la prière et brouhaha des conversations.
Le roman s’achève sur le voyage qu’à son tour, Becca va entreprendre vers Alger parce que le silence et le secret ne peuvent lui tenir lieu d’identité. C’est elle qui va boucler la boucle, retisser les fils rompus de la filiation et rendre à nouveau possible la nécessaire transmission « ledor vador », de génération en génération : transmettre les traditions pour les maintenir en vie et pour que la vie reste possible.
Maison Atlas d’Alice Kaplan, éditions Le bruit du monde, 2022, 270 p.
OLJ / Georgia Makhlouf, le 07 juillet 2022 à 00h00, mis à jour à 00h55
https://www.lorientlejour.com/article/1304997/juive-algerienne-et-francaise-une-famille-dans-la-tourmente.html
Maisons Atlas
Roman
De Alice Kaplan
Traduit par Patrick Hersant
Le Bruit du monde
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