La littérature est-elle toujours un art engagé ? Les écrivains contemporains français sont-ils politisés ? Le chercheur Alexandre Gefen a mené l’enquête auprès de vingt-six écrivains français, d’Annie Ernaux à Leïla Slimani en passant par Laurent Gaudé, Marie Darrieussecq ou Éric Reinhardt. Extraits de son ouvrage "La Littérature est une affaire politique", paru en avril.
Cet extrait a été initialement publié dans le dossier consacré à la littérature du n° 12 de la revue Carnets de science, en vente en librairies et Relay.
(…) La publication des mémoires de De Gaulle dans la prestigieuse bibliothèque de la Pléiade, qui fit grincer les dents des adeptes de la littérature pure, nous le rappela il y a peu : le grand homme politique français se doit d’être un grand écrivain. De fait, chacun des présidents de la Cinquième République a produit son livre, essai, autobiographie ou ses mémoires, mais aussi une Anthologie de la poésie française pour Georges Pompidou, par ailleurs agrégé de lettres, cinq romans pour Valéry Giscard d’Estaing, entré à l’Académie française, fiction, mais aussi poésie pour le très littéraire François Mitterrand, ami de Marguerite Duras et Françoise Sagan, et dont les collaborateurs se nommaient Paul Guimard, Régis Debray ou Erik Orsenna. Et quoi qu’on dise de la culture de Nicolas Sarkozy, dont le dédain pour La Princesse de Clèves a fait couler beaucoup d’encre, lui aussi affirme lire les classiques, et considère la littérature comme son « jardin secret », comme « une chose sérieuse1 ». Mais si l’homme politique, y compris le très technocrate Emmanuel Macron, reste épris des belles lettres, dut cet amour n’être qu’un affichage, qu’en est-il de la relation des écrivains contemporains à la politique ?
Assurément, si on lit par exemple « Théorie générale de l’engagement politique » qui constitue le huitième chapitre des Désarçonnés de Pascal Quignard (2012), qui décrit l’engagé comme « un tueur à gages » et, au contraire, promeut l’écrivain comme « démissionnaire » et « asocial » décomposant « toutes les relations » on pourrait croire que l’heure est au dédain. Écouter, à droite de l’échiquier Michel Houellebecq, assurant dans un livre récent (Interventions, 2020) que « la dissolution progressive au fil des siècles des structures sociales et familiales, la tendance croissante des individus à se percevoir comme des particules isolées (…) rend bien sûr inapplicable la moindre solution politique » ou, à gauche, Pierre Bergounioux, examinant dans son Carnet de notes (2020) la liste de ses désillusions, serait à désespérer de la politique elle-même. On retrouvera cette déception dans ce livre dans la position d’un Jean Rouaud, pour lequel « littérature et politique ont fait conjointement leur temps » : elle est sans doute associée à la disparition d’un romantisme révolutionnaire ou du moins d’une alternative nette et univoque au libéralisme mondialisé.
Outil d’analyse des inégalités
La fragmentation idéologique et la perte d’influence dans les urnes des idées de la gauche, qui avaient constitué le socle de référence de l’avant-garde littéraire depuis le XIXe siècle, expliquent sans doute certaines postures littéraires contemporaines désabusées. Mais ce désespoir semble en vérité aux antipodes du discours de la plupart des écrivains d’aujourd’hui, qui clament au contraire les vertus et la nécessité de ce qu’Alexis de Tocqueville avait nommé, dans un tout autre contexte, une « politique littéraire2 ».
C’est le constat massif de ce livre composé à partir d’entretiens avec certains des plus importants écrivains et écrivaines contemporains : réfutant la vieille catégorie de la littérature engagée, les auteurs et autrices français d’aujourd’hui sont loin de prôner une indifférence esthète à l’égard des problèmes politiques de la Cité. « Toutes les grandes œuvres littéraires possèdent une portée politique », affirme ainsi Camille de Toldeo. Voir dans la littérature une forme de politique, c’est faire du récit un outil d’analyse des inégalités et des vulnérabilités par ledit récit, volontiers autobiographique ou de reportage, c’est exiger de la langue littéraire qu’elle interroge les discours sociaux et les cadres dominants de perception et de narration, c’est rêver qu’elle rende justice des inégalités par les contre-discours qu’elle peut produire et partant, qu’elle contribue à changer le monde.
Autonomie du jugement esthétique
C’est aussi aller au-devant des demandes sociales directes, en signant des tribunes ou des pétitions, en participant à des résidences littéraires (en région, à l’hôpital, dans les Ehpad, auprès des migrants, etc.) qui sont souvent des projets sociaux de remédiation ou, plus simplement encore, en allant à la rencontre des lecteurs, dans les librairies ou les salons ; l’écrivain devient alors ce que Dominique Viart nomme joliment un « partenaire d’élucidation3 ». Le recours à la littérature dans le champ du débat public est aussi ancien que celui-ci, et la conception moderne de la littérature est contemporaine de la naissance de la démocratie libérale. L’émergence de l’idée d’autonomie politique des citoyens est parallèle à celle de l’autonomie du jugement esthétique par rapport à la religion et à la morale – on pourrait s’amuser à dire qu’elles ont été rapportées en France d’Allemagne dans les valises de Benjamin Constant, autour de 1800. Comme le note Jean Rouaud, « sous les formes que nous leur connaissons (sacralisation du texte et aspirations républicaine et démocratique), (littérature et politique) s’inventent en même temps, qui est le temps de Stendhal, de Balzac, de l’effondrement de l’aristocratie foncière et de la prise du pouvoir par la bourgeoisie ». Ou pour le dire avec les mots de Camille de Toledo : « On peut oublier, dans le temps long, ce que la littérature a accompagné, construit, forgé, notamment entre le XVe et le XXe siècle : le secret de la correspondance, l’autonomie des lieux d’énonciation par rapport au pouvoir, la constitution d’un espace social, la structuration de la vie privée… C’est la vie démocratique dans son ensemble dont on pourrait dire qu’elle est fille de la littérature, fille de la constitution de l’individu. »
Analyse pragmatique
Aujourd’hui, les rapports entre politique et littérature restent tributaires de pratiques anciennes de contestation radicale – pensons au romantisme révolutionnaire des textes néo-situationnistes du comité invisible d’extrême gauche, à la veine pamphlétaire d’extrême droite d’un Richard Millet ou, tout simplement, à toutes les formes d’indignation publiques qui ont pour ancêtres les prises de position de Voltaire lors de l’affaire Calas. Mais l’écrivain d’aujourd’hui est, nous semble-t-il, assez différent des modèles dont Gisèle Sapiro a fait la très convaincante typologie dans Les Écrivains et la politique en France. De l’Affaire Dreyfus à la guerre d’Algérie4. Pour reprendre ses catégories, il ne se situe plus du côté d’un notable qui viserait à défendre les valeurs de la société, car il préfère à un moralisme orienté l’analyse pragmatique de cas, l’expression de points de vue contradictoires et la peinture de dilemmes moraux complexes (comme le font par exemple Karine Tuil ou Alice Ferney) : ni l’académisme esthétique ni le conservatisme social ne semblent constituer des valeurs actives.
La position d’esthète ne semble pas non plus le définir, car elle suppose une indifférence de l’art à l’égard de ses responsabilités qu’un nombre réduit d’écrivains tient désormais à conserver : peu d’artistes se reconnaissant dans l’idéologie esthétique de l’art pour l’art5, faisant de l’écrivain un être supérieur et distant, réfugié dans une tour d’ivoire au sein de laquelle il entretiendrait un rapport direct avec l’absolu. S’il peut continuer de souligner, comme le fait par exemple Chloé Delaume, l’importance première de l’exigence littéraire et du travail du style, en rappelant le caractère discriminant de la catégorie de littérature dont toute forme d’écrit social ne relève pas, l’écrivain contemporain n’adhère plus guère à l’idéal de désintéressement et défend plutôt la puissance d’action de la langue et le pouvoir politique des formes. L’heure est à la responsabilité des représentations : choisir un sujet et un point de vue, c’est déjà s’engager. (…)♦
22.08.2022, par
https://lejournal.cnrs.fr/billets/la-litterature-un-art-tres-politique
.
Les commentaires récents