Dans une exposition à l’Institut du monde arabe à Paris, l’écrivain algérien Kamel Daoud livre les pensées que lui inspirent 80 clichés de Raymond Depardon sur l’Algérie contemporaine mais surtout sur l’année 1961, tournant dans la guerre qui débouchera sur les accords d’Évian, le 18 mars 1962.
Qu’ils ont l’air heureux, victorieux, ces hommes qui négocient alors le chemin de l’indépendance et de la liberté pour l’Algérie. Les représentants du Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), et leurs invités, ont été pris sur le vif, lors de moments de pause dans la villa du Bois d’Avault, sur les bords suisses du lac Léman, pendant le premier round de discussions des futurs accords d’Évian en mai-juin 1961.
La délégation du GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne) dans la maison du Bois d'Avault, en Suisse (1961). / Raymond Depardon/Magnum Photos
Dépêché sur les lieux par son agence Dalmas, Raymond Depardon, alors tout jeune photographe de 19 ans, a attrapé au vol ces instantanés. Il a discrètement capté des pans de l’Histoire qui s’écrivait à Évian, et qui se vivait atrocement dans la guerre à Alger en cette année 1961, septième d’un conflit sanglant qui fit quelque 430 000 morts.
Des photos prises « dans la douleur »
Ces clichés éclatants, d’un blanc lumineux et d’un noir profond, sont présentés à l’Institut du monde arabe dans l’exposition « Son œil dans ma main. Algérie 1961-2019 » agrémentés de textes de l’écrivain algérien Kamel Daoud et complétés par des photos de l’Algérie contemporaine, à Alger et Oran, où les deux complices ont déambulé en 2019, objectif et crayon à la main. Mais l’essentiel concerne bel et bien cette période trouble, tendue, sanglante qui s’éternisa entre le vote pour le droit à l’autodétermination des Algériens en janvier 1961 et l’indépendance effective de juillet 1962.
« Tous les photographes qui avaient couvert la guerre ne voulaient plus aller en Algérie. J’étais seul sur place », se rappelle Raymond Depardon. Ces photos, le jeune reporter les a prises « dans la douleur ». « On aurait pu imaginer que les Européens auraient cherché la compassion et qu’ils auraient été désireux que l’on témoigne de leur sort, croyait-il alors. Mais ils étaient trop en colère, trop en souffrance. Tout le monde était contre ces photos que je devais rapporter. »
« Nous sommes congelés dans une histoire sans fin »
Le jeune reporter n’était donc pas le bienvenu, l’appareil photo, un objet non grata vite arraché et cassé. Et plus l’issue, encore lointaine, de la guerre se profilait, plus la tension montait à Alger. « Je me cachais sur les balcons et les terrasses pour prendre clandestinement des photos », poursuit-il, heureux de disposer à l’époque d’un téléobjectif à miroir très puissant rapporté d’Union soviétique pour capter des scènes de rue.
Les Européens et les ex- « indigènes » devenus « FMA », Français musulmans d’Algérie, côte à côte mais chacun dans leur monde. La détresse et l’angoisse des « Roumis » (Européens) dont le départ approche. Les murs placardés d’affiches de propriétés à vendre. L’armée déployée en masse dans Alger. L’ombre terrifiante de l’Organisation armée secrète (OAS). Ou encore les camps de regroupement des « indigènes » en Oranie, créés dans le cadre de la politique de « pacification », visités sous haute escorte.
Un village de regroupement de populations rurales, en Oranie (1961). / Raymond Depardon/Magnum Photos
Ces photos exhumées de ses archives 60 ans plus tard, le photographe les remet symboliquement à l’Algérie. Un cadeau ô combien encombrant. Kamel Daoud n’était pas né à la fin de la guerre, comme près de 90 % des Algériens dans ce pays jeune où la moitié de la population a moins de 30 ans. « L’Algérie on ne la voit pas au présent, mais au travers de ses archives, déplore l’écrivain, nous sommes congelés dans une histoire sans fin dont il est difficile de sortir. »
« Toléré dans son propre pays »
Cette histoire s’est figée à l’indépendance, à ce « passé décrété contemporain-pour-toujours », estime-t-il dans le livre de l’exposition. Avec le culte des moudjahidines dont se réclament aujourd’hui encore les dirigeants algériens. Au point que l’écrivain se sent comme « un fantôme » ou comme « un invité, un intrus aux yeux de la caste des vétérans » tout juste « toléré dans son propre pays ».
Ces photos iconiques des négociations des accords d’Évian demeurent terriblement dérangeantes. Car elles incarnent « la gloire et son contraire, la fin du rêve, la fin de l’épopée », relève l’écrivain dans le film entretien de l’exposition. Dès l’indépendance de l’Algérie, les représentants du GPRA ont été écartés du pouvoir, concentré aux mains du FLN. Tous seront tués symboliquement ou même physiquement, à commencer par le signataire des accords, Krim Belkacem, l’homme des maquis,
le « lion des Djebels », assassiné à Francfort par la sécurité militaire algérienne en 1970.
Étau sécuritaire
Le 18 mars, date anniversaire des accords d’Évian, est un non-événement en Algérie toute tournée vers la fête de l’indépendance, le 5 juillet, qui marque la fin de 132 ans de colonisation. Cette exposition n’a d’ailleurs pas vu le jour sur l’autre rive de la Méditerranée. Et le projet de l’y transférer reste, pour l’heure, très hypothétique.
Regardant ces hommes du passé qui, à Évian, respiraient la liberté et aspiraient à la liberté pour leur pays, Kamel Daoud a un double cri du cœur : « je veux me libérer des libérateurs », « je veux être libre comme l’ont été ces hommes ». L’heure de la liberté n’a pas encore sonné. L’étau sécuritaire ne fait que se resserrer en Algérie.
En 2019, lors des marches du hirak – qui eut raison du cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika –, Raymond Depardon a mal vécu le faux calme qui y régnait : « Je sentais les services secrets à chaque coin de rue. Les marches étaient de facto escortées par les services d’ordre qui occupaient toutes les rues adjacentes. Aucune échappatoire n’était possible. Sortir son appareil photo c’était prendre le risque de se faire embarquer. Cela m’a rappelé mon arrestation à Prague en 1969 quand des policiers en civil m’ont fait disparaître plusieurs jours ». Il y avait malgré tout un immense espoir, celui qui se lit sur les visages enjoués, sur ces miettes de bonheur ordinaire captées au détour de rues lors de balades du duo Depardon-Daoud en 2019.
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Il y a 60 ans, l’Algérie devenait indépendante
8 janvier 1961. Le « oui » au droit à l’autodétermination des Algériens l’emporte à 75 % en métropole.
20 mai-13 juin. Les premières rencontres d’Évian entre la France et le Gouvernement provisoire de la République algérienne échouent, comme celles en juillet à Lugrin (également sur les bords du lac Léman).
7-18 mars 1962. Deuxièmes rencontres d’Évian, après celles aux Rousses (Jura) en février. Les accords d’Évian mettent un terme à plus de sept ans de guerre
19 mars. Entrée en vigueur du cessez-le-feu.
1er juillet. Après 132 ans de colonisation, les Algériens votent à 99,72 % pour l’indépendance.
En 1908, la revue les Annales médico-psychologiques fait paraître un article intitulé «Étude psychologique sur l'Islam1», signé par le Dr Maurice Boigey (1877-1952), médecin-major au 3e régiment des Zouaves.
Après avoir exercé à l'hôpital de Biskra (Sud-Est de l'Algérie)2, en 1907, en tant que médecin aide-major, Boigey prend part à la campagne du Maroc3, nom donné aux incursions - occupation de Oujda - et aux représailles menées par l'armée française, d'abord à l'Est puis à l'Ouest du Maroc, à la suite des assassinats d'un médecin français, le Dr Mauchamp, à Marrakech, et d'ouvriers européens à Casablanca4.
Ce sont les événements du Maroc, qui semblent avoir conduit Boigey à rédiger cet article, dont une partie est d'ailleurs consacrée à la tactique à déployer pour combattre et vaincre les armées musulmanes. En effet, faisant allusion aux représailles menées contre les Beni-Snassen, en novembre 1907, une tribu du Nord-Est marocain soulevée à la suite de l'occupation de la ville d'Oujda par l'armée française, en mars 1907, il écrit:
«Pour réduire les Musulmans, il faut les isoler du reste de l'Islam. Un exemple récent, celui des Béni-Snessen, le prouve surabondamment.
Ces tribus marocaines étaient soulevées contre nous. L'enveloppement complet par nos troupes de là qu'ils habitent détermina chez les chefs du mouvement la paralysie dont je parlais tout à l'heure. Les agitateurs et leurs fidèles se sentirent subitement isolés du reste de l'Islam. Le fil visible qui les reliait au centre vital et les diriger fut rompu. Ils comprirent que leur perte était imminente. [...]. Ils étaient étroitement enfermés dans leurs montagnes, ils se sentaient irrémédiablement perdus parce qu'une main les avait séparés de l'Islam. Le même principe trouve une autre application dans le mode de combattre les armées musulmanes5.»
Il convient de souligner que Boigey consacrera une thèse au massif des Beni-Snassen6. Pour revenir à cet article de 1907 - dont la forme est jugée «blessante et parfois même gratuitement injurieuse» au travers d'une réplique à Boigey, signée par Ahmed Chérif7, un médecin français musulman - notons que l'une des thèses développées par Boigey est que le musulman est un être pathologique.
S'appuyant sur un schéma évolutionniste, emprunté au darwinisme social8, et sur une typologie psychologique inspirée des travaux de Ribot9, entre autres, Boigey définit deux types psychologiques qu'il oppose. D'un côté, le type psychologique des Occidentaux qu'il qualifie d'actif, car «ce sont eux, dit-il, qui ont le plus produit, le plus lutté, le plus bâti, le plus orné, le plus perfectionné, le plus vécu, ils ont évolué constamment dans l'orbite de la civilisation10»; et de l'autre celui de l'Islam, qu'il qualifie d'inactif, car, contrairement aux Occidentaux, «les musulmans n'ont jamais produit aucun travail extraordinaire, bâti aucune capitale, construit aucune flotte, étudié à fond aucune science, embelli d'une manière durable aucun endroit11». D'après Boigey, le type psychologique inactif de l'Islam résulte du fait que l'Islam procède, selon lui, d'un ensemble d'instincts arrêtés dans leur expansion par l'œuvre d'un imposteur génial qu'est Mohamed, là où l'état social des Occidentaux est l'aboutissement d'un immense travail philosophique.
L'historien David Macey, auteur d'une biographie sur Frantz Fanon, a raison de souligner que l'hostilité et l'ignorance dont fait preuve Boigey à l'égard de l'Islam est un phénomène qui a une longue histoire. Pour illustrer son propos, il prend pour exemple l'écrivain italien du xiiie-xive siècle, Dante. Outre d'affirmer que Mohamed est un chrétien schismatique, dans le chant XXVIII de son Inferno, Dante le condamne, comme les autres seminatori di discordia, au huitième cercle de l'Enfer12. La philosophie et la littérature française des xviiie et xixe siècles contiennent de nombreuses appréciations similaires. Dans l'Essai sur les mœurs13, Voltaire, pour ne citer que lui, présente le prophète de l'Islam comme un imposteur, «le seul musulman à ne pas croire vraiment puisqu'il aurait su son imposture14».
Pour revenir à l'opposition qu'établit Boigey entre le type psychologique des Occidentaux et celui des musulmans, on aura relevé que celle-ci ne va pas sans rappeler le dualisme établi par Moreau de Tours15 entre l'Occident et l'Orient, les Occidentaux et les Musulmans. De la comparaison des articles de ces deux auteurs, il se dégage des ressemblances mais aussi des dissemblances, notamment sur le rapport entre islam et folie. Si Moreau de Tours, comme la plupart des psychiatres, considère l'islam comme un moyen de prévention et de protection de la folie et la principale source d'aliénation mentale, Boigey, lui, le considère non seulement comme un agent pathogène, mais comme une religion qui porte en elle la folie. «Le dogme de l'islam, écrit-il, devait se développer avec la rapidité d'une épidémie contagieuse. Ses progrès s'expliquent moins par la théologie que par la pathologie mentale... C'est en quelque sorte une véritable folie épidémique que les hordes coraniques ont propagée, les armes à la main16».
Boigey convoque à nouveau le prophète de l'Islam pour cette fois-ci lui attribuer la responsabilité de cette folie épidermique qu'il assigne à l'Islam. S'attachant à définir quel est l'état nerveux des musulmans, il affirme que Mohamed a implanté dans le cerveau des croyants un état névropathique dont les manifestations sont les suivantes : l'obsession, notamment la folie des mots (la prononciation cent fois par minute des mots Allah, Illah); le délire de tristesse, («le Coran a extirpé du cœur de l'homme tout sentiment de joie et de gaieté ; un état de suggestion perpétuelle») ; la perversion de l'instinct sexuel qui se manifeste par une tendance à la masturbation et à la pédérastie; et enfin les hallucinations visuelles ou auditives qui, d'après lui, font éclore dans le cerveau des résolutions soudaines que rien ne laissait prévoir, à savoir, crime et attentats17.
La surenchère de Boigey est telle qu'elle ne pouvait que déboucher sur cette remarque sur la nécessité de l'existence même de l'Islam qu'il formule en ces termes : «L'islam, écrit-il, ne porte pas en lui la justification de son existence, parce qu'il est destructeur. Il ne crée ni ne produit, donc il ne pourrait subsister s'il ne vivait en parasite au détriment des groupements humains qui travaillent18». Pour justifier ce qu'il avance, Boigey cite plusieurs exemples dont celui d'Averroès19 et Avicenne20. Il soutient que l'un et l'autre étaient «des chrétiens espagnols convertis à l'Islam» et que «leurs découvertes en médecine ne sauraient être attribuées aux déséquilibrés de l'islam21». La falsification de la réalité historique est ici évidente. Avicenne n'était pas espagnol, mais perse, et il ne s'est au demeurant jamais rendu en Espagne. Quant à Averroès, s'il est né à Cordoue en Espagne, sa famille, tout comme celle d'Avicenne, était musulmane depuis des générations.
Bien que l'on retrouve dans ce texte de Boigey certaines caractéristiques de la «psychiatrie coloniale métropolitaine» - l'opposition entre occidental et musulman, les résolutions soudaines, imprévisibles, qui éclosent dans les cerveaux des musulmans et qui font écho aux impulsions de Meilhon22 -, il serait tout de même exagéré de suggérer que ce texte, qualifié par Jean-Michel Bégué de «pamphlet fantasmatique à visée politique évidente23», relève du même registre que ceux que nous avons vus jusque-là.
On peut même affirmer que l'article de Boigey est en rupture avec les textes qui le précèdent et le suivent consacrés à l'aliénation mentale chez les indigènes musulmans - ceux de Livet et Levet notamment - car il vise à légitimer l'occupation de la ville de Oujda et les représailles menées contre les Beni-Snassen, là où les autres cherchent soit à affirmer ou infirmer une théorie, ou à démontrer, du moins pour ce qui concerne les aliénistes d'Aix, la nécessité d'une assistance psychiatrique en Algérie. Autre point de rupture que l'on peut également pointer entre Boigey et ses prédécesseurs: les vues exprimées sur l'islam et les musulmans. Même si le discours des aliénistes métropolitains confine parfois à la caricature, à aucun moment ces derniers n'ont formulé «les vues exprimées si crûment par Boigey24».
Tout porte à penser que le texte de Boigey, auquel ni Levet ni Livet ne fait référence25, tomberait dans l'oubli tant il s'est situé en marge des travaux des aliénistes métropolitains ; loin s'en faut. Les présupposés et la visée politique de ce discours resurgiront dans les publications des psychiatres de l'École de psychiatrie d'Alger.
Notes
1-Boigey (Maurice), «Étude psychologique sur l'Islam», Annales médico-psychologiques (AMP), juillet-août 1908, pp. 5-14.
2-Son affectation dans l'Est algérien est l'occasion pour lui de publier une étude sur la tuberculose et la syphilis chez les indigènes, voir : Boigey (Maurice), « La tuberculose et la syphilis chez les indigènes du nord de l'Afrique », Revue d'hygiène et de police militaire, n° 29, 1907, pp. 682-690.
3-Voir à ce sujet: Voir à ce sujet: Defrance (Jacques), « Un épisode de l'histoire des sports: l'eugénisme sportif », pp. 1-6, p. 1, http://www.snes.edu/IMG/PDF/J-DEFRANCE-DrBoigey.pdf
4-Voir à ce sujet: Kably (Mohamed) (dir.), Histoire du Maroc. Réactualisation et synthèse, op. cit., p. 542-54 ; Katan Bensamoun (Yvette), Rama (Chalak), Le Maghreb, de l'empire ottoman à la fin de la colonisation, op. cit., p. 137.
5-Boigey (Maurice), «Étude psychologique sur l'Islam», op. cit., p. 11.
6-Boigey (Maurice), Le massif des Beni Snassen (Maroc oriental) - géographie physique - climatologie - ethnographie, thèse de doctorat sciences, Paris, 1912.
7-Chérif (Ahmed), « Étude psychologique sur l'Islam », AMP, mai 1909, p. 353-363, p. 354.
8-Du darwinisme social, doctrine inspirée par la théorie de l'évolution de Charles Darwin - sélection naturelle, lutte pour la survie - et selon laquelle, dans les sociétés comme dans la nature, la lutte pour la vie sélectionne les individus et explique l'évolution en société, il retient la version fondée sur la lutte entre les races initiée par Vacher de Lapouge et Houston Stewart Chamberlain entre autres. Voir à ce sujet, Tort (Patrick), Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution, Paris, PUF, 1996, p. 1108 à 1118.
9-Il reprend l'opposition que Ribot établit au travers de sa caractérologie entre les caractères actifs et les caractères apathiques - terme d'apathique que Boigey remplace par celui d'inactif. Les premiers qui ont pour marque dominante « la tendance naturelle et sans cesse renaissante à l'action » sont, selon Ribot, « gais, entreprenants, hardis, audacieux, téméraires». Les seconds qui ont pour marque propre l'inertie sont «paresseux, endormis, inertes et insouciants». Voir Ribot (Théodule), La psychologie des sentiments, Paris, Alcan, 1896, p. 378-379.
10-Boigey (Maurice), «Étude psychologique sur l'Islam», op. cit., p. 5.
11-Ibid., p. 6.
12-Macey (David), Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 236.
13-Arouet (François-Marie) dit Voltaire, Essai sur les mœurs et l'esprit des nations et sur les principaux faits de l'histoire depuis Charlemagne jusqu'à Louis XIII, Paris, Bordas, 2 vol., 1990.
14-Djaït (Hichem), L'Europe et l'Islam, op. cit., p. 28.
15- Moreau de Tours (Jacques-Joseph), «Recherche sur les aliénés en Orient» - Notes sur les établissements qui leur sont consacrés», AMP, tome premier, 1843, pp. 103-132.
16-Boigey (Maurice), «Étude psychologique sur l'Islam», op. cit., p. 7
17-Ibid., pp. 8-10.
18-Ibid., p. 12.
19-Originaire de Cordoue (Andalousie), Averroès (Ibn Rushd) (1126-1198), est un juriste, médecin, homme politique musulman, auteur de nombreux travaux dont un commentaire de la métaphysique d'Aristote : Averroès, Grand commentaire de la métaphysique d'Aristote - Livre 1, Paris, Les Belles Lettres, 1984. Sur la biographie et l'œuvre d'Averroès voir: Cruz Hernandez (Miguel), Histoire de la pensée en terre d'Islam, Paris, Desjonquères, 2005, p. 559-615 ; Mazliak (Paul), Avicenne et Averroès. Médecine et biologiste dans la civilisation de l'Islam, Paris, Vuibert, 2004, p. 105-170 ; Bouamrane (Chikh), Gardet (Louis), Panorama de la pensée islamique, Paris, Sindbad, 1984, p. 112-119.
20-Avicenne (Ibn Sina) (980-1037) est un médecin philosophe et homme politique originaire de Boukhara (Ouzbékistan), auteur d'une grande œuvre médicale et philosophique.Nous citons deux de ses ouvrages traduits en français : Avicenne, La métaphysique du shifa. Tome 1, Paris, Vrin, 1978 - le tome 2 est publié dans la même édition, 1985 ; Livre de science, Paris, Les Belles Lettres, 1986. Pour plus de détails sur la biographie et l'œuvre d'Avicenne, voir : Ammar (Sleim), Ibn Sina. Avicenne. La vie et l'œuvre, Tunis, l'Or du temps, 1998 ; Médecins et médecine de l'Islam, De l'aube de l'Islam à l'âge d'or, op. cit.; Mazliak (Paul), Avicenne et Averroès.
Médecine et biologiste dans la civilisation de l'Islam, op. cit., p. 11-102 ; Cruz Hernandez (Miguel), Histoire de la pensée en terre d'Islam, op. cit., p. 249-270.
21-Ibid., p. 13
22- Voir à ce sujet : Boumghar (Said), La psychiatrie française en Algérie (1890-1939) : médecine, idéologie et politique, thèse d'histoire, Université Lyon 2, 2018.
23-Bégué (Jean-Michel), Un siècle de psychiatrie française en Algérie (1830-1939), op. cit., p. 123.
24-Au sujet des travaux de Livet et de Levet, voir : Boumghar (Said), La psychiatrie française en Algérie (1890-1939) : médecine, idéologie et politique, op. Cit.
25-Macey (David), Frantz Fanon, une vie, op. cit., p. 236.
26-Il est à noter que tous deux se réfèrent dans leurs écrits à l'article que Boigey rédige sur l'assistance hospitalière en pays musulman, publié un an avant «L'étude psychologique sur l'Islam » dans La Presse Médicale, voir: Boigey (Maurice), «L'assistance hospitalière en pays musulman», La Presse Médicale, n° 76, samedi 21 septembre, 1907, p. 609-611.
Un Pied-Noir révolté. Alors qu'il était lycéen à Oran, Jacques Pradel a été profondément marqué par les violences de l'OAS en 1962. Il raconte ici son parcours et son refus de la récupération des Pieds-Noirs par l'extrême droite, en juin 2022 à Perpignan, peu avant l'anniversaire de l'indépendance algérienne, et par la déclaration le 29 juin 2022 à l'Assemblée Nationale de son doyen, le député Rassemblement National José Gonzalez.
Du 24 au 30 juillet, le pape François se rend au Canada, là où les peuples autochtones ont subi d’atroces abus au sein des pensionnats gérés par l’Église de 1831 à 1996. Survivante de celui d’Ermineskin, dans l’Alberta, Flora Northwest, 77 ans, raconte ses souffrances et son chemin de reconstruction. Jusqu’au pardon.
La Croix L’Hebdo : Quels sont vos premiers souvenirs ici, au cœur de cette réserve des Premières Nations de Maskwacis (Alberta), dans le centre ouest du Canada, terre sur laquelle vous êtes née, avez grandi et toujours vécu ?
Flora Northwest : Ma famille, membre de la Nation crie de Samson, est installée là depuis des générations. J’y suis moi-même née le 15 janvier 1945. Je n’ai quasiment aucun souvenir de mes premières années ici, si ce n’est que mon grand-père me réveillait tous les matins au son de son tambour, en priant dans notre langue le « cri des plaines ».
Lorsque j’ai eu 6 ans, un attelage de chevaux s’est arrêté devant chez moi. À cause de la Loi sur les Indiens, on venait alors me chercher pour m’emmener dans le pensionnat d’Ermineskin, à une dizaine de kilomètres environ de chez nous.
Qu’avez-vous ressenti en arrivant dans cet établissement, géré par des missionnaires catholiques, de sa création, en 1894, à sa fermeture, en 1970 ?
F. N. : Je ne comprenais pas ce qui m’arrivait. Je ne parlais pas un mot d’anglais, et on m’interdisait de parler le cri… C’était aussi la première fois que je voyais des Blancs. Les religieuses étaient voilées, en habit noir, les prêtres en soutane, tous avec de grandes croix. J’ai eu peur, parce que je ne savais pas qui ils étaient. Peut-être était-ce là mon premier traumatisme. On a aussi coupé mes longs cheveux, qui m’arrivaient en bas du dos, et retiré mes vêtements pour me faire mettre un uniforme. Certains de mes frères ont été scolarisés à Ermineskin, mais je n’avais pas le droit de leur parler, car ils étaient des garçons.
Des maltraitances, des violences et des traumatismes, vous en avez ensuite subi beaucoup d’autres, pendant les dix années passées entre ces murs…
F. N. : J’ai vu tant d’élèves se faire battre ou attacher par des professeurs… Cela m’est arrivé moi-même un certain nombre de fois. Les religieuses avaient des sortes de sangles avec un bord métallique, venant probablement d’une machine agricole, pour nous taper sur les doigts. Nous avons dû apprendre à tolérer la douleur. On nous traitait là-bas de sauvages, de païens. Et nous finissions par le croire. Notre propre identité devenait confuse, parce qu’on nous coupait de notre histoire, de notre culture, de nos traditions, de nos cérémonies. Oui, ils ont essayé de tuer les Indiens en nous. Quand nous étions punis – parfois sans même que nous en comprenions la raison, car nous essayions pourtant d’être de bons enfants –, nous étions envoyés au sous-sol, dans une sorte de cave à légumes. Nous l’appelions « le donjon ».
Là, nous devions rester sans manger, à éplucher, nettoyer et trier des pommes de terre, que nous avalions parfois crues tant nous avions faim. La nourriture était mauvaise, sauf quand des « officiels » venaient nous rendre visite, auquel cas nous avions droit à des plats un peu meilleurs. Mais c’était rare. Toute l’organisation était militaire : dès l’âge de 5 ou 6 ans, nous devions travailler – éplucher les légumes, faire les lits, récurer les toilettes… Et lorsque c’était mal fait, nous devions tout recommencer. Il y avait une forme d’esclavage. Même si c’était bien sûr interdit, nous étions nombreux à pleurer avant de nous endormir dans nos lits.
Au-delà des mots, des coups, vous avez été abusée sexuellement…
F. N. : Je devais avoir 8 ou 9 ans, et il y avait ce prêtre qui nous appelait par petits groupes : « mes enfants, mes enfants »… Il parlait alors dans notre langue, et essayait de nous attraper, de nous presser, en tenant par-derrière nos corps contre lui. Je ne sais pas précisément jusqu’où il est allé. Parfois, des flashs me reviennent, cela déclenche un état de retour à l’enfance… Je sais que j’ai été abusée, que de nombreuses autres petites filles ont eu leur vie détruite à cause de ce pédophile. Aujourd’hui encore, je ne supporte pas d’avoir quelqu’un dans mon dos. Mon corps se débat, mécaniquement, comme si la mémoire de ce traumatisme s’était imprimée en lui. Le prêtre est mort sans jamais avoir été jugé.
Y avait-il quand même des choses auxquelles vous pouviez vous raccrocher pour tenir ?
F. N. : Pour la nourriture, je me souviens que nous volions de temps en temps du beurre de cacahuète. Nous avions aussi appris à jouer comme nous le pouvions. Il y avait une clôture électrique tout autour du pensionnat, pour nous empêcher de nous enfuir. On s’amusait à se mettre en file, à s’accrocher à elle, et le dernier recevait une décharge. (Elle rit.) Bref, on se distrayait comme on pouvait… Je me rappelle qu’il y avait quand même aussi quelques professeurs et un prêtre – il s’appelait le père Latour – plutôt gentils avec nous.
Qu’avez-vous fait après votre départ du pensionnat d’Ermineskin, à l’âge de 16 ans ?
F. N. : Je suis devenue nounou dans une famille de la ville de Red Deer, à environ 80 kilomètres de Maskwacis. J’étais payée 60 dollars, et j’en reversais la moitié à ma mère pour l’aider à subvenir aux besoins de mes frères et sœurs, mon père étant décédé en 1959. Puis j’ai eu mon premier fils en 1966, et je suis devenue mère célibataire. En 1967, j’ai travaillé pour un institut spécialisé dans le soin aux personnes handicapées, avant de devenir aide-soignante – une mission que j’ai beaucoup aimée – puis de rejoindre, quelques années plus tard encore, une usine de fabrication de meubles.
C’est à cette période que les démons de votre passé ont commencé à resurgir. Quelles séquelles avez-vous gardées de cet enfermement au pensionnat ?
F. N. : Au début des années 1970, j’ai sombré peu à peu dans l’alcoolisme. Je n’avais à ce moment-là pas vraiment conscience que c’était intimement lié aux abus dont j’avais été victime. L’addiction, c’est un mal qui touche beaucoup de survivants. À cette époque, celui qui est devenu le père de mes trois autres enfants buvait aussi. Je pesais près de 90 kilos, je hurlais toute la journée sur mes fils et ma fille – pour qu’ils fassent leurs lits, rangent leurs affaires, mettent la vaisselle dans l’évier… Finalement, je reproduisais le schéma d’autorité, le seul que j’avais connu, des religieuses qui criaient sur nous au pensionnat : la colère que je n’avais pu exprimer enfant, parce qu’elle était aussitôt réprimée, ressortait.
Quand j’ai pris conscience de ce que j’étais en train de devenir, j’ai voulu arrêter. J’aurais pu perdre mes enfants si des services de protection de l’enfance étaient venus m’inspecter. Alors, le 17 février 1974, j’ai bu mon dernier verre, et j’ai entamé, lentement mais sûrement, une thérapie pour sortir de cette dépendance. Mon compagnon n’a pas réussi à suivre, et nous nous sommes séparés en 1975.
Ce sevrage marque, plus largement, le début d’un chemin de guérison psychologique, de réconciliation avec votre histoire, avec vos proches…
F. N. : J’ai eu la chance de rencontrer un peu plus tard un homme qui m’a acceptée telle que j’étais, et qui a comme « adopté » mes quatre enfants, tous alors âgés de moins de 10 ans. Avant son décès d’un cancer, en 2015, nous avons été mariés quarante ans ! Lui n’était pas un survivant, mais il a été vraiment à l’écoute de ce que j’avais vécu. Il m’a aidée à grandir, à mûrir.
J’ai aussi demandé pardon à mes enfants pour la mère que j’avais été, sous l’influence de l’alcool. Je leur ai posé cette question : « Comment avez-vous fait pour vivre avec moi ? » Ils m’ont répondu : « Nous avons appris à faire la sourde oreille. » Et ils m’ont pardonnée, Dieu merci. J’ai dû réapprendre à être une maman, en allant de l’avant.
La libération de ma parole a pris du temps. Pendant longtemps, j’ai eu très peu confiance en moi. Et puis je suis intervenue dans des prisons, devant des détenus – dont un grand nombre d’abuseurs sexuels – pour leur dire ce que cela faisait d’être du côté des victimes. Tout cela m’a fait avancer, mais j’ai dû beaucoup travailler sur moi pour devenir la personne que je suis aujourd’hui.
En 2013, vous avez été auditionnée par la Commission de vérité et de réconciliation (NTCR), créée par les autorités pour faire la lumière sur les exactions commises au sein des pensionnats. Qu’a marqué cette étape dans votre processus de reconstruction ?
F. N. : Chercher à regarder la vérité en face, comme l’a fait cette commission, est toujours important. À partir de 1992, notamment, j’ai commencé ce que j’ai appelé mon « périple » vers la guérison. Pour mieux appréhender la mienne, j’ai commencé par étudier l’histoire des pensionnats, je me suis plongée dans les archives, je suis même physiquement retournée dans l’un d’eux… Mes plaies se sont rouvertes, béantes, et je me suis sentie envahie par une grande colère en mesurant toute la responsabilité du gouvernement dans ce système qui nous envoyait dans des établissements dont la gestion était déléguée aux Églises (catholique, mais aussi protestantes, NDLR).
Par là, les autorités ont cherché à nous contrôler, et cette colonisation a eu des effets dramatiques sur nombre d’entre nous ! Cette Commission a permis de le réaffirmer, de le faire entendre un peu plus. Devant elle, nous avons aussi pu redire combien nous refusions d’être assimilés. Nous sommes les premiers peuples ici, au Canada, et nous n’allons pas abandonner nos droits au nom de quelque politique que ce soit.
En 2010, le premier ministre d’alors, Stephen Harper, a présenté des excuses aux survivants. À ce poste depuis 2015, Justin Trudeau lui a emboîté le pas en 2021. Qu’attendez-vous désormais de la part des autorités pour la réparation ?
F. N. : Principalement, peut-être, la reconnaissance de nos besoins spécifiques, liés en grande partie au passé des pensionnats. Certains membres de nos communautés souffrent du spectre de l’alcoolisme fœtal, beaucoup d’autres sont tombés dans d’autres addictions : il faut encourager le développement de centres de thérapie, de désintoxication dans nos réserves. Je crois sincèrement que les gens qui souffrent de ces problèmes peuvent, à près de 80 %, se rétablir avec des traitements.
Nous avons aussi besoin de plus d’éducation. Si une étude sociologique était menée aujourd’hui dans les prisons fédérales et provinciales pour hommes et femmes au Canada, on verrait que l’immense majorité des détenus sont des enfants ou petits-enfants de survivants. Il faudrait parvenir à briser ce cycle, car cet impact intergénérationnel continue d’éprouver nos communautés. Nous ne demandons pas de pitié. Nos aînés nous avaient appris beaucoup de valeurs : à s’honorer, à se respecter, à ne pas voler, à ne pas se battre… et ce dont nous avons vraiment besoin, c’est que les gens comprennent que nous ne pouvons être blâmés pour certains de nos problèmes (psychologiques et sociaux, NDLR), étant donné ce que nous avons enduré.
L’an dernier, les découvertes des tombes anonymes de 215 enfants aux abords du pensionnat de Kamloops (Colombie-Britannique), puis de 751 autres près de celui de Marieval (Saskatchewan), ont provoqué une onde de choc à travers le pays, renforçant la prise de conscience collective des drames vécus…
F. N. : Oui, cela a été très médiatisé. Comme beaucoup, j’ai été très blessée d’apprendre ces découvertes. On m’a demandé s’il y avait une possibilité qu’on retrouve des tombes près d’Ermineskin. J’ai répondu que je ne savais pas. De nombreux autochtones sont morts dans les pensionnats, mais un grand nombre d’archives n’ont pas été retrouvées. Quand un enfant mourait, les parents étaient-ils prévenus ? Ou était-il enterré directement ? Il y a toujours des zones d’ombre.
Comment voyez-vous les prochaines étapes du processus de réconciliation ?
F. N. : Nous devons continuer à parler du passé pour que les gens comprennent tout ce qui s’est vraiment produit, en étant dans une dynamique sincère de révélation de la vérité. C’est la condition préalable pour moi, afin que nous puissions travailler tous ensemble à la réconciliation, en allant, sur cette base, de l’avant. Beaucoup de gens sont encore très en colère, contre les Églises et contre le gouvernement.
Or, je suis convaincue que cette émotion-là ne mène nulle part. Si vous la contenez en vous, elle peut même finir par vous étrangler. C’est difficile, mais il faut réussir à la surmonter pour l’exprimer de manière positive… C’est ce que j’essaye de faire, à mon niveau, dans ma vie désormais.
Au pensionnat, les religieux ont cherché à vous convertir de force au catholicisme. Quelle est aujourd’hui votre relation à l’Église, et quelles sont vos autres ressources spirituelles ?
F. N. : Je ne suis plus retournée à l’église depuis cette époque-là, mais, s’il le faut, je serais prête à y aller pour des enterrements. Au pensionnat, nous devions prier en permanence, peut-être au moins seize fois par jour. En faisant notre lit, avant le petit déjeuner, après le dîner, etc. Parfois nous étions même réveillés à 5 ou 6 heures pour aller à la messe. Alors forcément, les paroisses, j’ai un peu de mal maintenant. Ça remue trop de souvenirs… Après ces années-là, j’ai réappris à prier en assistant à nouveau à nos cérémonies, et c’est là que je suis pleinement revenue à mon identité de femme autochtone. Mais, finalement, je ne me suis jamais éloignée de Dieu, car je suis intimement convaincue qu’il n’y en a qu’un seul. Pour nous, c’est le grand esprit.
Qu’attendez-vous de la visite historique du pape François, du 24 au 30 juillet, au Canada, visite dont l’une des premières étapes sera justement de se rendre sur l’ancien site d’Ermineskin, à Maskwacis ?
F. N. : Ses excuses pourraient remonter à plus loin que les deux siècles derniers. Il y a cinq cents ans, il y a eu des bulles papales, de Nicolas V et Alexandre VI, expliquant comment les explorateurs européens devaient traiter les autochtones, qualifiés de « barbares ». (Elle entame la lecture d’un article consacré à ce sujet.) C’est toute cette mentalité-là, ancrée dans l’Église depuis si longtemps, qui a participé au développement du système des pensionnats. Ici, la venue du pape François suscite des émotions mitigées, certains estiment qu’ils n’ont pas besoin d’entendre ce qu’il va dire. Moi, j’irai le voir. Je sais que cela pourra peut-être m’aider à compléter mon « périple » vers la guérison. Je crois, plus que tout, à la puissance du pardon.
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Ses dates
1945 Naissance dans la réserve des Premières Nations de Maskwacis, dans l’Alberta (Canada).
1951 Entrée au pensionnat d’Ermineskin, qu’elle quittera dix ans plus tard.
1974 Après être tombée dans l’alcoolisme, elle entame une thérapie pour en sortir.
1992 Début de ce qu’elle appelle son « périple » vers la guérison.
2013 Déposition de son témoignage devant la Commission de vérité et de réconciliation du Canada.
2022 Elle ira voir le pape François lors de son passage à Maskwacis.
Sa danse - La valse
« C’est peut-être très classique, mais c’est une danse que j’ai apprise à l’école et que j’aime beaucoup, même si je n’ai que peu d’occasions de la pratiquer. (Rires.) J’aime aussi nos danses traditionnelles, comme celle en rond. Enfin, j’apprécie également la musique country, et celle autochtone, qui me rappelle le son du tambour de mon grand-père. »
Sa source - Ses enfants et petits-enfants
« Ils sont ma fierté. C’est pour eux que j’ai arrêté de boire, et prolongé mon existence de quarante-sept ans ! Pour leur donner une chance d’avoir une vie meilleure, pour qu’ils puissent aller plus loin dans leurs études, pour qu’ils puissent voyager à travers le monde afin de découvrir d’autres cultures. Et c’est ce qu’ils font ! »
Son lieu - Hawaï
« J’y suis déjà allée avec ma famille et je rêve d’y retourner. Ma sœur avait l’habitude de dire que si Dieu avait laissé une île pour que nous puissions, en la visitant, nous rappeler qui était notre Créateur, c’était bien celle-ci. C’est joliment pensé. »
Recueilli par Malo Tresca, envoyée spéciale à Maskwacis (Canada),
François est arrivé dimanche 24 juillet au Canada, où il doit renouveler ses excuses historiques pour la responsabilité de l’Église au sujet des violences commises dans les pensionnats pour enfants autochtones. Dans le pays, les traumatismes liés à cette page de l’histoire sont encore latents. L’Église locale doit composer avec ce sombre passé et tente d’ouvrir une voie vers la réconciliation avec ces populations.
Bandana noir noué autour de son catogan, larges lunettes vissées sur le nez et mâchoire édentée, Pierre-Paul tourne en rond, cet après-midi-là, autour des tables de l’aide alimentaire du Centre de l’amitié autochtone de Québec. Perché sur son déambulateur électrique, cet habitué du lieu d’aide sociale, réservé aux autochtones en milieu urbain, est venu demander un « coup de main » administratif pour le versement de sa pension de retraite. Et sous l’écho lointain de la musique d’attente d’un organisme dédié, le sexagénaire tue lentement le temps.
À l’évocation de la visite du pape François, arrivé dimanche 24 juillet dans le pays pour demander pardon pour le rôle de l’Église dans les drames des anciens pensionnats pour autochtones, l’œil s’éclaire. « Je suis un survivant de celui de Sept-Îles (est du Québec) », gronde alors l’Innu, sans s’épancher sur ce passé d’enfant brisé. Quand François sera là, Pierre-Paul entend bien aller manifester. « J’amènerai une grande croix avec un enfant mort dessus. Croyez-vous vraiment que Dieu ait envoyé des prêtres pour nous faire subir tout ça ? Pour que des milliers d’enfants périssent entre les murs de leurs pensionnats ? », fulmine-t-il. Avant de lâcher, après un long silence : « Moi, sincèrement, je ne pense pas. »
Plaies béantes
Maltraitances, abus sexuels, spirituels, physiques, psychologiques… En les coupant de leurs croyances et de leurs traditions pour leur faire adopter un mode de vie euro-canadien, les exactions commises, entre 1831 et 1996, à l’encontre des près de 150 000 enfants autochtones passés par ces établissements dont la gestion avait été déléguée par l’État aux Églises – majoritairement catholique mais aussi protestantes – ont laissé des plaies béantes dans le pays.
« Là-bas, ils m’ont pris mon esprit. Comment survivre après ça ? Comment retourner dans une église sans que cela remue trop de choses ? Moi, je n’y suis pas retournée depuis », témoigne Flora Northwest, 77 ans, membre de la Nation crie de Samson et survivante de l’ex-pensionnat d’Ermineskin, à Maskwacis (Alberta). En mai 2021, les découvertes des restes de 215 enfants inhumés dans des tombes anonymes aux abords de l’établissement de Kamloops (Colombie-Britannique), puis de plus de 750 autres le mois suivant près de celui de Marieval (Saskatchewan) ont renforcé l’onde de choc au sein de la société canadienne. Et les semaines suivantes, une dizaine d’églises ont été incendiées dans des conditions troubles.
« Profond remords »
Comment l’Église locale entend-elle cette colère ? Qu’a-t-elle déjà engagé dans cet épineux chantier de demande de pardon et de réconciliation avec les autochtones ? « Beaucoup ont été blessés par ces pages de notre histoire et nous avons besoin de guérir notre mémoire », reconnait le cardinal Gérald Lacroix, archevêque de Québec. « Des hommes et des femmes d’Église n’ont pas été de bons témoins de l’Évangile sur nos terres. Ils ont commis des fautes, en défigurant le message du Christ. Il faut, indéniablement, le reconnaître. »
En septembre 2021, la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) a déjà exprimé son « profond remords »aux populations autochtones en leur présentant des « excuses sans équivoque » : « Nous (les) invitons à cheminer avec nous dans une nouvelle ère de réconciliation, en nous aidant (…) à prioriser les initiatives de guérison, (…) à éduquer les membres de notre clergé (…) de même que les fidèles laïcs, sur les cultures et la spiritualité autochtones. » Peu après, elle annonçait allouer trois millions de dollars canadiens (2,28 millions d’euros), sur cinq ans, pour financer des programmes destinés à « améliorer la vie des survivants, de leurs familles et de leurs communautés ».
« Connexion »
« Au niveau national, nous avons fait ces dernières années des efforts supplémentaires pour rétablir des connexions avec ces populations », précise Mgr Richard Smith, archevêque d’Edmonton (Alberta). Pendant plus de deux ans, ce dernier a lui-même fait partie d’un groupe de travail sillonnant le pays à la rencontre des communautés autochtones. « Nous avons participé à ce qu’elles appellent des “cercles d’écoute” ou “de partage”, pour y entendre les douleurs et les espoirs qu’elles portent dans leurs esprits et dans leurs cœurs », explique-t-il.
Convaincu que le rétablissement des liens se jouera avant tout au niveau local, il encourage la pérennisation de ces espaces de dialogue, encore peu répandus. « À l’exception de quelques rares diocèses – notamment ceux d’Amos et Baie-Comeau –, il y a peu d’interactions entre les catholiques autochtones et ceux descendants des Européens », confirme le père Gilles Routhier, théologien et professeur titulaire de la chaire Monseigneur-de-Laval, à l’université de Laval (Québec). Une carence qu’il explique d’abord par « le fait culturel, dans la mesure où ces communautés ont une liturgie davantage inculturée, dans leur langue et avec leurs symboliques propres ».
« D’autre part, le système de “réserve”, créé pour ces populations par l’Etat fédéral, a contribué à créer une forme d’apartheid ; ils se réunissent entre eux sur ces terres. Pour sortir de l’ignorance, tout l’enjeu va être de réussir à créer des ponts, sans nier leurs spécificités », poursuit-il. Au sein de l’Église canadienne, quelques lieux tentent de relever cet épineux défi. C’est le cas de la paroisse du Sacré-Cœur des Premières Nations à Edmonton. En ce dimanche matin, la communauté locale s’est réunie pour assister à sa traditionnelle « messe autochtone » dans le gymnase temporairement prêté par un établissement scolaire voisin, en attendant que son clocher historique – en rénovation, après avoir été ravagé par un incendie en août 2020 – ne rouvre officiellement ses portes la semaine suivante.
« Une nouvelle culture de la réconciliation »
Fait notable, cette célébration intègre des rituels issus des traditions des Premières Nations, des Métis et des Inuits. Devant l’image d’un Christ crucifié au centre d’un cercle sacré, Fernie Marty, 73 ans, bénit avec une grande plume d’aigle les prêtres et fidèles arrivant devant un récipient dans lequel brûlent des bâtons de sauge. « Je crois au Créateur, quel que soit son nom. C’est une chance de pouvoir venir ici se purifier, prier et adorer d’une manière différente, tout en restant ancrés dans la foi catholique. Il y a une combinaison de nos cultures avec celle de l’Église, et cela donne quelque chose de très puissant… », s’enthousiasme l’homme tatoué.
Crâne rasé, chapeau à plume et tee-shirt orange – couleur symbolisant la mémoire des victimes des pensionnats –, Johan, 67 ans, est ici un paroissien blanc. « Nous sommes une grande famille, quelles que soient nos origines. Moi, j’identifie mieux le message du Christ aux choses telles qu’elles se vivent ici », poursuit celui qui a adopté avec son épouse deux enfants des Premières Nations, dont la mère, « survivante », est tombée, comme tant d’autres, dans l’alcoolisme. Alors que la société canadienne reste déchirée par les effets du colonialisme, « nous essayons de promouvoir une nouvelle culture de la réconciliation. C’est, en soi, déjà un signe que des gens issus de toutes les nations prient ensemble », martèle le père Mark Blom, prêtre associé de cette paroisse où doit s’arrêter François lundi 25 juillet.
La messe autochtone du Sacré-Cœur intègre des rituels issus des traditions des Premières Nations, des Métis et des Inuits. À Edmonton, dimanche 10 juillet. / Amber Bracken/The Globe and Mail pour La Croix
« J’espère que le pape reconnaîtra qu’il est ainsi possible d’embrasser différentes cultures, d’honorer leur spiritualité, sans que cela ne dévoie notre identité catholique », confie-t-il. Que peuvent même apporter ces traditions à l’Église ? « Cela dépend de chaque nation, mais certainement une plus grande conscience de notre lien à la Création et du fait que nous sommes tous frères », répond le père Garry LaBoucane, lui-même métis.
Depuis 2002, ce dernier est aussi le directeur spirituel du Pèlerinage du lac Sainte-Anne, événement qui fait chaque année affluer, le 26 juillet – jour de la fête de la mère de la Vierge –, près de 40 000 autochtones de tout le pays aux abords de cette paisible étendue d’eau, à une soixantaine de kilomètres d’Edmonton. Un moyen de garder le lien : « C’est le plus grand rassemblement spirituel autochtone d’Amérique du Nord. C’est à la fois un pèlerinage, un temps de prières, mais aussi simplement un moment de retrouvailles familiales, amicales… »
Mots justes
Comment trouver les mots justes pour parler de Dieu devant ces assemblées, sans réveiller les traumatismes du passé ? L’exercice est délicat. Devant la communauté du Sacré-Cœur des Premières Nations, le père Blom axe son homélie sur la parabole du bon Samaritain, qui « s’arrête et panse les blessures de son prochain ». Brandissant deux tombes découpées en carton, il implore soudain : « Nous prions pour que notre paroisse soit en mesure d’inverser les préjudices causés aux peuples autochtones, par les colons et par le système des pensionnats. »
D’autres paroles, parfois plus difficilement audibles, peuvent encore accompagner le processus. Sans nier l’ampleur des exactions commises, « peut-être est-ce bon de rappeler que nous avons aussi des raisons d’être fiers d’autres pages de notre passé, assure le cardinal Lacroix. Regardons les figures des saints missionnaires François de Laval – premier évêque de Québec, qui avait défendu bec et ongles les droits des autochtones –, ou de Marie de l’Incarnation, fondatrice des ursulines de la Nouvelle-France, qui a eu une attention si spéciale aux besoins éducatifs des filles autochtones ».
« Tout le monde souffre de ce douloureux héritage historique. Y compris – et nous l’oublions souvent – les hommes et les femmes qui ont travaillé dans ces pensionnats et qui ont essayé de faire de bonnes choses dans un système défectueux, renchérit Mgr Smith. Ils sont aussi brisés de savoir que cela était mauvais. » Selon lui, outre la volonté d’établir des structures de dialogue au niveau national, les évêques canadiens devraient réfléchir, à l’automne lors de leur prochaine assemblée plénière, à la manière dont chacun peut désormais approfondir la relation avec les populations autochtones sur son territoire pastoral.
Fernie Marty bénit avec une grande plume d’aigle les fidèles lors de la messe autochtone du Sacré-Cœur, à Edmonton, dimanche 10 juillet. / Amber Bracken/The Globe and Mail pour La Croix
Car beaucoup en sont convaincus : la réconciliation ne pourra « pas se faire par le haut », mais en partant des spécificités culturelles des communautés, et des désirs et besoins qu’elles expriment sur le terrain. En attendant, tous espèrent que la visite de François contribuera à apaiser la situation, et à faire avancer les survivants et leurs descendants sur le chemin de la guérison. À la messe autochtone du Sacré-Cœur, l’homélie du père Blom touche à sa fin. Il a toujours à la main ses deux tombes en carton, et le voilà qui les retourne lentement, en les semi-juxtaposant. Ainsi apparaît, devant l’assemblée subjuguée, un grand cœur rouge vif.
Arte livre une série documentaire pour retracer cette guerre qui dura plus de sept ans, images d’archives et témoignages à l’appui. À voir à partir de 20 h 50, les 1er et 2 mars.
En guerre(s) pour l’Algérie
6 épisodes, à 20 h 50 sur Arte, les 1er et 2 mars
« Les gens ne savent pas ça. » Soixante ans après l’indépendance de l’Algérie, les gens ne savent pas « tout ça », tout ce qui a pu se passer en Algérie, avant et pendant la guerre, comme le dit Bachir Hadjadj, l’un des 56 témoins de cette série documentaire réalisée par l’historienne Raphaëlle Branche (1) et le Franco-Polonais Rafael Lewandowski, à qui l’on doit des documentaires sur les camps nazis, le procès Papon ou Solidarnosc.
L'Algérie française / SCA Algérie/ ECPAD / Arte
Une grande page d’Histoire
C’est véritablement une grande page d’Histoire que nous offre cette série, que l’on voudrait voir diffusée dans les écoles, les lycées, les universités. Les témoignages de tous les protagonistes éclairent et complètent les innombrables images d’archives françaises et étrangères, publiques et privées. Combattants de l’ALN, le bras armé du FLN, harkis, militaires français et appelés du contingent, membres actifs de l’OAS, pieds-noirs… se livrent avec une étonnante sincérité et liberté de ton.
Le temps a dû faire son œuvre pour que les choses puissent être dites. L’urgence peut-être qu’il ne soit finalement trop tard pour témoigner du vécu de chacun, embarqué malgré lui ou acteur de cette folie meurtrière de plus de sept ans qui fit quelque 430 000 morts – 400 000 Algériens, 30 000 Français. Français contre « indigènes » ou « Français musulmans d’Algérie », mais aussi Français contre Français, Algériens contre Algériens, tant les haines se déchaînèrent de tous côtés.
Si « la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris », comme il fut de bon ton de l’affirmer, plus d’un siècle de colonialisme avait pourtant enfermé la population algérienne dans le plus extrême dénuement, avec des enfants aux pieds nus et plus de 80 % d’analphabètes. Cette série, espérons-le, enterrera définitivement le débat sur les supposés bienfaits de la colonisation et son œuvre civilisatrice.
(1) Autrice de Papa qu’as-tu fait en Algérie ?, La Découverte, 600 p, 16 €, et du livre issu de la série TV, Arte Éditions/Tallandier, en partenariat avec l’INA, 432 p., 22,90 €
Un documentaire inédit met en évidence le rôle capital de catholiques et protestants qui ont activement participé à l’indépendance de l’Algérie. Les Veilleurs de l’Évangile, des chrétiens dans la guerre d’Algérie, à voir dimanche 3 juillet à 10 heures, dans Le jour du Seigneur sur France 2.
Rappeler une vérité historique souvent omise
De 1830 à 1962, les Églises catholique et protestante ont travaillé de concert avec la France coloniale. Mais entre 1954 et 1962, pendant la guerre d’Algérie, une poignée de chrétiens, Français de métropole ou pieds noirs, étudiants ou prêtres, travailleurs sociaux ou missionnaires, ont bravé les autorités militaire et ecclésiale françaises au prix, parfois, de grands sacrifices.
Dépassant toute considération confessionnelle, ils se sont engagés aux côtés des nationalistes algériens, en premier lieu pour s’opposer à l’usage de la torture, et finalement pour militer en faveur de l’indépendance. Ils ont créé les premiers centres sociaux dans les bidonvilles du pays, ont caché des membres du Front de libération nationale, les ont aidés à gagner le maquis, ou ont fait partie des « porteurs de valises ».
Étayé par les analyses d’historiennes, le film ponctué d’images et de vidéos inédites révèle des témoignages glaçants et bouleversants. L’engagement sans faille de ces résistants, s’il a cristallisé les divisions des chrétiens autour de la question de l’indépendance, a tout de même assuré l’avenir du protestantisme et du catholicisme en Algérie. Il aura surtout permis à des hommes et à des femmes de faire primer le goût de la justice et de la liberté sur la suprématie coloniale française.
(1) Disponible en replay jusqu’au 10 juillet 2022 sur la plateforme de France Télévisions.
ONNES FEUILLES – « J’ai vécu ce que j’avais à vivre et aimé du mieux que j’ai pu. Si je n’ai pas eu de chance ou si je l’ai ratée d’un cheveu, si j’ai fauté quelque part sans faire exprès, si j’ai perdu toutes mes batailles, mes défaites ont du mérite — elles sont la preuve que je me suis battu. »
#RentreeLitteraire22 – Algérie, 1914. Yacine Chéraga n'avait jamais quitté son douar lorsqu'il est envoyé en France se battre contre les "Boches" . De retour au pays après la guerre, d'autres aventures incroyables l'attendent. Traqué, malmené par le sort, il n'aura, pour faire face à l'adversité, que la pureté de son amour et son indéfectible humanité. Les Vertueux est un roman majeur, la plus impressionnante des oeuvres de Yasmina Khadra.
Les éditions Mialet Barrault et Casbah Editions publieront l'ouvrage simultanément en France et en Algérie, ce 24 août. En voici, en avant-première, un extrait :
À ma mère, qui ne savait ni lire ni écrireet qui m’a inspiré ce livre.
Des choses incroyables vous tombent dessus, détournentle cours de votre existence et le bouleversent de fond encomble. Vous avez beau fuir au bout du monde, vousréfugier là où personne ne risque de vous trouver, ellesvous suivent à la trace comme une meute de chiens errantset font de vous quelqu’un qui ne vous ressemble en rienet qui devient la seule histoire que l’on retiendra de vous.Certains appellent ces chosesmektoub.D’autres, moins déraisonnables, disent que c’est la vie.En ce qui me concerne, ces choses-là avaient unvisage, une odeur et un nom : Gaïd Brahim.Gaïd Brahim était à l’image du bon Dieu. Sévère etmiséricordieux. Il pouvait faire d’un vaurien un notableet d’un insolent un gibier de potence, sauf qu’il étaitplus enclin à sévir qu’à gratifier. Il nous envoyait ses fierscouteaux, à l’improviste, pour s’assurer que nousveillions religieusement sur ses champs, que son bétail seportait mieux que ses sujets et que les échines étaientbien courbées.Tout ce qu’il y avait sur les terres de Gaïd Brahimappartenait à Gaïd Brahim : les vergers, la rivière, les9
Les Vertueuxsources, le mausolée ainsi que le marabout qui y reposait,la mosquée et son imam, nos taudis, notre sueur et notrechair, jusqu’aux pierres pavant les collines, jusqu’auxrenards qui venaient dans le noir semer la pagaïe dansles poulaillers. Et tout lui réussissait. Ne craignant ni lemauvais œil des envieux ni la vindicte des humiliés, ilrégnait sans partage sur les êtres et les choses. Il étaitdonc naturel de se soumettre à ses lois, qui étaient trèssimples : le servir ou disparaître. Comme nul ne savaitoù aller, on s’ancrait dans nos taudis et on évitait de fairedu bruit. En ces années-là, les déracinés crevaient defaim sur les routes et aucun ciel ne valait un toit.Personne, au douar, n’avait intérêt à se mettre à dosGaïd Brahim.C’est la raison pour laquelle le cœur de ma mère faillits’arrêter de battre lorsque mon petit frère rentra à lamaison, livide, en hurlant : « Le caïd ! Le caïd ! »Nous regardâmes par la fenêtre. Une carriole cahotaitsur la piste qui menait à notre gourbi, conduite parBabaï, un Noir herculéen que les gens du village redou-taient autant qu’un mauvais présage.— Va chercher ton père, cria ma mère à mon petitfrère.— Je ne sais pas où il est.— Ne discute pas. Trouve-le et dis-lui de rentrerimmédiatement. Ce n’est jamais bon signe quand on ala visite des hommes du caïd.Mon petit frère sortit par-derrière et s’élança à traverschamps, notre chien sur les talons.La carriole s’arrêta dans la cour. Babaï n’en descenditpas. Il s’épongea dans un pan de son turban et attenditque quelqu’un se manifestât.10
Les VertueuxMa mère n’avait plus une seule goutte de sang auvisage. Je ne reconnus pas sa voix lorsqu’elle me poussavers la porte.— Va voir ce qu’il nous veut. Chaque fois que ceténergumène s’amène, il liquéfie les boyaux aux grands etaux petits.— Pour lui dire quoi ?En vérité, je n’avais pas le courage de sortir de lamaison.— Tu penses que ton père a fait quelque chose demal ?— Qu’est-ce que j’en sais, moi ? Il ne dit jamais oùil va.Ma mère claqua ses mains sur ses cuisses et allas’effondrer dans un coin. Elle se mit aussitôt à se signeren croisant les poignets. Mes deux sœurs la rejoignirent ;toutes les trois se serrèrent les unes contre les autres enrécitant des incantations.Chaque fois que Babaï débarquait au douar, un hommedevait en pâtir. Et lui, conscient du malaise qu’il suscitait,restait impénétrable sur son siège, une racine de réglisseentre les dents, pendant que les familles se demandaientsur quelle demeure allait s’abattre l’anathème.Ce jour-là, Babaï s’était dirigé droit sur notre gourbi,ce qui avait ajouté à notre émoi une épaisse couched’effroi.Mon père arriva en courant, la bouche écumante,complètement dérouté. Il dut se racler plusieurs fois lagorge avant de s’adresser à Babaï. Je n’entendis pas cequ’ils se dirent. Lorsque mon père se frappa la poitrine,je compris que quelque chose de grave était arrivé.11
Les VertueuxMa mère, qui suivait la scène, debout derrière moi, fitclaquer ses deux mains sur ses joues avant de les rabattresur ses cuisses.— Le ciel va nous tomber sur la tête, se lamenta-t-elle. Que va-t-on devenir ? Mon Dieu ! Nous sommesperdus, nous sommes maudits.Mon père nous rejoignit, en chavirant presque. Il secramponna au battant de la porte pour tenir sur sesjambes.— Qu’est-ce que tu as fait derrière mon dos, monfils ? gémit-il.— Moi ?— Oui, toi... Pourquoi le caïd envoie-t-il cette brutete chercher ?— Je l’ignore.— Il dit que son maître veut te voir, toi, et personned’autre. Il te connaît d’où, le caïd ? Quand il convoquequelqu’un, c’est qu’il a des comptes à régler avec lui.J’étais abasourdi. Ma tête rembobina le film de lasemaine et des semaines d’avant, en quête d’un momentd’égarement ou d’un semblant de méfait que j’auraiscommis à mon insu ; je ne relevai rien de répréhensible.J’étais un garçon docile, jamais un mot plus haut quel’autre, jamais un geste déplacé.— Il s’agit sûrement d’un malentendu, dit ma mèred’une voix chevrotante.Nous sortîmes, mon père et moi, pour en savoir plussur cette curieuse convocation.— Je ne suis pas dans le secret des dieux, maugréaBabaï. Mon maître m’a chargé de ramener ton rejeton.Alors je suis venu le chercher. On m’ordonne, j’exécute.— Est-ce qu’il était en colère, le caïd ?12
Les Vertueux— Comment ne pas l’être lorsqu’on ne dispose quede têtes de mule et de bras cassés.— Tu es sûr de ne pas te tromper de personne ?— J’ai des petites oreilles mais j’entendrais une arai-gnée tisser sa toile. Le caïd a bien dit Yacine, le fils deSallam le manchot.— Qu’est-ce qu’il lui veut ?— Pourquoi me poses-tu des questions auxquelles jen’ai pas de réponses, Sallam ? Est-ce que je t’ai demandéavec quelle eau tu fais tes ablutions ?Ma mère nous rejoignit, les traits fondus. Elle sedressa devant le canasson pour lui barrer la route.— Où est-ce que vous emmenez mon garçon ?— À la Grande Kheïma.— Mon fils ne sait même pas où ça se trouve.— Retourne à l’intérieur, lui dit mon père. On estentre hommes.De la tête, Babaï m’ordonna de monter.Il m’interdit de m’asseoir sur la banquette, à cause dela terre que j’avais sur le postérieur, m’obligeant à resterdebout sur le marchepied.Le fouet cingla la croupe du canasson ; la carriolemanqua de renverser ma mère.Les voisins étaient sortis de leurs terriers. Ils setenaient devant leur porte, aussi silencieux que lesspectres.Dans les champs, des silhouettes se dressaient çà et làet observaient la carriole qui cahotait sur la piste commeon regarde un drame en train de s’opérer.Beaucoup de malheureux avaient suivi les hommes ducaïd sans que personne sache pourquoi et n’avaient plusredonné signe de vie.
Lors des procès de Bobigny (1972) et d’Aix-en-Provence (1978), Gisèle Halimi a mis en accusation les lois criminalisant l’avortement et sanctionnant insuffisamment le viol. Auparavant, l’indépendance de l’Algérie et la dénonciation des tortures furent les grandes causes de l’avocate, morte le 28 juillet dernier.
Samedi 20 août 1955 [dix mois après le début de la guerre d’Algérie]. Midi. Le chef mineur Ferdinand Bertini et son fils se dirigent à motocyclette vers El Halia, un petit village situé à quelques kilomètres de Philippeville [aujourd’hui, Skikda]. Soudain, plusieurs coups de feu. Le fils est touché au ventre, mais tous deux parviennent à rejoindre El Halia. Impossible de donner l’alerte. Les lignes téléphoniques sont coupées.
Dans le village, l’ampleur du drame éclate. Ceux qui n’auront pas songé à se barricader n’échapperont pas au massacre. Dans les habitations et les locaux de la mine de fer, des insurgés brisent, pillent, incendient, assassinent à coups de fusil ou de revolver, s’aidant souvent de couteaux, de haches ou de pelles. Même tragédie aux ateliers où les ouvriers européens sont égorgés. À quinze heures, deux avions militaires mitraillent le village. Peu après, arrivent les premiers parachutistes. S’ensuivit une terrible répression. Selon des sources officielles, plus de mille Algériens périrent dans le Constantinois.
Le procès se déroula sur le théâtre même du drame, au plus profond de cicatrices encore béantes. Dès notre arrivée, Léo Matarasso et moi nous nous rendîmes dans l’un des trois petits hôtels de la ville susceptibles de nous héberger. Refus de nous accueillir. « Les avocats parisiens des égorgeurs d’El Halia » — ainsi titrait la presse — étaient indésirables. Le second hôtelier nous laissa nous installer, puis, deux heures plus tard, nous pria de partir. Le dernier accepta de nous donner des chambres, après que nous eûmes beaucoup insisté. Le surlendemain, vers cinq heures du matin, le patron nous demandait de quitter les lieux : « Ils veulent entrer dans vos chambres, tout casser et mettre le feu à l’hôtel si je vous garde, vous comprenez… »
Le sous-préfet, auquel dès notre arrivée nous rendîmes visite, triomphait : nous étions avertis, il se trouvait dans l’incapacité d’assurer notre sécurité. Nous avions pris des risques, à nous de les assumer seuls. Le bâtonnier de Philippeville se désigna pour héberger Léo. Un autre avocat fut « réquisitionné » pour me donner asile. Nos confrères ne nous convièrent pas une seule fois à leur table. La haine formidable de toute la ville nous submergeait. Nous n’étions pas la défense mais les complices des tueurs.
Quarante-quatre accusés, trente autres jugés par contumace, cinquante témoins, quinze avocats. Les CRS cernent le tribunal que préside le colonel Garraud. Magistrat de carrière rappelé sous les drapeaux, volontaire pour l’Algérie, il se veut sec et impartial. De temps en temps pourtant, il apostrophera les défenseurs. Mêmes réactions des onze juges. Sans aucune compétence juridique particulière, ces officiers se contentaient de prêter serment avant les débats, pour décider ensuite de la vie ou de la mort des délinquants.
Le box ne peut contenir les accusés, alignés sur des bancs par rangs de cinq ou six. À leur cou, une plaque de bois portant un numéro — 1 à 44. Ils risquent tous la peine de mort. Ils se regardent et regardent dans la salle. Ils y cherchent des parents, des amis. Indifférents à la brutalité des contrôles — des ordres, des tutoiements, des coups de crosse souvent —, ils attendent avec patience et gravité. Tous les observateurs de la guerre d’Algérie remarqueront la dignité de ce comportement. Nous savions que les témoignages n’avaient pu être recueillis qu’à partir d’aveux, tous confectionnés grâce à la violence.
Comment l’enquête commença-t-elle ? L’arrestation tardive des suspects n’avait répondu qu’à des nécessités politiques. Faire une démonstration de la force de la justice française et venger les morts européens. Pour trouver des coupables, on puisa dans les dénonciations, les racontars, et surtout dans les dossiers de police fichant certains de ces Algériens comme nationalistes. Dès le lendemain de l’émeute, le docteur Travail, médecin légiste local, fut chargé d’examiner les cadavres, d’en faire la description et d’indiquer les causes de la mort. Ainsi, tel était décrit comme tué par balles, tel autre égorgé, tel autre encore éventré à coups de serpe, tel autre enfin mort le crâne éclaté à la hache.
Par une sorte de distribution idéale, chaque accusé reconnaissait avoir tué telle ou telle victime. Et, avec une précision peu commune, ils reprenaient, presque mot pour mot, les conclusions du docteur Travail sur les cadavres attribués à chacun d’eux. Certains ajoutaient même le détail que seul le criminel peut connaître et donc donner. C’est l’histoire de la cicatrice, du tic, de la bizarrerie d’ameublement, de langage, de comportement. Ce qui transforme une hypothèse policière en une vérité indiscutable. Dans les procès-verbaux, des déclarations pétries de spontanéité — telles que « elle se débattait, je lui ai brisé le bras… », « il avait peur et il est allé se cacher sous le lit… », « le bébé, je l’ai arraché des bras de sa mère… » — foisonnaient.
Le défilé des témoins commence. Le président baisse la voix : « Vos nom, prénoms, qualités…
— J’ai vu Sehab Saïd tuer ma mère avec un fusil de chasse. Puis il a tiré sur ma belle-sœur dans le dos. Elle est morte presque aussitôt. Il a tiré sur ma sœur Olga dans la poitrine. Elle est morte sur le coup. Puis mon petit frère… Moi-même j’ai été blessée avant ma sœur. »
La jeune femme qui parle avait dix-sept ans au moment des faits. En l’espace de quelques minutes, elle a vu mourir toute sa famille. Sa jeunesse, son maintien, ses mots donnent à sa présence une telle force que personne n’ose intervenir. La belle rescapée se tourne avec lenteur, avec hauteur, vers les bancs des accusés. Silence de mort. Elle tend le bras et pointe l’index : « C’est lui… et l’autre, à côté… je les reconnais. » Elle ne les avait identifiés jusque-là que sur photos, en l’absence de toute confrontation. « J’en suis sûre, mon regard a croisé le leur… » Elle vient sans doute de condamner à mort deux hommes.
« Pas de questions, maître Matarasso, maître Halimi ? », interroge le président. Nous hésitons. Les accusés qu’elle vient de désigner disposent de sérieux alibis. L’un d’eux se trouvait à deux cents kilomètres des lieux, le 20 août, et le bouclage opéré par l’armée dans cette région ne permettait à personne — et encore moins à un Algérien — des allées et venues. Des témoins peuvent l’établir. Est-elle si sûre de sa désignation ? « Pas de questions », laisse enfin tomber à mi-voix Léo. Nous en sentons l’indécence, quelles qu’elles soient. La jeune femme s’en va. Elle nous a réduits au silence.
Le rapport d’autopsie avait conclu pour quatre des victimes à une mort par objet tranchant. Couteau, serpe, hache. Les témoins directs — pour la plupart parents proches — affirmèrent, sous la foi du serment, que les émeutiers tirèrent à coups de pistolet ou de fusil de chasse. Où est la vérité ? Pour leur part, les accusés, dotés de ces cadavres ambigus, reconnurent, avec quelques détails, avoir tranché à coups de serpe, fait éclater un crâne à la hache, égorgé au couteau. S’il y avait bien eu mort par balles, quel sens prenaient ces aveux et surtout comment avaient-ils pu être obtenus ?
Nous voulons une nouvelle autopsie, l’exhumation de ces quatre cadavres et la désignation d’autres médecins légistes. Que l’examen établisse l’erreur ou la faute du docteur Travail, et les aveux calqués sur le rapport deviennent la preuve d’un autre crime : la torture. À coup sûr, l’accusation perd du terrain. Si le premier rapport est véridique, les aveux collent mais les témoins mentent. À l’inverse, si les témoins disent la vérité, alors le docteur Travail n’a pas examiné les cadavres. Les accusés auraient donc avoué des actes que les constatations infirment. Ils se seraient chargés de meurtres particulièrement odieux sans les avoir commis.
Dans le dossier du 20 août 1955, ni pièces à conviction, ni armes saisies, ni empreintes. Au moment où ils interrogent les suspects, les policiers ne disposent pas encore des témoignages qui contrediront, plus tard, l’autopsie. Alors, ils foncent. Ces Algériens doivent être coupables. Comme ils n’en ont pas d’autres sous la main, ils entreprennent de leur arracher des aveux. Supplice de la baignoire, du courant électrique sur tout le corps, des brûlures de cigarette sur les testicules. Le secret règne, l’impunité semble assurée. Ils parviennent à leurs fins. Les suspects craquent, consentent, racontent. La machine à écrire crépite. Les procès-verbaux, dont la police rêvait, deviennent réalité judiciaire. Les déclarations s’emboîtent parfaitement et confirment le constat. « Toi Nacer Ahmed tu as égorgé… toi Benguettar Hocine tu as tiré à coups de chevrotine. » Nacer Ahmed, Benguettar Hocine, tous les autres acquiescent. Ils reconnaissent tout, et ce tout donne une pleine cohérence à l’enquête, du début jusqu’à la fin. À chacun son cadavre, la distribution tient.
Le tribunal nous écoute, agacé par la rationalité de l’alternative que nous développons. Ou bien… ou bien… Après un court délibéré, le président Garraud fait droit à nos conclusions. Le colonel parachutiste Lartigaud est désigné pour examiner les corps des quatre victimes « litigieuses ».
[Quelques jours plus tard]
« L’audience est reprise, annonce le président. Colonel Lartigaud, vous avez la parole pour votre rapport. » Le colonel s’avance et s’exprime en des termes d’une clarté presque brutale. Ses conclusions ? Les quatre victimes dont il vient de faire l’autopsie ont été tuées par balles. Le docteur Travail a livré à la justice de fausses constatations.
Le président rappelle le docteur à la barre : « Docteur Travail, vous avez entendu ? Maintenez-vous votre rapport et vos déclarations ? » Le président laisse voir sa mauvaise humeur. La maîtrise des débats lui échappe à cause d’un médecin pied-noir incapable de bien ficeler ses examens. Le procès tel qu’il l’avait tracé, pour lui et pour l’histoire, s’engage sur une voie hasardeuse.
Coup de théâtre. Le docteur Travail bégaie… Il reconnaît… Il s’est trompé… Il n’a pas de certitudes… Le colonel légiste a probablement raison… Il s’excuse… Léo et moi fonçons, en nous relayant. « Quel crédit accorder au reste de votre rapport ? Aux autopsies des autres victimes ? Comment vérifier la force probante des aveux des accusés si l’on ignore à quelle victime et à quelle mort ils se rapportent ? — Je ne sais plus… Je ne sais plus… » Le docteur Travail s’effondre. « J’ai mélangé les fiches des cadavres. J’en ai égaré quelques-unes, j’ai dû en déduire d’autres. » Le visage gris, la silhouette brusquement rétrécie, il quitte la salle. En quelques heures, l’affaire l’a transformé en un irrémédiable vieillard.
Le 4 mars 1958 au matin, le commissaire du gouvernement prononce son réquisitoire. Il commence par évoquer « les bandes sanguinaires semant autour d’elles le meurtre et l’incendie » et leur « long cortège d’atrocités pour ces nombreuses familles qui voulaient vivre en Algérie dans la confiance et dans la paix ». Il lance un vibrant : « Nous n’oublierons jamais nos morts d’El Halia, les enfants surtout. » Frissons dans la salle. Il cite Montaigne, Camus, et enchaîne en demandant au tribunal la mort pour neuf accusés.
L’après-midi, nous invoquons la nullité des aveux et dénonçons l’usage de la torture : « Ne nous livrons pas à une cérémonie expiatoire. Il ne s’agit pas de venger des morts innocents. La force de la France ne se confond pas avec la répression. Rien ne peut être retenu de cette enquête entachée de violence et de trucage. Il faut acquitter. »
Enfin, le rituel : « Accusés, levez-vous ! Avez-vous quelque chose à ajouter pour votre défense ? » Dernière occasion pour ces hommes de faire entendre leur voix. Ils n’auront plus jamais eux-mêmes la parole, quels que soient les procédures et les recours. Les larmes aux yeux, certains redisent l’innocence et la violence. D’autres secouent la tête en silence.
L’attente dura près de douze heures. La salle se remplit dès vingt heures trente. Les Philippevillois se sont habillés pour cette sortie après dîner. Le couvre-feu a été levé pour le prononcé du jugement. Ils arrivent par groupes, s’installent sur les bancs de bois du prétoire, s’interpellent, se reconnaissent. Quelques commentaires, « ils vont payer les salauds », « ces monstres, à la casserole ! », quand nous passons devant eux. Un homme épais et rougeaud se lève et me crache à la figure. La femme assise près de lui ponctue : « Et s’ils s’en sortent, on aura votre peau… »
Le président, ses galons et son dossier apparaissent. Il dépose son képi sur le bureau : « Au nom du peuple français », proclame-t-il. Pas un souffle dans la salle, tout entière debout, comme hypnotisée par la voix du président. Le nez dans ses papiers, il psalmodie. « Condamne le civil musulman X à la peine de mort… Condamne le civil musulman Y à la peine de mort… » Un glas. Je compte les têtes qui tombent, trois, quatre, cinq…, neuf… L’accusation en avait demandé neuf. La voilà exaucée.
Mais le président continue sa lecture. Erreur, il doit y avoir erreur. Je ne comprends pas. Onze, douze. « Condamne le civil musulman Z à la peine de mort… » Léo me regarde, très pâle. Treize, quatorze, quinze. Quinze de ces hommes avec lesquels nous avons vécu ces derniers jours vont mourir. Un seul acquittement. Pas de surprise, il échoit au mouchard qui reconnut les faits et accusa tous ses compagnons. Des applaudissements saluent le verdict.
Presque minuit. La foule, massée devant le tribunal, veut « nous faire notre fête ». Les gardes nous raccompagnent. Nous sortons par une petite porte latérale. Malgré cela, certains excités nous retrouvent, nous bousculent, nous hurlent des injures au visage, veulent nous entraîner. Les CRS nous maintiennent dans la houle et nous ouvrent la voie. Léo monte dans une Jeep, moi dans une autre. Mes gardes du corps me reconduisent jusque dans ma chambre et me recommandent de n’en plus bouger avant le lendemain, dix heures. Ils viendront nous chercher pour le départ. Le matin, nous sommes conduits, sous protection militaire, au petit aéroport de Philippeville.
Après l’annulation de ce verdict pour vice de forme, un second procès, fin 1958, acquittera tous les accusés à l’exception de deux d’entre eux, à nouveau condamnés à mort. En mai 1959, Gisèle Halimi et Léo Matarasso obtiendront du général de Gaulle qu’il les gracie. Mais bon nombre d’acquittés, maintenus en détention, seront assassinés par des partisans de l’Algérie française.
Kateb Yacine, est un homme de plume qui a vécu avec son peuple et a tout partagé tout avec lui. Il était dans l’osmose active. C’était un artiste complet, un poète au cœur de la société, un résistant contre les idéologies rétrogrades et obscurantistes qui gênent la marche de son pays vers le progrès. Kateb était ce que le romancier allemand Günter Grass appelle « l’homme anthropo-social ».
Autrement dit, l’homme immergé dans les tripes de sa société, l’homme ancré dans les subjectivités et les émotions intimes de son peuple, l’homme plongé dans ce qu’elle (sa société) a de fondamentalement propre : son affect.
Un écrivain qui ne « s’ancre pas dans la douleur de sa société » (le mot est de Rachid Boudjedra), est plutôt perçu comme mort! Naguib Mahfoud n’a jamais écrit sur un autre pays à part l’Egypte et en particulier sa ville natale, le Caire, est universellement célébré. Mais pourquoi? Parce qu’il était engagé sur le terrain.
Orhan Pamuk n’a jamais quitté Istanbul, sa ville de cœur, et pourtant son œuvre est mondialement connue. Pourquoi ? Parce qu’il est un homme de plume engagé auprès des siens, il était près de son peuple, il lui partage tout, surtout ce « fameux patrimoine culturel de la douleur ». Il y a comme une communauté de destin affectif entre eux et leurs peuples respectifs. Sans cela, ils ne seraient jamais arrivés là où ils sont classés actuellement au niveau mondial.
Pour Kateb Yacine, point de littérature sans engagement ni prise de position en faveur des causes justes, au rang desquelles se trouve celle du Vietnam et de la Palestine. C’était, somme toute un intellectuel de la Cité, tourné vers l’universel.
Cela dit, ce n’est pas seulement l’œuvre qui parle pour un écrivain, mais aussi ses actions sur le terrain, ses prises de positions, son courage, sa résistance face à l’obscurantisme des intégrismes et des dictatures, son franc-parler. Etre best-seller à Paris, à Londres ou à New-York ne voulait aucunement dire que l’écrivain en question est une « idole », un « monument » ou un « symbole » littéraire.
Si c’était cela le critère requis, Marc Lévy qui est l’écrivain « romantique » le plus lu et le plus vendu en France, serait sur cette échelle-là, le mieux coté que Voltaire ou Jean-Paul Sartre, les philosophes tant engagés et célébrés partout dans le monde. Foutaise !
L’engagement social, culturel, politique de l’écrivain et de « l’intellectuel » en général est important, voire nécessaire pour monter sur l’échelle de la considération et de la consécration. Et si jamais un auteur se distingue sans ce critère-là, il ne sera qu’un effet de mode qui allait être emporté avec le temps par les flots de l’oubli.
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