Cette nuit encore, comme toutes les nuits, seul dans son litson corps vieilli tremblant de rage et de douleurs, Vétéran Ya avait cherché refuge dans le sommeil ou dans la mort, sans pouvoir trouver ni l’un ni l’autre.
Il résolut alors de garder les yeux ouverts sur ses amertumes et de s’adresser à Dieu qui l’avait privé de la mort et qu’il implorait de ne pas le laisser davantage en face de ses impuissances, dans ce monde qui n’est déjà plus le sien, un monde qu’il ne reconnaît plus, où l’avidité et la trahison avaient remplacé la morale et la bravoure.
– Mon Dieu qui m’avez sauvé d’une guerre, ayez pitié de moi, ne me laissez pas mourir dans le désespoir d’une justice et d’un bonheur que je n’aurais pas su construire ! Il est trois heures du matin.
Il prend le journal de la veille. Il essaie de deviner ce qu’il y est écrit. Il n’y arrive pas. Il n’avait jamais appris à lire. Dans son hameau de Takhlijt Ath Atsou, sur le flanc du Djurdjura, il n’y avait pas d’école. Il fut éduqué par la vie, les légendes et l’histoire.
Très tôt, il entendait sa mère puis sa tante raconter l’épopée de Fadhma N’soumeur, la guerrière qui dirigea les batailles contre les troupes françaises conduites par le général Mac Mahon, futur maréchal de France et Président de la République.
« Ce fut ici, mon fils, dans notre hameau de Takhlijt Ath Atsou où tu es né, que Fadhma avait formé son noyau de résistance. Et c’est à Tazrout, où habite ta tante Tassadit, que les soldats français avaient été mis en déroute. On raconte même que parmi les plus valeureux combattants de Fadhma N’soumer figurait un Français qu’on appelait Cheikh Balthazar, évadé du bagne de Lambèse en 1853 et qui avait trouvé refuge dans les montagnes du Djurdjura.
Il savait travailler l’acier et fabriquait des armes à partir du minerai de fer du Zaccar, comme l’avait fait avant lui l’Emir Abdelkader…
Le chant du coq le ramène au présent. Le jour se lève. Encore une journée à profiter des siens, des petits enfants qui grandissent si vite et qui déclencheront en lui, ces spasmes d’amour qu’il pensait ne plus avoir l’occasion de connaître.
Il parle au colonel Cheikh Amar : « Je n’ai pas su nous éviter la meurtrissure de la trahison, mon colonel… ».
Il est trois heures. Dans la maison silencieuse, le vieux guerrier guette une voix qui lui annoncerait l’absolution, la voix de Cheikh Amar ou celle, plus paisible, de Saïd Babouche, mort guillotiné, peut-être celle d’Ali Mellah, ou la voix de stentor du colonel Sadek Dehilès, dit Si Sadek qui revenait de la Campagne d’Italie, enfin la voix d’un compagnon de guerre qui l’absoudrait de sa défaillance.
À tous ces martyrs tués au combat, Vétéran Ya décrit la forfaiture qui a suivi leur mort : « Mes amis, nous avons eu l’indépendance mais pas la délivrance. Des frères, comme nous les appelions, des frères se sont autoproclamés maréchaux de guerre, puis nouveaux maîtres et enfin, tout puissants monarques, imposant leur volonté, leurs hommes puis leur politique, puis leurs lois, puis leur dictature ! »
Il se mit à trembler, s’empara de la bouteille d’eau d’une main vacillante, but deux verres, fit une courte prière, puis regarda vers le plafond.
« Nous ne pensions qu’à tout donner, mon colonel ; eux, qu’à tout prendre », murmure-t-il.
Il a livré bataille aux voleurs de rêves. Il avait combattu l’Ordre du fusil, désespérément, douloureusement. Il avait 29 ans. Il rentrait de la guerre. D’une première guerre. Sept années à traquer l’ennemi et à essayer d’échapper à la mort. Ce n’était pas le plus dur.
Le plus dur, et il s’en rappelle encore, le plus dur c’était de se déshumaniser. Durcir son cœur afin d’entrer dans la peau du guerrier. Il n’avait plus droit à aucune faiblesse. Il s’était interdit de penser aux êtres chers, à la mère, à l’épouse, au père, aux enfants.. Il n’avait plus de mère, plus d’épouse, plus de père, plus d’enfants. Cela l’avait-il rendu plus fort ? Il ne sait pas.
Trop loin, tout ça, trop flou. Il se rappelle juste de sa douleur violemment humaine, sa douleur d’homme, de fils, d’époux, de père s’extirpant de ses amours pour ne devenir plus qu’une machine à tuer ou à traquer la mort. Non, il le sait en fait, cela ne l’avait pas rendu plus fort.
L’homme est né pour aimer. C’est par amour qu’il avait choisi de combattre l’armée de l’occupant puis celle des putschistes. Pas par haine. Par amour pour les siens d’abord, ces êtres chers, pour leur éviter de vivre dans l’humiliation et dans la servitude. C’est cela, rien que cela, les terribles raisons qui poussent un homme à choisir l’agonie à la vie.
Il avait retrouvé cette vérité auprès de ses petits-enfants, des bambins qu’il ne se lasse pas de prendre dans ses bras, de caresser, de gâter, de jouer à leurs jeux… Il se libérait un peu de cette frustration qu’il gardait en lui depuis l’indépendance : à son retour du maquis, il n’avait pas pris son fils dans ses bras, s’interdisant un privilège que les compagnons morts au combat n’auront plus jamais l’occasion de connaître.
Mais à qui dire cela ? A qui avouer qu’il n’était qu’un homme ? Un homme qui avait besoin de recevoir de l’amour et d’en donner.
Par bonheur, il retrouvait, au soir de sa vie, avec ses petits-enfants, toute son humanité nue, brute, apaisante. Il a besoin de leur pureté et de leur force. Il a besoin de leur amour. Il s’abandonne, depuis plusieurs mois, à retomber en enfance, lui qui n’avait connu ni l’insouciance de la jeunesse ni la quiétude de la vieillesse.
Cette nuit encore, seul dans son lit, tremblant de douleur et de dépit, ce soir encore le guerrier Vétéran Ya aura demandé pardon à son peuple. Il est six heures. On lui sert le café. Il tremble toujours. Sa femme lui tamponne le front avec une serviette humide.
Vétéran Ya crut entendre la fillette : « Grand-père, c’est vrai que tu vas mourir comme les vieux ? ».
Il ouvrit les yeux. Le bébé dormait toujours et sa petite-fille le tirait par la chemise : Hein, grand-père, c’est vrai que tu vas mourir ? Vétéran Ya prit sa petite fille par la main.
« Ah, ma petite fleur adorée, j’ai fréquenté des guerres et côtoyé toutes les morts, j’ai affronté les soldats français puis nos propres soldats, mais aujourd’hui il ne me reste que toi. Je ne me doutais pas que je terminerais ma vie comme ça, avec le parfum tardif de l’enfance. Tu vois cet arbre dans le jardin ? C’est un figuier, le figuier de mon enfance. Il est plus vieux que moi. J’y grimpais quand j’avais ton âge. Il n’est pourtant toujours pas mort parce qu’il se nourrit de la vie que lui donne chacun de nous. Tiens, voilà un bonbon au caramel. Mets-le vite dans ta bouche avant que ta mère ne nous voit, on risque de se faire engueuler. C’est bon, n’est-ce pas ? Tu veux garder ce bonbon le plus longtemps possible dans ta bouche ? Alors je vais te répondre. La vie, c’est comme ce bonbon, elle est si bonne et si belle qu’on a peur qu’elle se termine trop vite et qu’elle n’ait plus de miel. Mais rappelle-toi de ceci, ma fille : la vie ne s’arrête pas si on la remplit d’amour. L’amour est le miel la vie. Elle s’arrête seulement pour ceux qui n’ont pas ouvert leur cœur aux autres. Quand je ne serai plus là, je resterai dans ton cœur, et tu verras, je serai toujours avec toi… – Même les jours où j’aurai beaucoup de devoirs ? – Même les jours où tu auras beaucoup de devoirs à faire ! Tiens, voilà un autre bonbon. La voix de sa femme qui priait pour lui, lui parvient timidement. Il a une dernière pensée pour ses compagnons d’armes. Puis il ferma les yeux.
L’objectif ultime de cette entreprise est resté le même : la spoliation des Algériens de leurs moyens de subsistance, matériels et immatériels. 2,9 millions d’hectares sur 9 millions de terres cultivables sont accaparés violemment. Une colonisation de peuplement unique dans son genre.
Le mouvement sioniste radicalisera à l’extrême cette méthode par la mise en place d’une stratégie de nettoyage ethnique des Palestiniens (Ilan Pappé). Il avait fallu mener une longue lutte d’une violence inouïe et extrême pour mettre définitivement fin à cette colonisation. L’insurrection du 8 mai 1945 constitue en effet une étape décisive dans la lutte séculaire pour la souveraineté nationale, une et indivisible.
Certes le fait colonial pèse dans la formation des élites et des Etats-nations. Figer l’éclosion d’une nation dans un passé lointain ou proche, c’est la dévitaliser (Ali Benssad) et infantiliser les générations post-coloniales. Il ne doit pas toutefois expliquer toute la trajectoire et les dérives de la période post-coloniale.
A la veille du soixantième anniversaire de l’indépendance nationale, il serait utile de l’examiner à la lumière des travaux de la jeune génération de chercheurs d’autant plus que la décolonisation a été le phénomène du XXème siècle plus marquant que la chute du communisme totalitaire (Alain Gresch).
Manifestations et violence
La jeunesse en ébullition depuis le débarquement américain en Afrique du Nord commence à s’emparer des villes et des campagnes. Après l’incident à Ksar Chellala, Messali Hadj, le président du PPA, est déporté au Congo-Brazzaville, le 25 avril 1945 (Rachid Tlemçani). Le PPA organise des manifestations à Alger, Blida et Oran, le 1er mai 1945 pour revendiquer la libération de Messali et l’indépendance de l’Algérie. A Oran et à Alger, la police et des Européens tirent sur les manifestants.
Mais la mobilisation continue et se propage dans plusieurs villes et villages. Le 8 mai, les Algériens musulmans dont certains se sont battus en Italie dans les troupes françaises, manifestent aux cotés des Européens. Ils célèbrent la fin de la guerre et la victoire des Alliés.
Les colonisés pensent obtenir cette fois-ci la réforme du système colonial et la dissolution du code de l’indigénat comme promis tant de fois. La classe politique française, droite et gauche, ne conçoit pas de se défaire de «l’Algérie Française».
A Sétif, la manifestation tourne rapidement à l’émeute quand un manifestant arbore le drapeau national. La mobilisation s’étend rapidement au nord-constantinois, à Bone, en Kabylie, en Oranais et à Biskra. Toutes les régions se sont révoltées pratiquement. Ce mouvement insurrectionnel a duré plusieurs semaines, par certains endroits, spontané, et par d’autres, sous la direction du PPA. C’est la première fois depuis la pénétration coloniale en 1830 que les Algériens ont unanimement manifesté des sentiments anticoloniaux et nationalistes. Ces événements marquent une nouvelle étape dans le long processus de prise conscience nationale.
Avant ces événements, les régions se soulevaient séparément pour s’opposer à la spoliation des terres de certains notables et chefs de tribus. L’insurrection du 8 Mai 1945 est un momentum, un moment historique, dans le processus de lutte pour l’émancipation nationale. En revanche, cette insurrection constitue pour la version officielle «un complot anti-républicain», une thèse qui faisait fi de l’enquête d’une minutie impressionnante de Mahmoud-Marcel Reggui, un Européen adepte pourtant des vertus de la colonisation.
Vagues de répression et humiliations collectives
Une campagne répressive est menée partout avec acharnement où les insurrections ont eu lieu, comme à Guelma, Aïn Abid, Sétif, Aïn Kebira et Kherrata. Les colons s’organisent en milice pour prêter main-forte aux policiers, gendarmes et militaires. Toutes les troupes militaires sont réquisitionnées pour réprimer les «troubles à l’ordre public». La marine et l’aviation bombardent et rasent plusieurs agglomérations dans le Constantinois.
A l’annonce de la visite du ministre de l’Intérieur, rapporte Reggui, «on empilait dans les fours à chaux (des minoteries Lavie, à Héliopolis, près de Guelma) les corps des fusillés… Pendant dix jours, on brûla sans discontinuer. L’odeur à la ronde était insupportable. Il suffit d’interroger les habitants de l’endroit. C’est pour cette raison que nous n’avons jamais pu retrouver les corps de ma sœur et de mon frère cadet… ». Kateb Yacine, un autre témoin oculaire, constate: «Il y a eu des scènes de viols, il y a eu encore des massacres. On voyait les corps allongés dans les rues».
Dans un compte-rendu de presse, Albert Camus écrit une phrase-choc in Combat, « Les journalistes français doivent se persuader qu’on ne règlera pas un si grave problème par des appels inconsidérés à une répression aveugle». Une fois la lutte armée déclenchée, la position du nobélisé de littérature 1957 deviendra plus nuancée par rapport à l’engagement politique du journaliste.
La violence coloniale tous azimuts, gaz toxiques dans les grottes, pacification au napalm, torture dans les prisons … , a atteint entre temps une nouvelle étape dans les crimes souterrains (Christophe Lafaye). Une cinquantaine de mechtas et de douars sont incendiées durant ces événements.
Des humiliantes cérémonies de soumission sont organisées dans plusieurs villes et villages. Des vagues d’arrestations ont eu lieu aussi dans les milieux intellectuels, y compris parmi ceux prônant l’assimilation, l’intégration ou la fédération. Une fraction importante de l’élite politique est incarcérée lors de ces événements dont certains deviendront des dirigeants du FLN-ALN.
Notons, Ferhat Abbas, le Dr Ahmed Francis, Ahmed Boumendjel, Me Sattor Kaddour, Cheikh Bachir El Brahimi, Mohamed Khider, Abdallah Fillali, Larbi Ben M’hidi, Benyoucef Benkhedda. Ferhat Abbas, arrêté le 8 mai 1945, n’est libéré que 6 mois plus tard à la suite de l’amnistie votée par l’Assemblée nationale. Lors du procès de Antonio Gramsci, le fondateur du parti communiste Italien, en 1926, le procureur Michele Igor a conclu son réquisitoire: « Nous devons empêcher ce cerveau de fonctionner pendant 20 ans».
Le général Duval, maître d’œuvre de la répression de 1945, a mis en garde les opinions de la nécessité de la méthode «tout répressif» avant qu’ il ne soit trop tard. « Je vous ai donné la paix pour dix ans ; si la France ne fait rien, tout recommencera en pire et probablement de façon irrémédiable », a-t-il averti Paris. Toute lutte contribuant à l’éclosion de la libre pensée doit faire l’objet de tout répressif, une politique ultra-répressive qui deviendra l’arme fatal de l’Etat profond sous le régime des politiques néo-libérales que la lutte anti-terroriste islamiste légitimera dans le nouvel ordre sécuritaire en gestation.
Bilans et Guerre des mémoires
Le bilan des insurrections est souvent très difficile à évaluer avec exactitude. Selon les autorités coloniales, 103 Européens et 1 165 Algériens musulmans sont morts. Le journaliste Yves Courrière, l’auteur de La Guerre d’Algérie, estime à 15.000 Algériens tués. La mémoire algérienne retient le chiffre de 45.000 personnes. Le bilan des conflits armés et des guerres civiles véhicule souvent des enjeux mémoriels importants.
Le bilan de la lutte nationale (1954-1962) continue jusqu’ à nos jours à estampiller les relations algéro-françaises. A la faveur du soixantième anniversaire des Accords d’Evian, on assiste en France à un flux inédit d’ouvrages, de films documentaires et de colloques sur les questions mémorielles portant sur la violence coloniale. Par contre, en Algérie, cet anniversaire est célébré dans la joie et l’allégresse en accueillant les Jeux méditerranéens 2022, avec comme point d’orgue une imposante parade militaire dans la capitale, une première depuis plus de trente ans.
La recherche scientifique dans la longue durée et dans sa complexité doit être facilitée pour éclairer la jeune génération pour aller de l’avant sans rancune et haine. La génération des réseaux sociaux représentant un poids démographique influent exige un nouvel élan dans le processus de construction des identités meurtries (Amin Maalouf) et des mémoires.
La fin des illusions de la mission civilisatrice
Le fossé entre les colons et les colonisés s’est creusé davantage après les émeutes de 1945. Les promesses de citoyenneté sont toujours repoussées au calendre grecque. Le pouvoir colonial, prisonnier de ses «ultras», n’est pas en mesure de transcender ses conflits internes et ses contradictions externes. Une ambigüité qui singularise l’Algérie, à la fois en un territoire français de plus en plus assimilé pour les colons et une colonie dotée de lois particulières et discriminantes pour les autres communautés (Colette Sytnicki). La commission qui devait enquêter sur ces événements fut furtivement dissoute. Les responsables des tueries ont bénéficié de l’impunité totale sans avoir ouvert de procès.
Durant ces massacres, c’est bien le général de Gaulle, «l’homme du 18 juin 1940», qui était à la tête de la France, nouvellement libérée de l’occupation nazie. Son discours de Brazzaville, le 30 janvier 1944, n’annonce pas, contrairement à ce qui a été rapporté dans les médias, un changement de cap pour permettre l’émancipation totale des colonies (Mohammed Harbi).
L’autonomie interne des colonies n’est même pas annoncée lors de ce discours. François Mitterrand, Ministre des Sceaux, n’a pas aussi vu l’inéluctabilité de la décolonisation. Le socialiste transfert l’essentiel des pouvoirs judiciaires à l’armé estimant que la seule négociation avec le FLN, « c’est la guerre ».
Cette décision permet aujourd’hui à Jacques Attali, son conseiller principal à l’Elysée, d’affirmer sans détours que «Mitterrand a créé les conditions légales de la torture». Il n’a pas réagi à la disparition de 3 024 algériens lors de la bataille d’Alger. Son souci majeur est la gestion de sa carrière. Il ne changea pas vraiment de stratégie de prise de pouvoir au fil du temps. Il a même réhabilité les généraux putschistes de «l’Algérie française » en accédant à la magistrature suprême en Mai 1981. Son discours paternaliste sur la démocratie à La Baule en 1990 nous fait rappeler étrangement celui du général de Gaulle de 1944.
La réforme du système colonial, tant attendue, s’est avérée finalement être une fuite en avant, une diversion. Le régime électoral, défavorable aux Algériens musulmans, ne permettait dans les meilleurs des cas qu’à l’accès à des fonctions subalternes justifiant ainsi la mission civilisatrice de la colonisation. Le jeu légaliste, structuré et biaisé, ne peut en réalité que consolider le statu quo ambiant.
Cette situation est consolidée en avril 1948 lors des élections législatives. Elles sont marquées par d’outrageuses fraudes et une violence électorale indescriptible. Elles sont connues dans les annales électorales comme les élections «Naegelen». Ces élections ont convaincu de jeunes militants que la voie électoraliste et réformiste ne pouvait pas aboutir à des changements profonds dans la relation entre les colons et les colonisés et entre une «Algérie française» et une «Algérie algérienne». La voix pacifique ne mènera pas finalement l’Algérie à l’émancipation nationale. L’indépendance nationale n’est pas dans l’urne mais au bout du fusil.
Les fervents protagonistes de la cohabitation et de la troisième voie ont définitivement perdu tout espoir d’une Algérie paisible évoluant en symbiose dans un environnement multi-ethnique et multi-culturel animé par une pluralité politique unique dans la région (Aissa Kadri). La France humaniste ne proposa pas une «intégration réelle» dans laquelle le jeu politique ne serait pas un jeu à somme nulle. Le pouvoir colonial s’est entêté à une intégration symbolique, selon la devise, « Soyez comme nous, mais soumis », dans une France aux valeurs universalistes.
Tous les groupes politiques sont désormais convaincus que l’action armée reste la seule voie du salut. La guerre de libération fractura davantage la cohabitation entre les différentes communautés, le terrorisme urbain de l’OAS finira par la défaire complètement. Cette Organisation est entre autre responsable de l’assassinat de 2360 personnes auxquelles s’ajoutent 5419 blessés, majoritairement algériens (Olivier Le Cour Grandmaison).
Ce terrorisme aveugle qui a failli remettre en cause les Accords de cessez- le-feu obtenus après 18 mois de d’âpres négociations, est réduit dans le nouveau discours révisionniste à des actes isolés (Malika Rahal). L’apaisement des mémoires revendiqué par certains ne doit pas être restreint à une à des épiphénomènes du fait colonial. L’entreprise coloniale fut violente, radicale, systématique, totale.
Les événements de 1945 à 1954 ont profondément marqué toute une nouvelle génération, d’esprit et d’âge. Agée de quinze à trente ans, la «génération 54» était convaincue que la solution finale au fait colonial réside dans «El thawra» (la Révolution). Le colonisé pour accomplir son humanité (Frantz Fanon) doit tout d’abord «allumer la flamme» (Larbi Ben M’hidi). Le mouvement d’émancipation, une fois déclenché, se prendra, selon le raisonnement des révolutionnaires professionnels, en charge lui-même. Conscients que la dynamique de la guerre asymétrique est imprédictible, les indépendantistes ont osé lancer un défi envers et contre tous. Le déclenchement de la révolution est conçu comme un grand événement dans le mouvement de décolonisation (Alain Badieu).
Il doit ainsi permettre à l’Algérie de prendre place dans l’espace de représentation internationale. Il ne restait donc à présent qu’à s’entendre sur les nouvelles modalités de lutte et la date exacte de son déclenchement. La nouvelle problématique engendrée par le déclenchement de l’insurrection sous la direction du FLN , un un parti politique créé pour la circonstance, serait, selon des indépendantistes, examinée en temps voulu.
Par décision du capitaine, je devins ainsi le “taleb” de ces “élèves” adultes dont le statut était particulier : en réalité, ils étaient salariés de l’armée française, et donc combattaient les rebelles du FLN… Les Chambi rejoignaient leur maison dans le village et les Réguibats campaient à proximité du bordj dans leur Khaimas[1], avec femmes et enfants. Mes promenades du soir ou du dimanche m’ont souvent conduit vers leur campement. Et j’étais invité, assis sur des tapis, à boire les trois verres de thé à la menthe, selon un rite immuable : la bouilloire sur un petit feu de bois alimenté par la femme, la boite de thé chinois en fer blanc, la poignée de menthe fraîche récoltée dans le jardin de l’oasis et le pain de sucre conique que l’on casse à l’aide du cul d’un verre. Trois verres, en effet : le premier très sucré ; on rajoute de l’eau bouillante dans la théière pour le deuxième verre puis le troisième verre. On savoure en silence, à l’entrée de la tente, dans la contemplation muette du paysage minéral. Sur la hammada [2]déserte où se détachent quelques zéribas[3] et d’autres Kheimas, des silhouettes se découpent. On se salue : “salamaleikoum ! Aleikoum salam !” Venant du village proche, des voisins s’acheminent vers leur tente.
Flâner dans l’oasis
A la mi-mai, je délaisse la chambrée pour m’installer au bordj Claverie, situé sur une colline à proximité du poste de commandement. Je dispose d’une chambre individuelle, près de l’atelier de réparation des 4/4 et camions du peloton porté, je suis ainsi disponible pour répondre aux demandes de plein d’essence…
A la CMS, pas de permissions. Où irions-nous ? Quand le travail est fait, les méharistes ont quartier libre. Nos randonnées nous conduisent généralement vers l’erg qui domine à l’horizon lointain. Pour parvenir au pied des immenses dunes, il nous faut traverser la hamada, plateau caillouteux et désertique, à l’horizon duquel se profilent les dunes rosâtres. La marche en naïls[4] est rendue pénible en raison du fesh-fesh, qui craque sous les pas. Plus fréquemment, nous allons flâner dans l’oasis, dont la verdure et la fraîcheur détendent de journées parfois bien chaudes.
A quelques kilomètres du bordj se situe l’ancien ksar[5] Tabelbala, aujourd’hui en ruine mais qui, situé sur un piton rocheux, témoigne d’un passé de résistance aux tribus qui empruntaient ce couloir entre l’erg El Atchane et le Kahal Tabelbala. Il est fréquent que lors de nos sorties nous découvrions des vestiges archéologiques, pointes de flèches et bifaces en particulier. Autres témoignages d’un passé beaucoup plus ancien où la région était verdoyante, riche de cultures et de gibier…
Les foggaras, canalisations souterraines
Autre attraction des marcheurs, les foggaras,[6] ces canalisations souterraines qui, sur des kilomètres, acheminent l’eau douce de la nappe phréatique vers les jardins de la palmeraie. Il n’est pas possible en effet d’utiliser l’eau saumâtre des puits de l’oasis ; elle est cependant pompée pour remplir la piscine du bordj. Une foggara peut avoir un développement de 2 à 10, voire 15 kilomètres. Les canalisations suivent une pente légère (quelques millimètres de dénivelé par mètre) et courent à environ 5 ou 10 mètres sous la surface du sol, jusqu’à arriver à fleur de sol dans les jardins. La foggara proprement dite a un diamètre suffisant (1 m à 1,20 m) pour permettre le déplacement d’un homme courbé, travailleur progressant d’aval en amont au moment du percement, et ouvrier circulant pour effectuer des travaux d’entretien. En surface, les cônes de déblais ou les ouvrages maçonnés jalonnent le trajet de la foggara (et de l’eau) entre la nappe et le bassin de réception. Construits tous les 12 à 15 mètres, ces cônes protègent l’orifice en même temps qu’ils permettent de surveiller l’écoulement et, au besoin, de descendre dans la foggara pour déblayer le point précis de la galerie qui viendrait à être obstrué. Quelques-unes de ces constructions sommaires subsistaient encore sur les foggaras de Tabelbala en 1962. Que sont-elles devenues 50 ans après ? Au débouché de chaque canalisation dans la palmeraie, l’eau est reçue dans de petits bassins. Son débit est soigneusement mesuré avant qu’elle ne reparte pour être parcimonieusement redistribuée entre les jardins, moyennant le versement d’un écot par les propriétaires. A la sortie du bassin de réception, l’eau passe alors par une “chebka” (= grille), qui est une plaque de cuivre – ou de terre cuite – percée de trous, le “kassis” ou “kesra” (= peigne), dispositif répartiteur, qui permettra la redistribution de l’eau de la foggara calculée en doigts ou en demi-doigts, selon le cas ; elle peut alors s’en aller par de minuscules rigoles (“seguia “) qui parcourent la palmeraie et la conduisent vers les jardins.
Ces extraordinaires systèmes de captage et d’adduction d’eau d’irrigation existent depuis le 1ersiècle de notre ère selon le modèle existant dans certaines régions de la Mésopotamie. Pour couvrir les besoins en eau et lutter contre l’aridité importante de la terre sans laisser prise à l’évaporation, parfois considérable dans le Sahara, il fallait en effet trouver un moyen d’irrigation adapté.
[1] La khaïma (la « tente » en arabe) est la tente traditionnelle utilisée par les nomades dans les zones désertiques et arides de l’Algérie, Mauritanie, Maroc et les pays du golfe persique. Dans la société sahraouie, le terme khaïma désigne aussi la notion de famille, foyer, voire la tribu. (source : Wikipédia)
[2] Une hamada, ou hammada, désigne un plateau rocailleux rencontré dans les régions désertiques telles que le Sahara. Elle est le plus souvent composée de calcaires lacustres ou de croûtes calcaires…
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 7/10 : le chameau à tout faire
Autre curiosité incongrue dans ce désert : des carcasses de fusée, laissées par le centre de tir d’Hammaguir[1]. L’un des méharistes récupérait d’ailleurs les écrous et vis qui restaient sur les tôles… Bricoleur dans l’âme, il réparait tout ce qui pouvait l’être, cafetières, postes à transistors… Avec ces carcasses, il pouvait assouvir sa passion du bricolage.
Fin février de cette année 1961, un fort orage s’abat sur la région. Le fait est rare, évidemment, une fois tous les dix ans, mais c’est une vraie catastrophe dans le village dont l’argile des maisons résiste mal aux 15 mm d’eau déversés en peu de temps. La piste du terrain d’atterrissage est totalement détrempée et le C 47 qui achemine toutes les semaines courrier et ravitaillement ne peut se poser. Les réserves dans les chambres froides sont épuisées, de même que la farine nécessaire à la fabrication du pain. Il est impératif de trouver un moyen de subsistance. Nous sommes réduits, la mort dans l’âme, à abattre un jeune chameau du peloton méhariste.
Vive le chameau !
Dans cette société de pasteurs sahariens, le chameau est évidemment primordial pour la survie. Avec un estomac pouvant contenir deux cent cinquante litres d’eau, le chameau peut voyager sans boire cinq jours durant pendant les jours les plus chauds de l’été, ou sept jours en hiver si les pâturages sont abondants. Il est capable de parcourir soixante kilomètres par jour, avantage considérable étant donné la rareté et la dispersion des pâturages. Le chameau est également une excellente bête de charge, tant pour les migrations des nomades que pour le transport de marchandises sur de longues distances, puisqu’il peut porter jusqu’à 150 kilos.
Rappelons aussi que les nomades utilisent les poils du chameau pour fabriquer leurs tentes (kheimat) et la peau pour faire du cuir et orner leurs armes. Quant au lait de chameau – une femelle en produit environ 6 litres par jour et jusqu’à douze litres pendant les six mois d’allaitement – il constitue l’élément de base de l’alimentation des nomades. Le chameau est également une très bonne monture de combat – comme dans les compagnies méharistes – une monnaie d’échange, et, en plus du sel extrait dans les sebkhas sahariennes (salines), le principal “produit d’exportation” des nomades. Les nomades élèvent aussi des chèvres dont ils utilisent le lait, la viande, la peau et les poils.
Les produits fournis par les chameaux et les chèvres ne suffisaient pas à couvrir les besoins des nomades. Ainsi, fréquentaient-ils les centres marchands tels que Tindouf et Goulimine, au nord du Draa, pour y échanger leurs chameaux, ou leur laine et leurs peaux, contre des “marchandises d’importation” comme des céréales, du thé, des pains de sucre, des armes et autres produits manufacturés.
La gazelle au regard émouvant
Ils participaient aussi, en tant que guides, escorteurs ou commerçants indépendants, au commerce caravanier sur de longues distances qui, selon les époques, transportait des biens précieux tels l’or, les esclaves, les plumes d’autruches et la gomme arabique, de la savane et des forêts au sud du Sahara aux marchés du Maghreb et d’Europe et, en sens inverse, des biens manufacturés tels que du tissu.
Tuer un chameau pour se nourrir est donc une solution de dernier recours. Il est nécessaire de trouver un autre moyen de se nourrir en attendant la prochaine livraison aérienne de vivres frais. On part en 4/4 à la chasse à la gazelle sur la hamada. Cruelle chasse ! Les magnifiques animaux, pourtant très rapides, ne peuvent résister à l’assaut des Dodges et aux balles des fusils de guerre. Si la mort par balle ne survient pas en raison de la maladresse des tireurs, c’est alors l’effondrement de la bête dont le foie éclate ! Il faut alors achever par balle une gazelle dont le regard émouvant semble comprendre le sort qui lui est réservé.
[1] Hammaguir : base de lancement de fusées de Colomb-Béchar. Elle fut laissée à disposition deautorités françaises cinq années supplémentaires, après 1962, pour pouvoir poursuivre les essais en vol nécessaires à la mise au point des premiers missiles balistiques de la force de dissuasion et du lanceur spatial Diamant. Le site de Reggane, plus au centre du Sahara, était destiné aux tirs nucléaires.
La base est évacuée en 1967 conformément aux accords d’Évian. Parallèlement, et grâce à ce délai, Kourou, en Guyane française, prenait la suite immédiate sans interrompre ces programmes majeurs. (source Wikipédia)
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 8/10 : Les accords d’Evian
Ce 19 mars, suite aux accords d’Evian, le cessez-le-feu est proclamé. Le capitaine commandant la Compagnie veut solenniser la circonstance en organisant une prise d’armes dans la cour du bordj. Discours sur les valeurs de la France et tout ce qu’elle a apporté en Algérie depuis 1830, drapeau en berne, minute de silence… Ce cessez-le-feu qui prépare les algériens à leur indépendance est transformé en une défaite historique de la France. A travers les propos du capitaine, on sent bien son attachement à l’Algérie Française et sa tristesse de voir la fin programmée de cette glorieuse époque de colonisation.
Au bordj, rien ne change vraiment, la vie suit son cours. Cependant le vendredi 23 mars, et c’est le signe d’un prochain départ, le dépôt d’essence est partiellement liquidé. Les fûts vides sont chargés sur d’énormes camions Berliet et acheminés vers Colomb Béchar. Une importante réserve est cependant gardée pour alimenter les avions de passage et les véhicules du peloton motorisé.
Le dimanche 8 avril, comme le prévoyaient les accords d’Evian, un référendum appelle la population autochtone à voter pour ou contre l’Algérie indépendante. On a beaucoup dit sur ce référendum, en particulier sur la couleur, verte et rouge, des bulletins de vote, sachant que la couleur préférée des algériens est le vert…
Surveillance de la piscine
Le dimanche 22 avril, jour de Pâques, le père Janssens arrive à la palmeraie aux commandes de son “Broussard”. Ce prêtre hollandais vit depuis plusieurs années dans l’ermitage du Père de Foucauld à Béni Abbès et visite régulièrement ses ouailles avec son petit coucou. Le matin, messe au réfectoire puis inauguration du nouveau “foyer du méhariste”. Chacun sait pourtant que la présence militaire dans le bordj est en sursis et qu’il nous faudra, un jour proche, déménager pour ne plus revenir.
Depuis plusieurs semaines la piscine du bordj a été remise en état. On y a pompé de l’eau saumâtre et le bain est désormais un passe-temps bien agréable qui permet aux hommes de troupe de ne pas “glander” sur leur lit dans les chambrées. Ce dimanche de Pâques, je me retrouve de surveillance à la piscine, sage précaution du commandement pour éviter les ennuis dus à l’excès d’apéritif offert en ce jour de Pâques.
L’absent noyé au fond de la piscine
Le vendredi 11 mai, en présence du général commandant les troupes au Sahara, les deux pelotons méharistes sont accueillis au bordj. Partis depuis plusieurs mois patrouiller dans l’erg Er Raoui jusqu’à la frontière marocaine, ils reviennent à leur base pour reconstituer bêtes et gens que trois mois de nomadisation ont quelque peu malmenés, mais aussi en raison du récent référendum où la population a voté pour l’indépendance. Prise d’armes puis fantasia des méharistes, spectacle fascinant de cette charge des méharis contre un ennemi fictif, fusil brandi et coups de feu en l’air… Pour l’occasion, le commandant a invité un peloton de légionnaires basé à Colomb Béchar. Après avoir participé à la prise d’armes et défilé devant le général, c’est le moment de la détente qui voit méharistes et légionnaires se ruer au foyer du méhariste pour y étancher une soif que la température torride a accentuée. La chaleur incite chacun à se baigner. Le soir le lieutenant commandant le peloton de légionnaires fait l’appel de ses hommes. L’un d’eux manque à l’appel. Tout le monde se met à sa recherche, y compris dans le village proche. Ce n’est qu’à la tombée de la nuit qu’on le retrouve, noyé, au fond la piscine… Ses camarades l’habillent, le juchent sur l’un des 4×4, le recouvrent d’une toile et reprennent la piste vers Béchar.
L’Aïd El kébir
Il semble que le commandant, à l’approche d’un départ proche de la compagnie, fasse tout pour affirmer de façon évidente la présence française sur cette terre, même s’il est persuadé que la souveraineté française sur cette portion d’Afrique est bel et bien révolue. Après le retour des méharistes, une nouvelle occasion s’offre à lui : la fête musulmane de l’Aïd El Kébir[1]. Toute la compagnie est là, pelotons montés et portés, musulmans et roumis (chrétiens), occasion unique et ultime de faire la fête et de célébrer d’une certaine façon le lien entre français et algériens. Un immense méchoui est préparé par les chambis et servi à la koubba [2]des sous-officiers. Chacun est assis sur des couvertures de méharistes tandis que l’on sert l’anisette aux non musulmans. Puis on se rassemble autour des chèvres rôties que l’on taille en morceaux. Suivent le couscous, le thé à la menthe. Sous une tente réguibat, les hommes vont danser jusqu’à une heure avancée.
[1] Aid el Kébir : fête musulmane qui commémore le sacrifice d’Abraham
[2] Koubba : habitation carrée surmontée d’un dôme
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 9/10 : le salaire de la peur
La veille, jour de Pentecôte, la compagnie avait pris une journée de repos. Le soleil qui écrasait les dunes de l’erg Er Raoui avait calfeutré une bonne partie de la troupe dans les chambrées. Rares étaient ceux qui osaient s’aventurer sur la place d’armes, même l’ombre des koubbas ne procurait que peu de fraîcheur. La nuit avait cependant rafraîchi l’atmosphère, procurant une agréable sensation de bien-être.
Ce lundi de Pentecôte avait commencé comme un jour ordinaire avec ses tâches à réaliser sous la même chaleur accablante. Un jeune récemment arrivé au bordj avait dû être évacué vers Alger par un C 47 venu spécialement le rapatrier vers des horizons plus cléments.
Chicaya
Soudain, en fin de matinée, des bruits confus parviennent du village qui jouxte le Bordj. L’une des sentinelles postées aux quatre angles des remparts envoie prévenir le capitaine Cosse. qui fait sonner le clairon et ordonne à chacun de prendre armes et chargeurs de cartouches. Chacun des méharistes obtempère à l’ordre, ignorant ce qui se passe à l’extérieur et craignant une attaque d’un commando de la Willaya 3. Mais aucune détonation n’a retenti. Par-delà l’enceinte du bordj parviennent des cris, des échauffourées… Cinq hommes sont désignés et, sous le commandement d’un lieutenant, sortent du bordj puis se dirigent vers le village.
En réalité, une chicaya [1]entre Maures Réguibat et Chambis a mis en émoi tout le village et la compagnie. Pour faire bref, disons que le caïd des Chambis veut prendre la femme de l’esclave noir d’un Réguibat. Quelques membres de la tribu réguibat tombent sur les Chambis à bras raccourcis, mais la femme est emmenée à la CAS. Le lieutenant commandant la CAS est menacé par les Maures. La femme est transférée à la mairie et de là, le caïd maure la prend chez lui. L’esclave noir vient se plaindre à la CAS et auprès du médecin. Maures et Réguibat en viennent aux couteaux. La compagnie méhariste est en état d’alerte, puis on parlemente et tout rentre dans l’ordre qui est celui de la coutume, non celui du droit… Il faut en effet préciser qu’à cette époque, les Réguibat achetaient encore des esclaves noirs, venant d’Afrique Occidentale (actuel Mali) par les routes du sel, afin de garder leurs troupeaux de chameaux. En 1960, un esclave valait 6 chameaux, une fortune ! Le Maure avait tout droit sur son esclave et sa famille. L’administration française, pour ne pas s’attirer d’ennuis avec ses fidèles goumiers, fermait volontiers les yeux sur ces pratiques contraires aux droits de l’homme…
Tinfouchy, le bagne des soldats du refus
A Tinfouchy, la CMS gérait un bordj, essentiellement un dépôt d’essence pour le ravitaillement du peloton porté, et une section disciplinaire qui accueillait des jeunes appelés récalcitrants au service armé, “soldats du refus”, délinquants, antimilitaristes, opposants politiques, généralement communistes, objecteurs de conscience… Il faut rappeler que le statut d’objection de conscience n’a été mis en place qu’après 1962. Le bordj Tinfouchy fut pour ces jeunes un véritable bagne d’où toute tentative d’évasion était impensable. Ils étaient soumis à une discipline rigoureuse et, à toute tentative de rébellion, enfermés dans une baraque en tôle, située en plein soleil au centre de la cour du bordj.
Nous étions à quelques jours de l’indépendance de l’Algérie. Il fallait penser à quitter les bordjs, casernes et fortins sans laisser quoi que ce soit à l’ALN [2]qui prendrait la suite en occupant les lieux. Le capitaine commandant la compagnie décida d’envoyer à Zegdou une escouade chargée de ramener les fûts d’essence et de kérosène à la CMS. Comme responsable du dépôt d’essence, je fus chargé de coordonner l’opération de transfert des fûts. Nous partîmes le 29 juin à 10 heures du soir avec un camion Berliet “gazelle” et deux GBO. Afin d’éviter la barre montagneuse infranchissable du Kahal Tabelbala, le trajet imposait de prendre la piste de Béchar qui remonte vers le nord puis, aux Oglats Béraber, d’obliquer vers l’ouest afin d’atteindre Zegdou à la frontière du Maroc. Le trajet de nuit permettait de ne pas souffrir de la chaleur. A 1 heure du matin, nous nous arrêtons au col Robert et dormons dans les camions. Nous repartons vers 7 heures et arrivons à Zegdou à 1 heure de l’après-midi. Le chargement des 200 fûts s’effectue dans l’après-midi du samedi et le dimanche.
Enlisement sur la piste
Le retour, dès le lundi matin 6 heures, laissait facilement penser à une opération de routine, mais une heure après notre départ, un camion, malmené par la piste, laisse tomber trois fûts qu’il faut remonter sur le plateau. Le pneu avant du second camion crève. Réparation malaisée sous la chaleur torride. Après des kilomètres de hammada sans d’autres ennuis, nous parvenons aux dunes qu’il faut franchir sur une piste instable, essentiellement constituée de fesh-fesh. La piste est quelque peu étroite et demande au chauffeur une attention de chaque instant pour ne pas s’ensabler. Dans une légère courbe, le GBO de tête rogne le bord sableux de la piste et sa roue avant gauche va s’enliser irrémédiablement, provoquant une gîte inquiétante du véhicule. Nous sommes encore trop loin de Tabelbala pour appeler un camion de dépannage. Il nous faut dégager l’engin par nos propres moyens. A l’aide d’une rampe, les 1OO fûts sont déchargés sur le côté de la piste. La roue est dégagée du sable et l’on parvient à placer dessous les “plaques à sable”, puis le chauffeur reprend le volant avec quelque appréhension et remet son engin sur le dur de la piste. Les fûts sont remontés sur la plate-forme du camion. L’opération a duré 7 heures… Au moment de partir, l’un des gars, au moment de remonter dans la cabine se fait piquer au talon par un scorpion. Rapides soins d’urgence en attendant le retour. Vers 9 heures du soir nous repartons. A minuit apparaissent les lumières du bordj où nous nous sommes attendus avec impatience. Le blessé est soigné par le capitaine médecin. Fin d’une longue journée…
L’indépendance
Le lendemain, mardi 3 juillet, la population du village fête son indépendance. Le drapeau du FLN, qui deviendra celui de l’Etat Algérien, flotte sur la mairie, la mosquée et au-dessous de la porte de chaque maison. Le village est en liesse. Nous évitons de nous montrer dans les rues.
Le bordj reste territoire français sur une terre désormais algérienne. Le 14 juillet sera fêté comme il se doit par une prise d’armes au bordj Clavery qui domine le village : présentation des nouveaux incorporés au drapeau de la Compagnie, défilé au monument aux morts puis au bordj d’en bas, sous l’œil narquois des indigènes et vin d’honneur offert par le commandant sous les arbres de l’espace de commandement.
Alors que chacun sait qu’il faudra remettre les bordjs à l’ALN, désormais autorité militaire du pays, curieusement, un contingent de 30 nouvelles recrues nous arrive par l’avion postal le mercredi 25 juillet. Dans quel but ? Nul ne sait. Mais ce qui nous préoccupe en cet instant, c’est que l’avion a oublié de nous acheminer les provisions pour la semaine. Il nous faut à nouveau tuer un chameau pour nourrir un effectif désormais passé à 90 soldats européens. Le cochon, grassement élevé et choyé par les soins de notre cuistot dans une case de l’oasis, est également sacrifié. D’ailleurs, que fût-il devenu après notre départ?
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 10/10 : la quille
Le 15 août je participe à une sortie en piste pour aller ravitailler le peloton méhariste qui nomadise aux Oglats Béraber. La piste est connue, c’est celle que nous avions empruntée pour nous rendre à Zegdou. Les kheimats sont dressées sur la hammada et les chameaux sont baraqués ou paissent à proximité des tentes, à la recherche des moindres brins d’herbe séchée qui poussent entre les cailloux. Nous passons la nuit à la belle étoile, enveloppés dans le sac de couchage en épais drap militaire. Le ciel est splendide mais la nuit est froide. Au matin, sentant une curieuse présence contre ma cuisse, je sors doucement de mon sac et le secoue. Une vipère à corne s’en échappe, venue sans doute se réfugier dans la chaleur de mon sac…
Les formalités de mon départ s’accélèrent : un ordre de libération arrive à la compagnie le 11 septembre, signifiant mon embarquement le 24 à Mers El Kébir. Visite médicale, remise du paquetage, arrosage de la “quille” avec les copains et le samedi 15, je prenais l’avion pour Colomb Béchar, quittant Tabelbala pour la dernière fois. Dernière vision, à travers les hublots de l’appareil : le village aligné autour de sa mosquée, l’oasis et les lignes visibles des foggaras, le vieux ksar, le Kahal Tabelbala, l’erg El Atchane, et puis, curieusement, dans une légère dépression de terrain, l’amoncellement gigantesque des canettes de bière et de Perrier entassées depuis des années, dérisoires déchets d’une armée d’occupation définitivement congédiée…
Le Ville d’Alger via Marseille
Le district de transit de Colomb Béchar accueillait dans ses hangars les militaires en partance vers Oran. Il me faudra patienter jusqu’au vendredi 21 septembre pour prendre le train (“l’Inox”) vers Oran : une journée de voyage dans des wagons de 3ème classe au confort incertain. Aux arrêts dans les gares plus importantes, le train est gardé et surveillé étroitement par des gamins de 12/13 ans, vêtus de gandouras crasseuses mais armés de kalachnikovs neuves, chargeur engagé. Le District de transit d’Oran est la dernière étape avant de retrouver le sol de la France. D’immenses hangars avec des lits à trois niveaux, une nourriture qu’il faut gagner en jouant des coudes tant le commandement est désorganisé face au nombre des arrivants. Interdiction de sortir. D’ailleurs nous avons l’oreille rivée sur les haut-parleurs qui égrènent le nom et l’unité d’origine des rapatriés et leur bateau d’embarquement. Il était impératif de ne pas manquer l’information, sinon le temps de présence dans cet enfer s’allongeait. Mon nom fut enfin appelé le lundi 24 et j’embarquai dans les camions de transport vers le port de Mers El Kébir en traversant la ville d’Oran sous les huées des jeunes oranais qui assistaient avec joie au spectacle.
Le “Ville d’Alger” quitte le port le lundi 24 à 21 heures. Au large des Baléares il essuie une forte tempête. Beaucoup sont malades. Je délaisse le fond de cale où s’entasse la troupe nauséeuse et passe la nuit au grand air, sur le pont, exempt de nausées. Ce n’est que le mercredi 26 à 6 heures du matin que nous accostons à Marseille. En cette fin d’été marseillais, le temps est magnifique et ce qui frappe, après des mois de sécheresse et de chaleur, c’est la fraîcheur des couleurs, la douceur de l’air et puis un je-ne-sais-quoi qui me fait penser “je suis enfin rentré à la maison !” La fatigue et la tension des derniers jours, depuis le départ de Tabelbala, ne seront évacuées que plus tard, quand je retrouverai la ferme natale. Pour l’instant, il me faut trouver où habitent Guy et Odile avec lesquels j’ai entretenu pendant tout ce temps une correspondance bienfaisante. Un taxi m’amène chez eux. Heureuses retrouvailles ! Un bain me permet d’évacuer la crasse accumulée depuis des jours. L’après-midi de ce mercredi, nous partons à Grasse voir l’oncle et la tante Dubuisson et nous revenons à Marseille le vendredi pour que je puisse prendre le train de nuit vers Paris. Je débarque au Mans le samedi 29 à 10 h 30 et me rend à pied au 111 boulevard E. Zola, domicile de l’oncle et de la tante Micault, où m’attendent maman et Joseph qui me ramènent en voiture à Chérancé.
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 1/10 : les classes
Paul Huet, un appelé du contingent, nous a confié le témoignage de ces deux années, 1661/1962, passées en Algérie pendant le conflit. Ses souvenirs, inscrits sur le papier prés de 60 ans après, étaient au départ destinés à ses enfants et à ses petits-enfants. Nous lui avons proposé de les publier sur notre blog car ils apportent un éclairage original sur cette histoire et proposent un regard bienveillant sur ce pays et ses habitants. L’auteur de ses lignes eut, en quelque sorte, la chance de ne pas se trouver en première ligne, ce ne fut pas son rôle, il n’était pas soldat mais enseignant. Son récit tient en une dizaine d’épisodes, de la conscription, aux classes, aux EOR puis au Sahara, à la découverte des Touaregs et des Maures mais aussi des chameaux et des foggaras, ces systèmes d’irrigation souterrains, en attendant la quille mais en passant par les Accords d’Evian et l’Indépendance de l’Algérie, c’est à un voyage dans l’Histoire et dans l’intimité d’un homme auquel nous vous convions. La Rédaction d’Ancrage
Le 1er septembre 1960, après quelques mois de sursis accordé pour les études, je fus appelé à effectuer mon service militaire. Dès l’année 1958, j’étais présenté au ” conseil de révision[1] ” qui détermina mon aptitude au “service armé”. Ce conseil de révision réunissait au chef-lieu de canton tous les jeunes de la même classe d’âge qui, selon la coutume, comparaissaient, nus, devant une commission qui devait statuer sur leur aptitude au service. Ce jour du conseil de révision était un jour de fête pour les jeunes : il consacrait ainsi leur entrée dans la vie adulte et leur aptitude à servir la nation. Beaucoup, en ces temps troublés, cherchaient à se faire réformer en produisant des certificats médicaux honnêtes, mais généralement inefficaces pour dispenser du service armé. Les jeunes “conscrits”, les gars de ma classe 1959, firent la fête au retour.
A la maison, ce départ n’était pas sans entraîner d’inquiétude dans l’esprit de maman. Certes mon frère Joseph était rentré d’Algérie trois ans auparavant, mais maman gardait en elle le souvenir de ce long séjour et des dangers auxquels Joseph avait été confronté. Jean-Marie ayant été réformé, il lui fallait maintenant envisager un autre départ. Mon état d’orphelin de père permettait au moins que je passe les premiers mois de mon service en France métropolitaine.
Pomme de terre au creux du genou
Le 1er septembre 1960, je débarquai au 31ème BCP[2] de Granville. L’austère caserne de granit, ancrée sur la Pointe du Roc dominait la mer. De la place d’armes, la vue était magnifique, et à cette époque de l’année, la plage invitait encore de nombreux vacanciers à la détente et au bain. A l’intérieur de la caserne, ce fut autre chose : les “classes” commençaient…
Les premiers jours se passèrent à constituer le paquetage que tout soldat reçoit à son entrée dans les armes. Puis les choses sérieuses débutèrent. Les chasseurs à pied sont une unité d’élite, aussi l’entraînement fut-il à la hauteur de la renommée du bataillon : marche à pied à la cadence rapide des chasseurs, exercices de maniements d’armes, exercices de tir, marches forcées en chaussures cloutées sur le sable de la plage, présentation des armes dans un alignement impeccable malgré le fort vent du large qui bousculait les rangs. Bref, la perspective plus ou moins proche du départ au combat en Algérie était bien présente dans l’esprit des chefs. Il leur fallait former des jeunes qui deviennent aptes aux opérations de guérilla menées sur le territoire encore français de l’Algérie. Quelques jeunes conscrits se rebellaient et se retrouvaient rapidement aux arrêts dans la prison de la caserne. D’autres ” tiraient au flanc” de différentes façons, essentiellement en se faisant “porter pâles” ; ce stratagème n’était guère plus efficace, le capitaine médecin ayant vite fait de découvrir la supercherie. Le plus terrible était sans doute la ruse utilisée par quelques-uns qui n’hésitaient pas à passer une nuit avec une pomme de terre épluchée au creux d’un genou plié et ligaturé par une ceinture. Le matin, au réveil, l’humidité de la pomme de terre ayant provoqué une forme de rhumatisme, la marche était quasi impossible. Le stupide contrevenant n’évitait pas en général la mise aux arrêts dans l’attente de sa guérison.
Brimades, pompes, corvées
A aucun moment les “bleus” n’étaient tranquilles. Revues de paquetage, revues de détail, revues de chambrée, tout était prétexte à maintenir la pression grâce à laquelle se forgeait notre esprit de combat. Oui, il fallait combattre l’adversité en attendant l’adversaire lui-même… Les brimades se succédaient, destinées à laminer l’esprit de contestation de l’autorité manifestée par certains. Corvées en tout genre, ” pompes ” avec le fusil entre les mains, allers et retours vers la chambrée au pas de course lorsqu’un élément de la section était en retard, lit défait lorsque le sergent constatait le moindre pli du drap ou de la couverture ou lorsque l’ensemble n’était pas fait ” au carré “, briquage du parquet avec un cul de bouteille… A cela s’ajoutait, la nuit, le faisceau intermittent du phare situé sur la pointe du Roc qui balayait régulièrement la façade de la caserne et illuminait l’intérieur de la chambrée. De l’étagère mal jointoyée située juste au-dessus de la tête du lit tombaient des punaises dont la piqûre avait tôt fait de réveiller le dormeur. Pour remédier à ce fléau nocturne il suffisait de passer la flamme d’un briquet ou d’une allumette dans les interstices entre les planches. Les punaises grillées devenaient totalement inefficaces jusqu’à ce que de nouvelles bestioles, venues d’on ne sait où, réapparaissent dans la nuit à la recherche d’épidermes nourrissants… Il fallait supporter, se taire, “s’écraser” sinon les sanctions tombaient. L’entraînement physique était sévère, courses en tout genre sur la piste du stade, et surtout longues marches à pied avec un lourd sac arrimé sur le dos.
Paul Huet
Témoignage Algérie-Sahara (1960-1962) 2/10 : les EOR
Cela dura quinze jours. Admis à suivre le peloton E.O.R (Élève Officier de Réserve), je fus expédié au 71ème Régiment d’infanterie à Dinan pour une formation intensive destinée à préparer au commandement ces jeunes recrues dont des tests avaient su distinguer leurs qualités, au moins intellectuelles.
Nouveau casernement, nouvelles têtes, nouveaux chefs. Quels que soient le lieu et les hommes, ce ne pouvait être pire que ce que nous avions vécu à la caserne de Granville. Et pourtant il s’avéra rapidement que l’esprit qui présidait à cet entraînement était le même qu’auparavant. Il fallait transformer ces jeunes en hommes capables de commander dans des situations de conflits. Donc tout ramollissement fut banni et nous retrouvâmes les mêmes pratiques qu’à la caserne du Roc de Granville, à la différence près que nous n’étions plus des bleus et que beaucoup étaient volontaires pour devenir officiers. Le peloton EOR allait durer deux mois et demi ; à la fin décembre ceux qui étaient admis devraient partir suivre la formation finale de six mois à Cherchell, sur la côte algérienne. En ce qui me concerne, je me retrouvais à suivre une formation que je n’avais pas désirée et, de plus, j’étais assuré de passer un an en métropole en tant qu’orphelin. Donc je n’allais pas forcer mon talent…
Fausse manœuvre
Inutile de redire ce qui a déjà été dit. L’entraînement s’intensifia sous les ordres d’un sous-lieutenant appelé, instituteur dans le civil et frais émoulu de l’école de Cherchell. Il nous prit en main avec pédagogie mais fermement. Aucune dérive ne fut tolérée. Aucune faiblesse ne fut admise. Toujours la même obsession, compréhensible, de la sécurité des combattants. Plus l’entraînement est intensif, moins il y a de ” casse “. Les marches reprirent, des simulations de combat s’effectuèrent dans la campagne avoisinant Dinan, des séances de tir avec des armes différentes se déroulèrent au stand couvert de Quévert, dans la banlieue de Dinan ou parfois en pleine campagne, face à un talus. Une anecdote pour aider à comprendre la sévérité avec laquelle nous étions traités : lors d’une séance de tir au pistolet mitrailleur, en pleine campagne à 15 kilomètres de la caserne, nous étions alignés par groupes de 10 et devions viser des cibles à forme humaine. Le chargeur engagé dans son arme, l’un de nous se retourna vers le sous-lieutenant pour poser une question. Quand on sait la facilité avec laquelle cette arme peut partir, on comprend la réaction de l’officier : l’exercice fut arrêté, la section regroupée, nous rentrâmes à la caserne, et repartîmes sans tarder pour une marche de 15 kilomètres le sac à dos empli de quinze kilos de cailloux… Désormais il n’y eut plus de fausse manœuvre sur le champ de tir !
Les exercices se succédèrent, combats dans la lande d’Aucaleuc, combats de nuit, revue de détail, revues de paquetage, revue de brodequins, cours d’armement, parcours du combattant, tir de nuit, tir à la grenade, tir au LRAC (lance roquette anti-char), tir au fusil-mitrailleur à la pointe de la Varde, tout près de Saint Malo. Des journées épuisantes de 25 à 30 kilomètres, mais aussi des temps de repos, des permissions de sortie en ville, des escapades en stop à Saint-Malo, des dimanches au noviciat des Pères de Sainte-Croix, où nous sommes toujours accueillis chaleureusement par le père Mazé.
Putsch des généraux
Les troubles s’intensifient en Algérie. La métropole s’enflamme. Dans les rues on crie ” Algérie Française !” En pleine nuit, le dimanche 30 octobre, l’alerte est donnée à la caserne. On craint un coup de main de l’O.A.S. On double les sentinelles de garde, les chargeurs sont remplis de balles. On dort au poste de garde, le fusil à portée de main. Puis retour au calme… Vendredi 04 novembre, discours du Général de Gaulle. Précisons que le 16 septembre 1959, Charles de Gaulle, président de la République avait prononcé un discours télévisé qui marquera un tournant dans le conflit algérien. Il lâche le mot “autodétermination” qui va provoquer l’incompréhension, la dénonciation de la trahison, le refus, lesquels conduiront aux barricades, à l’OAS et, en avril 1961, au putsch des généraux” (d’après B. Stora, “Le mystère De Gaulle : son choix pour l’Algérie” – Laffont 2009)
Fin novembre se déroule l’examen E.O.R : exercices physiques, règlement, armement, transmissions, mines et pièges… bref, une récapitulation de toute la formation reçue jusqu’alors…
La semaine qui suit est marquée par des manœuvres importantes à Beignon, près de Coëtquidan. Six jours d’entraînement intensif au bouclage de zone. Le temps est glacial. Il neige parfois. Les nuits sous la tente sont peu reposantes et les réveils peu enthousiastes.
Au retour à la caserne se déroulent les derniers examens et la remise des appréciations : ” très bien, sérieux, consciencieux. Apte à faire un gradé. ” Malgré cette appréciation, je ne fus pas admis à poursuivre la formation d’EOR, ce dont je ne fus pas déçu. Il m’aurait fallu partir sans tarder à Cherchell, en Algérie, où se formaient, pendant six mois, les futurs sous-lieutenants. Le 17 décembre je réintégrais le 21 Bataillon de chasseurs à pied à Granville. Retour à la case départ. Noël en famille à Chérancé, puis affectation à l’ESMIA[1] à Coëtquidan. Le capitaine commandant le ” groupe École ” m’affecte au Cabinet du Général Craplet, commandant de l’École Saint-Cyr. Banal travail de secrétariat qui me laisse du temps libre pour lire. Organisation de manifestations, réceptions, préparation des Baptême et ” Triomphe ” des promotions : tout cela ne me plaît guère et me met assez fréquemment en sourde opposition avec l’aide de camp du général.
Secrétaire au cabinet du général
Le 22 avril 1961, trois généraux prennent le pouvoir à Alger, Salan, Jouhaud et Zeller. Le quartier est consigné, les permissions annulées. Sur les postes à transistors on écoute les nouvelles d’Alger. Par Jacques Trohel, ancien élève du collège Notre-Dame de La Flèche, et Élève Officier d’Active à Saint-Cyr, je sais que beaucoup des élèves sont opposés à la politique du Général de Gaulle. D’ailleurs certains ont eu l’audace et le courage d’exprimer leur opinion. Deux d’entre eux ont été exclus de l’école, voyant ainsi toute leur carrière annihilée.
En tant que secrétaire au cabinet du général, je reçois beaucoup de notes de service. L’une d’elles retient particulièrement mon attention : elle demande à des appelés de se porter volontaires pour des postes d’instituteur au Sahara. Au Sahara ! Je rêve… A la mi-juin je fais ma demande de mutation pour le Sahara. C’est vraiment l’inconnu. On semble cependant s’intéresser à ma candidature puisque quelques jours après, je suis convoqué à une visite médicale qui confirme mon aptitude au Sahara. Désormais j’envisage le futur dans ce camp de Coëtquidan avec plus d’optimisme, et les exercices imposés me paraissent moins pénibles : tir au F.M, parcours du combattant sous tirs à balles réelles, tir de roquettes antichars… A ce sujet, une anecdote : nous utilisions pour ces tirs contre des chars passablement délabrés, des roquettes dont l’étui cartonné comportait la mention ” à n’utiliser de préférence qu’en métropole “. C’est dire la fiabilité de ces armes ! D’ailleurs une sur trois parvenait à fuser du tube de lancement, ce qui obligeait le lieutenant à désamorcer le fils de contact, manœuvre assez périlleuse…
Fin juillet, je bénéficie d’une permission de départ en A.F.N. Je fais valider mon billet SNCF Rennes-Chérancé via Grasse. Ainsi je peux aller rendre visite à ma tant Clémence qui habite le vieux Grasse. Quelques jours en compagnie de ma tante préférée et découverte d’un pays magnifique, Bourdon, Gorges du Loup, Vence, Eze- sur- Mer….
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 3/10 : L’Algérie en attendant le Sahara
Le jeudi 24 août 1961, à 11 h, j’embarquai à Marseille sur le ” Ville d’Oran “, bateau de transport de troupes. La nuit se passa au calme dans l’un des entreponts. Et, au soleil levant du lendemain matin apparut «El Djézaire », «Alger la Blanche « . Le spectacle est magnifique mais nous n’avons guère le temps de le contempler… Débarquement puis transport en camion au 110ème QG à El Biar, dans la banlieue d’Alger sur la route de Blida. Ce quartier est une briqueterie désaffectée, et nous allons dormir dans un garage à voitures largement ouvert aux courants d’air. Dès le lendemain matin, un dimanche, je me retrouve en patrouille armée dans la campagne environnante. L’exercice se termine à 9 heures. Gabriel Ducros, un cousin, vient me chercher au QG et m’emmène chez lui où je fais connaissance avec Josette, son épouse, et leurs deux filles. Baignade à la plage de la Madrague, puis retour par la corniche, visite de la ville d’Alger, déjeuner à la maison puis baptême à El Biar dans une famille d’Espagnols … Vraiment une autre vie que celle que je connaissais. Grâce à l’influence de Gabriel qui travaille au “3ème Bureau “, je suis affecté au Commandement Interarmées au Sahara (CIS) comme secrétaire au Service Général. Ce CIS est implanté dans la villa Revol, au cœur d’El Biar. Décidément ce type de travail me poursuit ! Pour l’instant, il n’est pas question du Sahara, sinon dans l’appellation du Commandement… Ma tenue reste kaki mais je change d’étiquettes : épaulettes rouges avec galons, calot rouge, badge “Sahara” sur la manche, mais je ne vois pas la couleur du sable de l’erg…
Bouclage de la ville d’Alger
Les premiers contacts avec Alger, à bord d’une jeep, montrent une présence importante de troupes, surtout dans le quartier de Bab el Oued. Le soir, l’OAS manifeste bruyamment : klaxons, gamelles, sifflets, cris ” Algérie Française “. Se hasarder, la nuit, dans les rues d’Alger devient périlleux et il est préférable de ne pas montrer son appartenance à l’Armée. Dans la nuit du 22 septembre, des coups de feu, des tirs de grenades, des explosions de plastic… Le quartier est consigné. Un piquet d’intervention est formé pour parer à toute éventualité.
Le dimanche 24, Gabriel et sa famille quittent l’Algérie et rejoignent la métropole. L’État-major décide le bouclage complet de la ville. Des barrages sont élevés sur toutes les routes ; il est difficile de se rendre sur les plages. Il apparaît que l’OAS s’en prend désormais à l’Armée. Au ” Petit Paradis “, baraquement en préfabriqué où nous logeons, situé au bord d’un ravin où grouillent un certain nombre d’animaux, la tension est forte chez les hommes de la compagnie. Une rafale de P.M est lâchée dans les fourrés… FLN ou OAS ? nul ne sait.
C’est surtout le soir que nous sommes peu rassurés dans nos baraquements non conçus pour résister à une attaque, même très faible. Un soir de la fin septembre, deux pains de plastic explosent dans une villa près du CIS. Une grenade incendiaire provoque un incendie dans un tas de caisse. La compagnie de commandement est consignée. Le dispositif de protection des européens s’intensifie et atteindra début novembre jusqu’à 40 000 hommes de troupe à Alger et banlieue. Chaque soir et chaque nuit est désormais ponctué de nombreuses explosions. Des hélicoptères patrouillent au-dessus d’El Biar pour détecter l’émetteur pirate de l’OAS. Cela ne nous empêche pas de sortir au cinéma, au restaurant ou même de participer aux répétitions de la chorale paroissiale d’El Biar…
Recrutement d’un instituteur
Le premier novembre, les émeutes font 70 à 80 morts. A Alger même, 4 musulmans sont tués lors de manifestations pro-FLN. Le lendemain matin, une section du CIS participe à une cérémonie commémorative dans un cimetière européen, sur les hauteurs d’El Biar. Instants assez irréels : nous commémorons les morts de la dernière guerre alors que plus bas en ville les explosions retentissent… Nous rentrons par le chemin des crêtes.
Au Service Général, comme au cabinet du général commandant Saint-Cyr, je suis rapidement informé des circulaires et notes de service qui paraissent. A la mi-décembre, je suis ainsi informé que l’état-major recrute un instituteur pour Tabelbala, une oasis de l’Ouest Saharien. Je rédige aussitôt ma demande et la dépose sur le bureau de l’aide de camp du général.
Le samedi 16 décembre, alors que, avec quelques camarades, nous nous promenons rue Michelet, une explosion, revendiquée par un commando anti-OAS, ravage un bar activiste. Sur une trentaine de mètres, les vitres des magasins sont brisées. Dans les décombres de son commerce, le propriétaire sert ses clients sous une pancarte ” magasin victime du gaullisme “, au son de la ” marche des africains “. Les passants crient des slogans hostiles à l’armée française. Les photos que j’ai prises de l’événement ne sont jamais revenues du laboratoire de Sevran qui en assurait le développement, subtilisées sans doute par la censure ou un sympathisant local de l’OAS ?
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 4/10 : Avis de mobilisation générale
Pour Noël, les sommets du Djurdjura sont blancs de neige… Le soir du 24 décembre, j’assiste à la messe de minuit à la paroisse d’El Biar, puis avec quelques copains, nous réveillonnons dans un des bureaux de la villa. Les explosions sont fréquentes, mais, sous la garde armée de quelques-uns, nos festivités se déroulent dans une relative sérénité.
Massif du Djurdjura
“L’Algérie a donc connu, hélas ! un Noël sans paix. Tandis que le monde entier célébrait dans la joie la fête de la Nativité, le sang et les larmes ont continué de couler de l’autre côté de la Méditerranée. Et dans d’innombrables familles françaises l’absence de l’enfant qui est “là-bas” a été profondément ressentie. Non plus que la paix, la joie de Noël n’a pas été partout totale. Les rois mages, en route vers la crèche apporteront-ils l’espoir qu’il en sera autrement pour un prochain Noël “ ? (La Dépêche du Maine, Noël 1961)
Tenue de combat et casque lourd
L’année 1961 s’achève dans l’inquiétude et dans l’espoir d’une solution à ce conflit. Nous sommes chargés des “opérations de maintien de l’ordre”, mais ce pléonasme cache la réalité d’une guerre évidente où s’affrontent trois belligérants : l’OAS qui veut le maintien de l’Algérie Française, les Algériens qui, par FLN interposé, luttent pour leur indépendance, et entre les deux, l’armée française dont la position est de plus en plus délicate.
Le 5 janvier, on parle en ville d’une mobilisation des troupes de l’OAS. Intoxication ? A la radio, une émission pirate confirme cette rumeur. Dès le lendemain matin, un piquet d’alerte est constitué pour la défense du cantonnement. Chaque homme revêt la tenue de combat, coiffe le casque lourd et se voit attribuer un P.M chargé. Deux par deux, nous patrouillons dans les rues autour du camp. Le soir ce dispositif de sécurité et de défense est remis sur pied. Les hommes de troupes dorment habillés, l’arme à proximité.
Dans la nuit de jeudi, des affichettes ont été placardées dans la plupart des quartiers européens d’Alger. Bordées de tricolore et portant deux drapeaux croisés, elles s’intitulent “Avis de mobilisation générale” et sont signées Raoul Salan, commandant en chef. Un certain nombre de ces affiches ont été détruites avant l’aube, mais, dès les premières heures de la matinée, cette “mobilisation générale” faisait l’objet de toutes les conversations dans la ville. Beaucoup rapprochent l’éclosion de ces affiches de certains “messages personnels” diffusés dans l’émission pirate de la veille.
Réalité quotidienne des attentats
Il y a bien longtemps que l’on parle de mobilisation à Alger. Avant le 1er janvier, disait un tract déjà ancien, 100 000 hommes devaient être mobilisés. Cet affichage est en tout cas un acte spectaculaire qui ancrera davantage le plus grand nombre dans le sentiment que le pouvoir de R. Salan est non seulement le pouvoir de fait, mais le seul pouvoir légal. Dans les conversations, évidemment, on envisage l’éventualité d’un prochain putsch ; les ménagères se passent la consigne : faites des provisions pour six jours. Pourquoi six jours ? Mystère ! Mais il est de bon ton de paraître renseigné.
Les autorités ne paraissent pas être très émues de cet avis de mobilisation et le service d’ordre ne semble pas particulièrement renforcé. Il est vrai que, depuis quelques jours, il est très important. Malgré cela, malgré aussi les annonces d’un proche cessez-le-feu, la ville n’est pas plus fiévreuse que de coutume. On voit même dans ces chaudes journées les jeunes gens et jeunes filles se baigner et se dorer au soleil. Mais sur le boulevard proche on entend quand même les hurlements des ambulances qui rappellent la triste réalité quotidienne des attentats.” (Journal “La Croix” 06-01-1962)
Ma fonction au Service Général est d’organiser le logement des officiers et sous-officiers qui transitent par Alger avant de rejoindre leur poste au Sahara. Pour cela, quelques chambres leur sont proposées, dans l’enceinte de la villa. Nettoyage et aménagement de ces chambres font partie de mes attributions. Il m’arrive également d’effectuer le convoyage de ces officiers entre l’aéroport de Maison-Blanche et le CIS. Un soir de janvier, la jeep qui m’emmenait chercher un officier à Maison-Blanche tomba en panne en plein Bab el Oued, le quartier arabe. Par bonheur, une patrouille de zouaves nous protégea pendant la réparation.
Les jours s’écoulent, occupés à des activités militaires diverses : gardes au poste d’entrée, piquet d’intervention, exercices d’alerte, tir au P.M à Béni Messous… Nous prenons cependant le temps de descendre en ville vers des lieux reposants : le balcon Saint Raphaël d’où la vue sur Alger est magnifique, le Jardin d’essai, la basilique Notre-Dame d’Afrique, vénérée également par les musulmans : il n’est pas rare d’y croiser des femmes voilées qui prient Myriam…
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 5/10: Le Sahara
A la mi-janvier, ma demande de mutation prend forme. Mon remplaçant arrive en même temps que l’avis officiel de mutation : je suis affecté à la Compagnie Méhariste de la Saoura à compter du 1er février 1962.
Le vendredi 26 janvier, après les formalités d’embarquement puis deux incidents techniques qui obligent l’avion à se poser, je quittai vers 17 heures le sol algérois à bord d’un avion de transport de troupes, un “Nordatlas”, dont la double queue est caractéristique. Le temps est magnifique et permet une approche exceptionnelle du désert saharien vu du ciel.
Touaregs, Maures et Chambi
Atterrissage à Reggan vers 20 h 30. Un camion nous emmène à la base militaire, Jean-Marie Ploux et moi. La nuit est extrêmement froide et les épaisses couvertures ne sont pas superflues. Le lendemain nous visitons l’Etat Major et l’escale aérienne de la base, et découvrons l’oasis de Reggan, à une dizaine de kilomètres de la base. Commence alors la découverte de cette petite palmeraie avec ses jardins irrigués, ses maisons en torchis. Les dunes du désert du Tanezrouft enserrent le petit village. C’est également la première rencontre des autochtones, Touaregs, Maures, Chambi ? Je ne sais encore. Les enfants, à proximité des cases en pisé, courent après nous. Certains plus jeunes restent assis à l’entrée des habitations, le regard triste, les yeux et la bouche infestés de mouches ; les femmes en gandourah bleu anthracite vaquent à leurs occupations, le regard fuyant…
Après ces quelques jours de première approche de la vie saharienne, je quitte la base de Reggan pour Colomb Béchar en utilisant le même moyen de transport, le Nordatlas. C’est l’après-midi. Un fort vent malmène l’appareil et rend malades les passagers. Le logement à Colomb Béchar s’effectue dans les baraquements d’un immense camp de passage. Colomb Béchar est en effet la base arrière qui dessert les troupes de la Saoura et toute la Z.O.S, la zone Ouest du Sahara, entre Maroc, Mauritanie et Mali. Pendant une semaine – le temps qu’un avion soit complet pour partir – c’est l’inactivité, les sorties “en ville”, la découverte de cette ville-base militaire. Jusqu’au matin du mardi 6 février où un C47 s’envole avec quelques passagers et un fret important vers Tabelbala. Après une heure de vol, l’avion atterrit sur une piste sommaire, terre et sable.
Affecté au dépôt d’essence
Tabelbala est une agréable oasis à la limite de l’erg Er Raoui et au pied du Kahal Tabelbala, massif montagneux dont la roche est noircie par le soleil. La CMS (Compagnie Méhariste de la Saoura) est hébergée dans un bordj clos de murailles en terre cuite. Des “koubbas” aux coupoles blanches, peintes au kaolin, abritent les divers services inhérents à toute compagnie saharienne : popote, logement des troupes et des cadres, radio, poste de commandement. Bref, c’est une caserne, mais en plein désert.
Après le circuit administratif habituel et la visite d’incorporation, je suis affecté par le capitaine Cosse, commandant de la CMS, au dépôt d’essence ! J’avais fait tout ce trajet, sur une quinzaine de jours, pour me retrouver pompiste ! La déception fut amère, mais après tout, mon désir le plus ardent était de connaître le désert. J’étais maintenant dans le vif du sujet. A l’ami Ploux revint le poste d’instituteur des enfants du village proche du bordj. Sa “classe” se trouvait dans l’oasis, à quelques centaines de mètres du bordj. Je me souviens d’un Jean-Marie, heureux lorsque, après sa journée d’école, il rentrait au bordj, en flânant, dans la contemplation intime du désert.
Les Maures Réguibat
Pour me consoler, si je puis dire, le capitaine m’attribua deux heures de cours par jour, cours de français aux harkis et commissionnés de la compagnie. Ma première expérience d’enseignant commença ainsi, dans la salle du réfectoire, avec une quinzaine de méharistes désireux d’apprendre le français écrit, des Chambi bien sûr, mais aussi quelques Maures Réguibat, ces nomades aussi magnifiques que les Touaregs.
Les Réguibats descendent des Berbères Sanhaja, habitants primitifs de cette région. Les populations du Sahara occidental étaient organisées en tribus distinctes et présentaient une assez grande diversité. Malgré cette diversité, ces populations avaient aussi de nombreux traits communs, s’expliquant par leur histoire, leurs contacts, la nature du pays et les conditions climatiques. Elles menaient un genre de vie pratiquement identique, fondé sur la nomadisation. Elles se déplaçaient constamment avec leurs troupeaux à la recherche de pâturages.
Précisons que les Réguibats avaient une solide réputation de guerriers. Les historiens de l’AOF soulignent les luttes fréquentes entre les tribus et les expéditions périodiques de razzia et de pillage des villages. Les tribus Chambi et Réguibats formaient un corps régulier de l’armée française et non un corps de supplétifs comme les goums[1]. Ces hommes de troupe étaient des Sahariens, engagés pour deux ans. Ils vivaient sur leur solde, pour leur nourriture et leur entretien. De fait, ils devaient se procurer eux-mêmes deux méhara et leur harnachement. Les effets militaires étaient fournis par le magasin d’habillement de la compagnie mais décomptés de leurs pécules. De la même façon, les jeunes appelés du contingent touchaient mensuellement une solde assez importante mais avec laquelle ils devaient s’habiller et se nourrir. Chaque mois avait lieu “l’Awouine” où chaque méhariste achetait vêtements, conserves et thé avant de partir en nomadisation aux confins de la Saoura et du Maroc.
Les tribus Réguibat avaient des activités économiques semblables : élevage, commerce, chasse ou pêche, parfois un peu d’artisanat et de culture. Il en était de même pour leurs coutumes, leur alimentation, leurs vêtements, leurs parures, leurs fêtes et leurs jeux (poésie, chants, musique, danse). Elles donnaient une instruction rudimentaire à leurs enfants, grâce à des maîtres (taleb) qui leur apprenait à lire le Coran et à écrire. Elles pratiquaient la même religion, l’islam, et y étaient très attachées. Elles parlaient la même langue, le hassanya, dialecte proche de l’arabe classique apporté par les Arabes.
Comme tous les événements qui ont marqué l'histoire contemporaine de notre pays, et plus particulièrement l'histoire de la Guerre de Libération Nationale (G.L.N.), le 5 juillet 1962 a son histoire. Une histoire aussi singulière que complexe.
C'est par la loi no 63/278 du 26 juillet 1963 que le 5 juillet a été fait fête légale : celle de l'Indépendance et du FLN. Cette loi avait été promulguée, par le Chef du Gouvernement, Président du Conseil des ministres, ministre des Affaires étrangères Ahmed Ben Bella après délibération et adoption par l'Assemblée Nationale Constituante. Elle avait été contresignée par les trois vice-présidents (Houari Boumediène, Saïd Mohammedi et Rabah Bitat) et l'ensemble des ministres.
On peut considérer que l'extraordinaire liesse populaire a fait inscrire à tout jamais, le 5 juillet 1962 dans notre histoire. Mais, il est tout aussi vrai, néanmoins, que trois années plus tard, le 5 juillet 1965 fut triste, les drapeaux ne furent pas arborés sur les balcons et aux fenêtres, pas de festivités particulières. Par contre à partir de 1966, la commémoration du 5 Juillet se confond avec les défilés militaires suivis des défilés de la jeunesse et les Algériades et les mouvements d'ensemble, dans le stade du 20 août puis dans celui du 5 Juillet. En juillet 1982, toutes les festivités prévues pour le 5 juillet sont annulées, en témoignage de solidarité avec les peuples palestinien et libanais victimes, depuis le 6 juin, de l'invasion du Liban par Israël. Alors même que les communiqués officiels relayés par la presse écrite, faisaient du 5 juillet la Fête de l'Indépendance et de la Jeunesse, ce n'est qu'en 2005 qu'un changement intervienne dans l'intitulé donné par la loi à cette fête. Le 5 juillet 1962 devient, par les effets de la loi n° 05-06 du 26 avril 2005, la fête de l'Indépendance, mais elle n'est plus celle du Parti.
Tout le monde se souvient en 2012 de l'incompréhension de l'opinion publique et dont la presse nationale s'était faite l'écho, face à la tiédeur des festivités organisées à Alger et au contraire des grosses réactions en France. Mais fêtait-on la même chose ? Pour nous le déclenchement de la Guerre de Libération est plus important que sa conclusion. «La lutte sera longue, mais l'issue est certaine» peut-on lire dans la Proclamation du 1er Novembre. De leur côté, les Français le 5 juillet 1962 marque la perte de l'Algérie française !
Dans les années 1990, le débat sur le statut historique et mémoriel du 5 juillet 1962 a porté sur sa réalité historique et son usage. Le professeur Brahim Brahimi, dans un article-interview accordé au quotidien Horizons', avait souligné que la véritable date de l'Indépendance est le 3 juillet et non le 5 juillet. De la même manière, pour le professeur Abdelmadjid Merdaci, avait écrit que «sur le strict plan historique, ce fait ne peut être contesté : l'Algérie est devenue un État souverain et indépendant à la date du 3 juillet 1962». Le débat a repris en 2012 à l'occasion du 50ème anniversaire de l'Indépendance. On avait même parlé de «falsification de l'histoire !» La raison et la fierté nationales ont outrepassé la réalité historique.
Il faut se souvenir que dans son communiqué du 3 juillet 1962, le président de la République française avait pris acte officiellement des résultats de référendum du 1er juillet, et confirmé ainsi le choix des Algériens de l'Indépendance. A cette date donc, «les compétences afférentes à la souveraineté sur le territoire des anciens départements français d'Algérie, sont, à ce jour transférés à l'Exécutif Provisoire de l'Etat algérien». La France transmet ses compétences à l'Exécutif Provisoire mis en place après les Accords d'Evian du 19 mars, mais pas au F.L.N. et encore moins au G.P.R.A. Le fait est là et les faits sont têtus ! Aussi, faire du 3 juillet la Fête de l'Indépendance, c'est, implicitement d'abord puis légalement ensuite, admettre et reconnaître que l'Algérie doit son indépendance à une décision du Président de la République française. C'est aussi implicitement et par voie de conséquence nier les sept années et demie de lutte armée ; c'est oublier les luttes politiques et sociales antérieures et tous les mouvements de révolte qui ont jalonné l'histoire de l'Algérie colonisée. C'est donc accepter que le choix d'une date symbolique de notre histoire nationale, de notre roman national soit le fruit d'une décision de l'Etat français et pas le résultat des luttes du Mouvement national libérateur. Il faudrait relever également que personne n'avait appelé à manifester ni le 3, ni le 4 juillet. Bien au contraire, à Oran, après le meeting du Comité de Réconciliation du 29 juin, il avait été interdit de manifester du 30 juin, veille du scrutin, au 4 juillet, lendemain de la reconnaissance officielle de l'Indépendance.
La question reste entière : «pourquoi alors le choix de la date du 5 juillet ?». Il est vrai que dans l'histoire contemporaine de notre pays deux événements particuliers ont été enregistrés comme des faits quasi-incontestables: le 5 juillet 1830 et le 5 juillet 1962. La colonisation de l'Algérie aurait commencé le 5 juillet 1830 et se serait achevée le 5 juillet 1962. «Ils sont entrés un 5 juillet, ils sont sortis un 5 juillet !», L'Histoire est certes bonne fille mais elle a ses exigences ! Elle ne peut se satisfaire de raccourcis même et surtout quand ils se donnent l'air sérieux. Comment comprendre ces deux «5 juillet» ?
Le 5 juillet 1830 est le jour de la capitulation du Dey Hussein et de l'occupation d'Alger par les troupes françaises, mais uniquement Alger il faut le souligner. Nous en avons fait le début de la colonisation (132 ans de colonisation !) comme si, à cette date, l'histoire avait déjà été écrite. Mais bien avant nous, en 1923, un historien français Gabriel Esquer, archiviste-bibliothécaire du Gouvernement général avait fait de «La prise d'Alger, 1830, le commencement d'un empire». Le Dey et son entourage quittent la ville. La population d'Alger, en premier lieu et celle du Dar es Soltane réagissent chacune à sa manière, au fur et à mesure des avancées et des razzias de l'armée française. Il en fut de même pour les trois beys. Le bey Hadj Ahmed de Constantine reprend le combat en revendiquant sa légitimité. Et pour cause. Ses deux autres collègues ont développé une autre attitude. Celui de Médéa essaie en vain de résister et celui d'Oran, abandonné par tous et surtout par la Qadiriyya de Sidi Mahi- Eddine, père d'Abd-al-Qader, le futur Emir. Le bey Hassan et sa famille prennent le chemin de l'exil. Il faut souligner que le commandement français confie Oran et le beylik à un bey tunisien ! Aussi dire que la colonisation française de l'Algérie a commencé le 5 juillet 1830, c'est aussi nier deux tentatives nationales. Celle de Hadj Ahmed qui se posait en héritier légitime de l'Ancien Régime et celle de l'Emir Abd el Qader, qui avait posé et développé les jalons d'un Etat nouveau. La fin de l'expérience de l'Emir, le 27 décembre 1847, d'ailleurs plus que celle du Bey Hadj Ahmed trop isolé, a sonné le glas de la liberté pour le peuple algérien.
Fêté en grandes pompes un siècle plus tard - les fameuses fêtes du Centenaire en 1930 le 5 juillet devient vite une journée de deuil pour le mouvement national. En 1952, l'organe du MTLD, l'Algérie Libre rappelle à ceux qui l'auraient oublié que le 5 juillet 1830 est une journée de deuil pour le peuple algérien. Dans al Manar du 7 juillet 1953, Mahfoud Bouzouzou, dirigeant SMA, rappelle que le 5 juillet 1830 dit par l'administration coloniale «anniversaire de la Convention Bourmont», était l'anniversaire d'un événement calamiteux : l'anniversaire de l'occupation d'Alger par les troupes françaises. Il en sera ainsi jusqu'en 1961 comme le montre la lecture d'El Moudjahid des années 1956-1962.
Le changement intervient le 5 juillet 1961. Le G.P.R.A. lance un appel, le 1er juillet, pour le 5 juillet, à une Grande Grève Nationale contre la Partition de l'Algérie. Le succès de cette grève confirme le choix des Algériens quant au destin qu'ils souhaitent pour leur pays. Au plan international, le GPRA remporte une seconde éclatante victoire, après celle des Manifestations de Décembre 1960. Il a renforcé sa position de représentant légitime et unique du peuple algérien. Le 5 juillet 1961 s'inscrit, pourtant, dans la liste des journées disparues de l'histoire du Mouvement national. Cette grande grève et les manifestations qui s'en suivirent sont l'une des clés qui expliquent le choix de la date du 5 juillet comme journée de commémoration de l'Indépendance, en 1962 puis confirmée par une loi en 1963.
Le choix du 5 juillet, par l'Assemblée Nationale Constituante ne peut-il pas être considéré comme le dernier point sur lequel l'ensemble des acteurs nationaux étaient d'accord ? La chronologie des événements a fait du 5 juillet la date de la plus grandiose manifestation jamais connue jusqu'à nos jours. Elle a secoué toutes les villes et tous les villages du pays. Il est vrai, aussi, que cela a conduit à une sorte de télescopage dans notre mémoire collective entre un 5 juillet 1830, journée de deuil et un 5 juillet 1962, journée de liesse populaire.
Il n'en demeure pas moins qu'entre ces deux représentations de la date de l'Indépendance, il faut, pour la compréhension des événements, insérer, tout à la fois, le 5 juillet 1961, la crise au sein du F.L.N., les derniers jours de la présence française en Algérie et le départ massif des Européens. S'il est vrai que depuis le 19 mars de nombreuses régions d'Algérie, sinon la majorité, connaissaient le calme et même la paix, d'autres au contraire étaient encore soumises aux rudes combats contre l'O.A.S. L'Exécutif Provisoire assurait tant bien que mal la gestion du pays.
Enfin, il y a un autre 5 juillet dans ce 5 juillet 1962. Si le calme est revenu à Alger après l'accord du 17 juin entre l'Exécutif provisoire et l'O.A.S., à Oran, l'O.A.S. locale n'avait pas renoncé à son œuvre destructrice. A Oran, les Fidayine du FLN sont engagés dans une terrible lutte contre l'O.A.S. depuis une année. Ils sont renforcés par la venue des premiers éléments du M.A.L.G. entrés à Oran avant ou après le 19 mars selon les témoignages. Tous furent placés depuis cette date sous la direction de la Zone Autonome d'Oran (Z.A.O.) créee par la Wilaya V et dirigée par le capitaine Bakhti Nemmiche. L'attentat à la voiture piégée du 28 février (autre journée portée disparue de notre histoire nationale et officielle) avait illustré tragiquement le niveau de haine et de violence de l'O.A.S. Alors, après le 19 mars, une sorte d'alliance tactique s'établit entre la Z.A.O. et l'armée française considérée désormais par l'O.A.S. comme une armée d'occupation. Les soldats français victimes de l'O.A.S préfèrent être soignés à l'infirmerie du F.L.N. à M'dina Jadida, plutôt qu'à l'hôpital civil, l'hôpital militaire Baudens étant trop loin. Les exactions, les tueries aveugles, les destructions commises par l'O.A.S. séparent toujours plus Algériens et Européens. Une sorte de frontière invisible avait déjà traversé les quartiers depuis au moins l'été 1961. Par leurs actions, par leur sacrifice suprême, les fidayine du F.L.N. ont maintenu Oran dans le giron national et ont donc évité que la ville ne devienne une enclave française.
Vaincus, les derniers chefs de l'O.A.S. abandonnent la ville et la population européenne, le 27 juin selon leurs propres témoignages avalisés par les historiens et Le 5 juillet 1962 des défilés quittent notamment M'dina Jadida et convergent vers la place Foch (actuelle place du 1er Novembre), vers le siège de la mairie. Des coups de feu éclatent. Qui ? Où ? Pourquoi ? Un seul cri sort des manifestants : «C'est l'O.A.S. !» Le décompte macabre des morts Algériens et Européens fait l'objet encore d'un débat tout comme et surtout les motifs de ce déchaînement de violence. Un autre 5 juillet est porté disparu.
La guerre ne s'est donc pas achevée le 19 mars, puisque ce n'était que le cessez-le feu. Mais ce cessez-le-feu avait tout de même consacré la Proclamation du 1er Novembre. Par ses vaines provocations contre la population algérienne tant à Alger qu'Oran, l'O.A.S. a trouvé sa raison d'être en essayant de le faire capoter. Le résultat le plus probant aura surtout été de faire la démonstration des très forts liens entre les Algériens et le FLN/ALN et le GPRA. La guerre ne s'est pas achevé non plus le 17 juin comme essaie de l'avaliser un article (extrait d'un ouvrage) qui circule ces derniers temps. L'O.A.S.- Alger a déposé les armes après avoir voulu négocier directement avec le GPRA une place dans le paysage politique de l'Algérie indépendante. Entre le 17 juin et le 5 juillet des Algériens ont perdu la vie en fêtant la liberté à Oran. En tout état de cause, ces morts quelle que soit leur origine méritent respect et reconnaissance.
Ce sont bien ces grandes manifestations populaires qui ont inscrit à tout jamais, le 5 juillet 1962 dans notre histoire. L'acte politique du 3 juillet a vite été effacé au profit du souvenir de cette journée qui, à part les tragiques événements d'Oran, a marqué des générations entières d'Algériennes et d'Algériens. Le 5 juillet 1962 est et reste encore, le marqueur identitaire le plus puissant de notre Nation, mais après, bien après, le 1er Novembre 1954.
*Inspecteur des bibliothèques et archives à la retraite. Ancien sous-directeur à la direction générale des archives nationales.
L'Algérie commémore le 5 juillet le 60e anniversaire de la proclamation de son indépendance. Une date historique qui a fait suite à la signature des accords d'Évian entre la France et le gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA), le 18 mars 1962.
Une émission préparée par Aziza Nait Sibaha, Mohamed Chenteur et Lamiaa Maniar.
La nouvelle édition de l’enquête statistique Trajectoires et Origines menée par l’Insee et l’INED montre qu’il existe au sein de la population un lien fréquent mais de plus en plus ténu avec l’immigration.
C’est une photographie précieuse de la France. Un cliché qui permet de regarder sa population et ses origines. Mardi 5 juillet, l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee) et l’Institut national d’études démographiques (INED) ont rendu publics les premiers résultats de la seconde enquête Trajectoires et Origines (TeO). Les données statistiques dévoilées datent de 2019 et 2020 – contre 2008 et 2009 pour la première édition – et sont basées sur un échantillon représentatif de 27 200 personnes. Elles permettent notamment de détailler l’origine migratoire de la population sur trois générations. On y apprend que 32 % de la population de moins de 60 ans a des origines immigrées. Mais à y regarder de plus près, ces origines se diluent dans le temps.
« La moitié des enfants d’immigrés [un immigré est une personne née étrangère à l’étranger] ont un parent qui n’est pas immigré », souligne Patrick Simon, sociodémographe à l’INED et coauteur de l’enquête TeO. C’est encore plus vrai pour la troisième génération : neuf petits-enfants d’immigrés sur dix n’ont qu’un ou deux grands-parents immigrés. « Ces petits-enfants d’immigrés ont un rapport de plus en plus lointain à l’immigration »,observe M. Simon.
« Progression très forte »
Cette diffusion des origines est le résultat d’une mixité croissante des unions qui produit un brassage important de la population. Si la majorité des immigrés (63 %) vivent en couple avec un immigré – le plus souvent de la même origine –, cette proportion s’inverse dès la seconde génération : 66 % des descendants d’immigrés sont en couple avec quelqu’un qui n’a pas d’ascendance migratoire. « Au fur et à mesure que l’immigration s’incorpore à l’histoire, la composition de la population française s’élargit. Le lien à l’immigration est fréquent mais s’estompe », résume M. Simon.
De quoi battre en brèche la théorie raciste du « grand remplacement », notamment popularisée en France par le candidat malheureux à l’élection présidentielle Eric Zemmour : « La théorie du grand remplacement oppose des populations les unes aux autres, celles qui n’auraient aucun rapport à l’immigration à des nouveaux venus, reprend M. Simon. Or, on voit que ce qui se produit c’est que les généalogies sont de plus en plus mélangées. On parle de grand élargissement ».
La nouvelle édition de l’enquête TeO permet aussi de détailler la diversification des origines, reflet de l’histoire migratoire de la France. D’après ses résultats, parmi les 5,8 millions de personnes immigrées en France – soit 9 % de la population –, près de la moitié sont nées en Afrique et un tiers en Europe. « La part des Européens est tendanciellement en baisse, tandis que celle des personnes en provenance de l’Afrique subsaharienne et de l’Asie augmente au fil du temps », note l’étude.
Une autre partie des résultats de TeO se penche sur l’ascension sociale des immigrés. Leurs enfants réussissent-ils mieux qu’eux ? « Cette question se pose avec une acuité particulière pour les familles d’immigrés dont le projet migratoire visait souvent à améliorer leur sort et celui de leurs descendants », souligne l’enquête. TeO montre que « dans les familles où les enfants ont deux parents immigrés, la progression du niveau de diplôme est très forte et même plus forte que dans le reste de la population sans ascendance migratoire », rapporte Mathieu Ichou, coauteur de l’enquête et chercheur à l’INED. Ainsi, entre les parents immigrés et leurs enfants nés en France, la proportion de diplômés du supérieur passe de 5 % à 33 % alors que dans la population sans ascendance, elle passe de 20 % à 43 %.
« Il y a une mobilisation forte chez les immigrés autour de la scolarité des enfants, même si les processus de reproduction sociale ne disparaissent pas », déclare Mathieu Ichou. La progression sociale d’une génération à l’autre a beau être plus rapide chez les enfants d’immigrés que chez les enfants de natifs, leur niveau de diplôme reste en moyenne inférieur. En revanche, si l’on s’intéresse aux petits-enfants, « l’écart est totalement comblé », souligne M. Ichou, qui précise que ces résultats ne mettent en évidence que la trajectoire des petits-enfants d’immigrés d’origine européenne car c’est l’origine la plus largement représentée parmi cette troisième génération ayant terminé ses études au moment de l’enquête.
Ecarts selon les origines
En matière de progression intergénérationnelle et de convergence avec les descendants de natifs, il existe des écarts selon les origines géographiques. TeO identifie trois profils distincts. Celui des familles européennes et maghrébines chez lesquelles moins de 3 % des parents sont diplômés du supérieur, contre plus du tiers de leurs enfants, ce qui est toujours inférieur au profil des enfants de natifs. Le second profil est représenté par les familles d’Afrique subsaharienne et d’Asie chez qui les parents sont plus souvent diplômés du supérieur que les parents de natifs, ce qui s’explique par une élévation des niveaux d’instruction des immigrés dans le temps.
Dans ces familles, les enfants sont également plus souvent diplômés du supérieur que les descendants de natifs. Ils sont par exemple 50 % parmi les enfants d’un ou deux immigrés d’Afrique ou encore 54 % pour les enfants de deux immigrés d’Asie. Les familles de Turquie et du Moyen-Orient, qui représentent le troisième profil, « combinent un faible taux des diplômés du supérieur chez les parents (5 %) et un taux encore limité chez les enfants (moins de 18 %) », remarque l’étude de l’Insee et de l’INED. Enfin, chez les enfants d’immigrés, comme chez les enfants de natifs, les filles présentent une plus grande réussite scolaire.
L’enquête TeO s’est enfin intéressée à la valorisation des diplômes et trouve que celle-ci est moins bonne chez les enfants d’immigrés d’origine extra-européenne. Si 77 % des enfants de natifs diplômés du supérieur accèdent à des professions intermédiaires ou supérieures, ils sont 63 % parmi les enfants d’immigrés du Maghreb, 67 % parmi ceux d’Asie ou 70 % parmi ceux d’Afrique subsaharienne. « C’est probablement dû en partie à des discriminations sur le marché du travail », estime M. Ichou.
L’ancien ambassadeur de France à Alger Xavier Driencourt regrette que le « remords » inspire trop l’attitude des responsables politiques à l’égard de l’Algérie.
Manifestation d’Algériens vivant en France en soutien au mouvement de contestation du Hirak, le 7 avril 2019, à Paris. BENOIT TESSIER / REUTERS
Xavier Driencourt est ancien ambassadeur de France à Alger, poste qu’il a occupé à deux reprises (2008-2012 et 2017-2020). Il a récemment publié L’Enigme algérienne. Chronique d’une ambassade à Alger (Ed. de l’Obervatoire, 250 pages, 21 euros).
Où en sont les relations diplomatiques entre la France et l’Algérie ?
Il est souhaitable d’avoir des relations normalisées avec l’Algérie. Mais normalisées ne veut pas dire banalisées, car il est évident que nous ne pouvons pas avoir des relations banales avec l’Algérie qui nous est très proche à beaucoup de points de vue : géographique, historique, humain. Toutefois, les relations humaines et historiques sont une chose, les relations gouvernementales en sont une autre. Et là, je pense que nous devrions être davantage dans le rapport de force avec les autorités algériennes. On peut le regretter, mais je retiens de mes presque huit années en Algérie en tant qu’ambassadeur de France que les officiels comprennent le rapport de force. Et ils le respectent. Du côté français, par contre, notre vision de ces relations est peut-être trop marquée par l’affectif.
Que voulez-vous dire par là ?
Regardez le nombre de responsables politiques, de journalistes, de responsables économiques ou autres qui ont un lien personnel ou familial, affectif donc, avec l’Algérie. Chez les responsables politiques en particulier, il y en a énormément. Du coup, cela nous empêche d’établir une relation plus équilibrée. Du côté algérien, on est conscient de cela. Cette relation ne doit pas être banale, mais elle doit être normalisée. Elle est tellement multiforme avec les aspects historiques, les aspects migratoires, les aspects politiques, le Sahel, le Maroc etc., que c’est difficile. Je reconnais que c’est un peu la quadrature du cercle pour un gouvernement français ou pour un président de la République, qui, finalement, peine à définir une ligne directrice claire.
Précisément, comment jugez-vous l’état actuel de la relation ?
Le quinquennat de M. Macron avait commencé sur les chapeaux de roue, avec sa formule – certes prononcée avant l’élection de 2017 – sur « la colonisation, un crime contre l’humanité ». Et il s’est terminé avec la crise provoquée par les propos du président de la République, rapportés par votre journal en septembre 2021 [M. Macron avait évoqué un « système politico-militaire construit sur la rente mémorielle » de « la haine de la France »]. Aujourd’hui, il semble qu’on cherche à se « rabibocher », à se rapprocher. Personnellement, j’ai du mal à suivre la ligne directrice. Le gouvernement doit faire face à une grande difficulté à définir une politique. Pourquoi ? Parce qu’il y a des intérêts diplomatiques, stratégiques, migratoires, sécuritaires, économiques, qui sont divergents. C’est plus compliqué avec l’Algérie que ça ne l’est avec l’Allemagne ou avec l’Argentine, car l’Algérie, c’est à la fois de la diplomatie et de la politique intérieure française.
Revenons un peu à la politique mémorielle d’Emmanuel Macron. Qu’est-ce qui n’a pas marché, selon vous ?
Tout a plutôt marché, au contraire, dans cette politique mémorielle. C’est un domaine dans lequel il y a eu une très grande continuité du côté français. Il y a eu une ligne directrice très claire de la part du président de la République. Ce qui n’a pas marché, c’est qu’il n’y a pas eu d’interlocuteur du côté algérien. Alger n’a pas saisi la balle au bond. Et je crois que cela reflète essentiellement les débats au sein des autorités algériennes. Certains veulent sincèrement un rapprochement ou une réconciliation avec la France. Une normalisation, pour reprendre le terme que j’utilisais tout à l’heure. D’autres, au contraire, veulent une banalisation.
Vous faisiez référence à la logique des rapports de force. Cela signifie-t-il que vous déplorez une certaine naïveté française ?
C’est peut-être excessif de parler de naïveté. Je pense qu’il s’agit plutôt de manque de lucidité ou de manque d’objectivité. Notre classe politique et nos dirigeants de gauche comme de droite ne sont pas toujours lucides sur l’Algérie, pour des raisons historiques et affectives. Parce qu’il y a des remords permanents dans le regard qu’ils portent sur ce pays. La gauche parce qu’il y a eu la bataille d’Alger, parce qu’il y a eu toute la fin de la IVe République, parce qu’il y a eu les condamnations à mort pendant la guerre d’Algérie. François Mitterrand était garde des sceaux, ministre de la justice à l’époque, après avoir été ministre de l’intérieur. Puis, au début des années 1990, il y a eu la position ambiguë de Mitterrand et de Bérégovoy vis-à-vis du Front islamique du salut et l’absence de soutien économique et militaire français à l’Algérie. Quant à leurs homologues de droite, ils ont les mêmes remords, finalement, vis-à-vis de l’Algérie. Cela va du « Je vous ai compris » du général de Gaulle, au départ des pieds-noirs en 1962, à l’abandon des harkis. Enfin, il y a derrière tout cela la question de l’immigration qui gêne également les politiques, de droite comme de gauche. Du coup, nous avons une classe politique, sinon naïve, en tout cas en manque de lucidité.
Inhibée, en quelque sorte ?
Oui inhibée, car il y a 10 % de la population française qui a un lien avec l’Algérie.
Revenons un peu à la manière dont vous avez analysé le système algérien, lors de vos deux mandats. Comment le décrypter ?
L’ancien premier ministre algérien disait en substance : « Ce qui fait notre force, c’est notre opacité. » Cela résume assez bien ce système dont le fonctionnement me semble hérité des rapports de force issus de la guerre de libération, entre les différentes wilayas [préfectures], l’Armée de libération nationale, le Front de libération nationale [FLN]. Il y a une filiation très forte entre la période de la guerre et celle qui suit et subsiste aujourd’hui. On reste de nos jours sur un mode de fonctionnement toujours opaque et nationaliste. J’ai quand même noté un changement entre mes deux séjours. Durant le premier, le président Bouteflika était aux manettes, il était tout-puissant. Il y avait une espèce de consensus hérité de la guerre, un équilibre entre le président Bouteflika, les chefs d’état-major successifs et les services de renseignement [DRS]. Dans cet équilibre, il y en avait deux qui s’alliaient contre le troisième. C’était assez clair. Mais, lors de mon deuxième mandat, Bouteflika était malade, et le DRS avait été officiellement dissous. Le système se résumait à un tête-à-tête entre le chef d’état-major de l’armée, Gaïd Salah, et le frère du président, Saïd Bouteflika. Le mode de fonctionnement avait évolué. Pour un étranger, c’était donc extrêmement difficile de comprendre, d’analyser et de décrypter. Vous n’aviez pas accès à ces gens-là.
Mais vous maintenez la thèse de certains observateurs selon laquelle c’est quand même l’armée qui tire les ficelles ?
L’armée était sortie de son rôle traditionnel quand elle est apparue sur le devant de la scène, avec Gaïd Salah, durant le Hirak [mouvement de contestation de 2019]. Le chef d’état-major, vice-ministre de la défense, donnait le « la ». C’est lui qui a soutenu d’abord le Hirak, poussé Bouteflika à la démission, puis mis fin aux manifestations et enterré le Hirak. Aujourd’hui, l’armée est revenue à son rôle traditionnel : rester derrière le rideau, en quelque sorte. Mais, clairement, elle impulse et oriente, sans se mettre en avant comme pendant le Hirak ou même la « décennie noire » [années 1990]. D’ailleurs, le président de la République l’a bien reconnu dans ses propos rapportés par Le Monde, le 2 octobre 2021, où il parlait d’« un système politico-militaire qui dirige ».
Comment jugez-vous la posture algérienne dans la géopolitique régionale ?
C’est un peu simpliste et provocateur, mais je pense que l’Algérie a souvent été favorisée par des circonstances inattendues. Au sortir de la guerre civile de la « décennie noire », les attentats du 11 septembre 2001 à New York ont fourni à l’Algérie l’occasion de se ranger clairement dans le camp américain, ou plutôt le camp de ceux qui luttaient contre le terrorisme. Elle a ainsi pu réintégrer le jeu diplomatique dans le camp occidental. Aujourd’hui, nouvelles circonstances et nouveau coup de poker. C’est la guerre en Ukraine et la crise gazière qui permettent à l’Algérie de revenir dans le jeu et d’être courtisée par l’Italie et par d’autres. Il y a en outre la Russie, qui revient dans la région, au Mali notamment, d’où la France a été écartée. Là encore, les bonnes fées se penchent sur l’Algérie comme en 2001. On courtise Alger.
Cela ne relève pas de sa propre initiative, mais elle sait utiliser les circonstances. Je suis frappé de voir qu’elle peut aujourd’hui se permettre de tenir la dragée haute à l’Espagne, avec laquelle elle est en crise à propos du Sahara occidental, alors qu’elle a besoin de ce pays sur le plan économique.
Comment analysez-vous la crise algéro-marocaine ? Faut-il craindre une escalade conduisant à un affrontement entre les deux pays ?
Je ne suis personnellement pas très optimiste en voyant ces deux pays, qui ont tout pour s’entendre, gâcher ainsi leurs cartes. En fait, l’affaire du Sahara occidental est un prétexte ou une fausse raison. Il y a des fondamentaux dans la relation algéro-marocaine qui remontent au début des années 1960. Il y a déjà eu des guerres, on l’oublie parfois, entre les deux pays, notamment la « guerre des sables » de 1963. Il y a même eu des affrontements dès l’été 1962.
Ne faut-il pas reconnaître que la France avait légué une bombe à retardement avec le tracé de sa frontière coloniale ?
Dès l’été 1962, les Marocains ont en effet essayé de récupérer cette partie du territoire algérien à la frontière. Dans des documents diplomatiques que j’ai pu consulter, Hassan II, dès mai 1962, demande au général de Gaulle de régler le problème des frontières avant l’indépendance de l’Algérie.
Et les Français préfèrent botter en touche ?
Oui, parce qu’il fallait s’entendre avec le FLN. Et les affrontements ont commencé dès l’été 1962, et ensuite bien sûr en 1963. Au fond, le litige autour du Sahara occidental n’est pas une raison suffisante.Le vrai problème, c’est une lutte d’influence en Afrique et en Europe, en particulier en France. Et, aujourd’hui, le grand pas en avant du Maroc, c’est la carte israélienne. Cela change énormément la donne.
Dans quel sens ?
C’est la première fois qu’Israël met son nez ou le bout du pied de cette manière au Maghreb, le glisse dans la porte entrebâillée. On peut imaginer que les relations entre le Maroc et Israël se développeront sur le plan militaire, sur le plan des communications. Pour l’Algérie, c’est sans doute un très grand défi.
Alors que s’exacerbe le conflit avec le Maroc, le régime, fortement contesté lors du mouvement du Hirak entre 2019 et 2021, cherche à « consolider le front intérieur ».
Parade d’étudiants à Alger, le 2 juillet 1962. AFP
Le plus grand défilé militaire depuis l’indépendance, la plus importante distribution de logements jamais organisée dans le pays, l’émission d’une nouvelle pièce de monnaie de 200 dinars… et desgestes envers les détenus du mouvement de protestation du Hirak. Les autorités algériennes ont choisi de marquer les esprits pour la commémoration, le 5 juillet 2022, du 60e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie.
Les Algérois ressentent depuis plusieurs jours les effets des préparatifs du grand jour en raison de la fermeture à la circulation de la rocade nord de la capitale. Si certains expriment sur les réseaux sociaux leur irritation devant les désagréments causés par cette fermeture, beaucoup commentent avec fierté les vidéos des répétitions qui se déroulent en présence du public.
Alors que le cinquantenaire de l’indépendance s’était déroulé dans une atmosphère de relative routine sous la présidence d’un Abdelaziz Bouteflika à la santé déjà déclinante, le pouvoir algérien entend marquer avec faste ce nouvel anniversaire sous Abdelmadjid Tebboune, avec comme slogan « une histoire glorieuse et une ère nouvelle ». Plusieurs chefs d’Etat étrangers dont le président tunisien, Kaïs Saïed, et le chef de l’autorité palestinienne, Mahmoud Abbas, devaient assister aux commémorations.
L’armée aux premières loges
L’armée, dont le poids politique informel a été contesté par les participants du Hirak, qui réclamaient un « Etat civil et non militaire » lors des manifestations hebdomadaires qui se sont tenues de 2019 à 2021, est aux premières loges. La révision de la Constitution en novembre 2020 a accentué le poids de l’institution militaire, en lui confiant de jure la mission de « défendre les intérêts vitaux et stratégiques du pays ».
Le chef d’état-major de l’armée, Saïd Chengriha, a été promu par le chef de l’Etat, lundi, au cours d’une cérémonie de remise des grades, au rang de général d’armée. Le grand défilé militaire prévu mardi est considéré comme un message adressé à l’extérieur, et notamment au Maroc. Les tensions avec Rabat, déjà vives sur la question du Sahara occidental, se sont exacerbées avec l’affaire d’espionnage, via le programme Pegasus, de milliers de mobiles algériens et des déclarations du représentant du Maroc à l’ONU sur l’indépendance de la Kabylie. L’entrée d’Israël dans l’espace maghrébin à la suite de la normalisation diplomatique avec Rabat est perçue par Alger comme une menace sérieuse.
Sur le plan interne, le régime algérien, fortement contesté par le mouvement du Hirak qui avait entraîné la démission de l’ancien président Bouteflika, a mis à profit la crise sanitaire pour mener une répression tous azimuts contre les militants. Les autorités semblent cependant vouloir aller vers l’apaisement. Un communiqué publié lundi soir annonce les traditionnelles mesures de grâce à la veille des commémorations. Ces mesures concernent près de 15 000 prisonniers pour des affaires de droit commun.
Mesures d’apaisements
Le communiqué indique également que le président, Abdelmadjid Tebboune, a « recommandé » des mesures d’apaisement en faveur des jeunes détenus poursuivis pour des faits « d’attroupements ». Une qualification qui concerne les détenus d’opinion du Hirak, au nombre de 262 selon le site Algerian Detainees.
La « recommandation » devrait normalement, selon un juriste, se traduire par des libérations pour ceux qui sont déjà condamnés et par des mesures de liberté provisoire pour les détenus non encore jugés. Par ailleurs, le cas des détenus des années 1990, une centaine selon des avocats, devrait être traité à travers une loi spécifique en cours d’élaboration. Ces annonces donnent un début de contenu aux appels du président à la « consolidation du front intérieur » et au « rassemblement ». Jusque-là, le chef de l’Etat avait surtout reçu des responsables de partis et des personnalités dans l’orbite du régime, donnant le sentiment que le « rassemblement » concernait avant tout les traditionnels soutiens du régime.
Sur le plan politique, le régime semble cependant peu enclin à faire des concessions à une opposition affaiblie par la stratégie d’étouffement du Hirak mise en œuvre par les autorités. Même si les 60 ans de l’indépendance ont été officiellement placés sous le signe d’une « nouvelle ère », le statu quo reste de mise. Une tendance confortée par une situation financière du pays sensiblement meilleure grâce à la flambée des prix du pétrole et du gaz liée à la guerre en Ukraine.
« Aubaine » gazière
Selon le PDG du groupe Sonatrach, Toufik Hakkar, les recettes des exportations algériennes en hydrocarbures devraient atteindre les 50 milliards de dollars (près de 48 milliards d’euros) vers la fin 2022 contre 35,4 milliards en 2021. L’optimisme est dopé par l’annonce, le 27 juin dernier, de la découverte d’un « important »gisement de gaz à Hassi R’Mel, dans le Sahara, dont les réserves sont estimées par Sonatrach « entre 100 et 340 milliards de mètres cubes de gaz à condensat ». Le groupe public prévoit même de débuter en novembre l’exploitation de ce gisement, qui doit produire 10 millions de mètres cubes par jour.
Une « aubaine » alors que l’Europe, à la recherche d’alternatives au gaz russe, est fortement demandeuse. Sonatrach, qui a décidé d’investir 40 milliards de dollars sur cinq ans dans l’exploration, la production et le raffinage, devrait ainsi disposer assez rapidement des capacités supplémentaires pour affirmer le choix d’une coopération accrue dans le domaine gazier avec l’Italie.
Si l’Algérie fait savoir clairement que les contrats gaziers avec l’Espagne seront respectés, tout indique que le choix du chef du gouvernement espagnol, Pedro Sanchez, de s’aligner sur les positions marocaines sur le Sahara occidental marque la fin d’une longue relation cordiale. Les responsables algériens ont d’ailleurs été particulièrement outrés par des déclarations de responsables officiels espagnols imputant la crise entre Alger et Madrid à des « manœuvres » de la Russie.ions officielles semblent apaisées après la minicrise provoquée par les propos du président Emmanuel Macron, fin septembre, sur la « rente mémorielle » et le « système politico-militaire » algérien. Au lendemain de la réélection du président français, Abdelmadjid Tebboune, a adressé un message de félicitations évoquant une vision « respectueuse des souverainetés et de l’équilibre des intérêts (…) qui a le potentiel d’ouvrir à [leurs] deux pays de vastes horizons d’amitié, de convivialité harmonieuse et de complémentarité mutuellement avantageuses ».
Star. Tel était le nom de ce cinéma où nous nous réunissions pour la vente et l’achat des illustrés. Nous étions pour la plupart à l’école primaire. En face, il y avait le marché de Sétif. Un lieu où l’hygiène était alors le souci cadet des marchands de légumes et des bouchers d’alors. Une odeur indescriptible y régnait. La viande inaccessible pour beaucoup d’entre nous pendait, accrochée par des esses. Sans véritable réfrigération. Les légumes et les fruits étaient posés à même les étals. Parfois en leurs cageots. Les prix défiaient le pouvoir d’achat de nos pères qui trimaient souvent dans des chantiers comme manœuvres ou maçons, payés à la quinzaine. Pour beaucoup d’entre nous, nous avions depuis longtemps apprivoisé la pauvreté atavique. Elle devint, si je puis dire, notre campagne d’infortune !
Cette période fut des plus marquantes. J’y débutai ma carrière d’adolescent. Je fus parmi ceux de mes camarades de lycée qui, privés de vacances, passèrent leur temps à rêvasser à l’ombre du marché. Par moments, il nous arrivait de voir un film à l’affiche. Le plus souvent, il s’agissait de westerns et de films indiens -nous disions hindous-. Il est vrai que j’y ai été habitué.
Mon premier film fut L’homme qui tua Liberty Valence avec John Wayne ; c’était un billet qui m’a été offert par l’école, ainsi qu’à d’autres de mes camarades de classe. Il nous arrivait aussi de nous rendre en bande au ftaïri tunisien pour y prendre un beignet avec du thé. Comme nous partions parfois au souk situé à un autre lieu pour prendre un bol de soupe, avec une cuillère d’huile d’olive, chez Hamma.
Au souk, nous écoutions émerveillés les contes de troubadours venus d’ici ou là. Nous nous laissions bercer par ces magiciens de la parole. Leurs mots choisis pour raconter leurs histoires nous subjuguaient ; nous riions de bon coeur. Ce souk fut tout simplement rasé et ses troubadours privés de parole ! Etaient-ils donc si subversifs ? Et que n’a-t-on remplacé ce lieu de la culture populaire par quelques flamboyants centres culturels où tout un chacun pouvait mettre en avant son talent ? Raser et priver, il en restera toujours quelque chose. Au moins quatre décennies après, ma mémoire se réconforte de leurs souvenirs.
Il arrivait, par moments, qu’il y ait de la zizanie entre nous, de nous quereller à propos de notre commerce des illustrés lorsque nous ne parvenions pas à nous entendre sur l’achat et la vente auprès de certains de nos camarades d’infortune. Il me souvient d’un jour où j’ai emprunté une modeste somme d’argent à l’une de nos voisines que j’approvisionnais en romans-photos, quelques khamasine douros, deux cent cinquante dinars sans doute.
Deux à trois mois après, non seulement j’avais rendu à celle-ci son dû, mais j’ai épargné l’équivalent d’environ mille dinars ; ce qui me permit de m’acheter des vêtements neufs pour la rentrée et de régler l’assurance scolaire.
Lorsque je me remémore ces instants, j’ai immanquablement en tête une forte lumière d’un ciel bleu aveuglant. C’était souvent l’été qui me venait à l’esprit. Indépendamment de cette indigence que je partageais avec d’autres, nous étions épargnés par notre insouciance. Nous étions encore des gamins en adolescence, loin de nous douter que ce monde renfermait bien des secrets incommensurables. Et que nous ne pourrions un jour espérer en connaître qu’une infime partie…
Pour l’heure, nous nous amusions. Nous nous querellions gentiment de temps à autre, ayant au fond conscience que la solidarité devait être de rigueur entre nous. Nous nous interrogions souvent sur nos conditions d’existence et le peu de cas que nous représentions pour nos gouvernants du moment. Des discussions souvent passionnées avaient lieu avec les mots de tous les jours. Des mots simples pour tenter de percer les lourds secrets de la vie.
L’été durant, nous nous voyions à notre quartier général, le cinéma Star, devenu depuis un centre commercial. La saugrenue décision ! Réduire la culture pour l’alimentation. Nous avons faim de cinéma, même si c’est le rêve qui nous est servi. Au moins, nous pouvions échapper aux mensonges qui nous étaient serinés par ceux-là mêmes qui se sont drapés dans une légitimé historique -pour certains usurpée et devenue depuis obsolète- pour nous voler nos destinées.
Sans que nous ayons eu la moindre occasion, en quelque lieu que ce soit, pour exprimer nos doléances. Et, Dieu seul sait, que nous en avions. Surtout en qualité de candidats à la vie adulte dans un pays libéré des contingences coloniales.
Souvent chez nous, nous nous contentions de pain avec des oranges, voire de la kesra avec du gazouz. Nous n’en faisions aucun drame. Et pour cause, nous subissions notre sort. Privés d’expression dès notre prime jeunesse, nous allions mesurer davantage cette frustration. Il est vrai que lorsqu’on a peu conscience de son sort lié à la fois aux séquelles et des affres d’une guerre et à la politique menée en nos noms, on se sent moins brimé ; nous en connaissions peu à l’époque, à part le mythique Ferhat Abbas et sa pharmacie au coin de la Rue Vallée (on disait rivali). Il n’empêche que nous rigolions bien de nos petits malheurs.
Qui se souciait alors de notre quête de savoir. Aucune bibliothèque pour nous accueillir l’été pour étancher cette soif. Nos parents étant hélas souvent illettrés, voire même analphabètes pour certains, nos consciences étaient livrées aux films spaghettis dont on se demandait toujours si le héros allait mourir à la fin et les films hindous dont nous nous régalions par les chants et danses. Quelle tristesse pourtant ! Quel gâchis à coup sûr !
Il est vrai que le pays, au sortir d’une guerre dévastatrice, était en pleine reconstruction. Et, sans coup férir, des citoyens avisés et malins en diable avaient su investir les villas laissées vacantes. Bradées à des prix défiant toute concurrence, lorsqu’elles étaient payées ; elles changèrent de propriétaires, ces nouveaux indus s’empressèrent de se faire établir des actes notariés. Et d’adopter la mentalité des anciens colons par leur comportement. Je me rappelle que le fils de l’un d’eux sortait une banane à la main comme pour nous narguer. Et lorsqu’il daignait nous parler, c’était pour nous rappeler sentencieusement que son père -ou son oncle- était capitaine… Il est vrai qu’à l’indépendance, ce grade valait son pesant d’influence. Nous nous disions alors qu’il n’était qu’une exception. Ce que nous continuons de croire encore
Il est vrai alors qu’à El Combatta, les Combattants, quartier inséré dans la ville en une suite de villas qui appartenaient alors aux Roumis. Le must alors en matière d’habitat. Quant à nous, autochtones et indigènes, nous étions logés à la même enseigne que beaucoup d’autres Djazaïris, c’est-à-dire de façon sommaire. Vu les revenus d’alors, nous avions droit à une chambrée dans une grande maison dont le propriétaire, Kaddour passait avec un guide, du fait de sa cécité, pour réclamer son loyer. Gare aux retardataires car les menaces d’expulsion étaient à portée de parole. La sévérité n’était pas le moindre de ses caprices. Allah ysamhou.
La vie y était réglée de la façon la plus traditionnelle, les femmes à la maison -occupant le dedans- et les hommes vaquant aux affaires du dehors. Il y avait là, parmi nos voisins immédiats, Mohammed Lèqbaïli, appelé ainsi du fait de ses origines berbères, et sa femme Fatma. Elle ne revit son époux que quelques années après l’indépendance du pays si bien qu’elle vécut seule avec ses deux petits enfants. Et une anecdote ô combien douloureuse me revient à l’esprit. Je la revois assise près de la porte de sa piaule en train de me quémander un quelconque service lorsqu’un homme cria dès le seuil de la porte d’entrée principale, comme de coutume alors, Etrig pour libérer la route, et de s’engouffrer dans le long corridor de la maison collective où nous logions tous.
Comme les femmes mariées ne devaient pas se laisser voir, elle ferma précipitamment sa porte alors que j’avais mes doigts posés sur la porte entrouverte si bien qu’elle se referma brutalement sur mes doigts. Je sautais au plafond de douleur ; mes doigts en furent ensanglantés. Je vous laisse imaginer les pleurs à chaudes larmes versés ce jour-là du fait d’el hechma, la honte d’être vue par un autre homme.
Nous échouâmes donc dans une grande maison appelée alors hara. Composée de petites chambrées, elles firent à l’époque le bonheur du bâilleur qui les louait à des familles dont le dénuement se mesurait à l’œil nu. Guère d’espace. A l’entrée, plusieurs petites pièces sur une rangée bordée par un couloir d’à peine un mètre.
Hygiène exécrable. Pour une dizaine de familles, parents et enfants, un cabinet de toilettes infect et infesté de souris de jour comme de nuit. Promiscuité imposée. Les gens ne pouvaient avoir quasiment pas d’intimité. Fenêtres minuscules. Certaines chambres avaient des murs aveugles, l’aération étant un luxe. Quatre murs et un sol en ciment. C’est à peine exagéré de qualifier ces chambres de cellules.
Au bout de ce couloir, sorte de tunnel non éclairé, une courette avec d’autres chambres en forme de carré. Identiques dans leur conception que celles du couloir. En l’absence des maris, la petite cour servait aux femmes de lieu de rendez-vous où certaines d’entre elles se retrouvaient pour deviser. Claustrées comme dans un harem. Que de fois, il m’arrivera de les découvrir en train de faire la chasse aux souris échappées de la petite pièce d’un mètre servant de salle d’eau dont la porte fermait mal. Heureusement, quasiment juste en face de notre hara, il y avait un hammam. A même la cour, un semblant d’escaliers menait à l’unique étage où le propriétaire de céans dressait parfois ses quartiers lorsqu’il lui arrivait de visiter ses locataires, souvent pour les tancer à cause de loyers impayés. Avec force menaces.
Au sortir de la longue nuit coloniale, tel est l’espace qui a servi d’univers à toute une flopée de familles qui espéraient exister. Survivre fut le credo quotidien de ces familles. Bien des querelles ont jonché cette promiscuité. Souvent pour des broutilles. C’était une manière de penser son existence.
De panser cette blessure sociale vécue d’emblée dès l’indépendance. Occupés à vaquer à leur profession, les hommes échappaient à ces rixes anodines mais riches de quelques vocables dont enfants nous aurions souhaité nous passer. Ainsi, pour mon père, véritable damné des chantiers, payé à la quinzaine.
Souvent endetté auprès de notre épicier attitré, Hamma. Il me souvient que feue ma mère m’envoyait systématiquement chez lui pour moult courses : dix douros de sucre, dix douros de café, quinze douros d’huile. C’était la chanson de mon enfance. Je répétais la quantité et le nom des denrées voulues par ma mère le long du trajet. Avec sa bonne bouille, Hamma ne manquait jamais l’occasion de sortir son stylo pour ses additions. Tu diras à ton père de passer demain pour me régler, sinon plus de crédits.
Il était notre créancier, mais aussi un peu notre sauveur car sans lui, il était difficile de boucler les fins de mois au vu des maigres salaires de nos parents. Certains étaient toutefois mieux lotis que nous. Surtout que, les mères vaquant aux affaires domestiques, les pères échappaient aux draconiennes contraintes des chantiers. Si bien qu’ils leur arrivaient de sortir parfois avec un fruit à la main. Suprême bonheur pour un gamin d’alors
Le credo de nos parents ? Faire réussir leurs enfants par l’école, chkoula. Pour certains d’entre eux, ils ne purent hélas voir leur progéniture réussir ce fou pari d’en faire autre chose que de la chair à chantiers…
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