« Telle est l’imprévoyance ou plutôt la démence des hommes ; plusieurs, par peur de la mort, sont poussés à mourir. »
Sénèque, Lettre à Lucicius, Livre III, lettre 23.
« L’administration ne vous a jamais caché la réalité. Aux heures les plus cruelles, nous vous avons montré les statistiques. On ne vous a jamais caché le nombre des morts et des mourants. Nous avons fait tout notre possible pour enrayer la maladie en prenant des mesures austères, voire antipopulaires. Nous n’avons aucune raison de mentir aujourd’hui. »
Eugène Ionesco, Jeux de massacre, éd. Folio, Théâtre.
« Tu trouveras, certes, que les plus proches de ceux qui ont cru [il s’agit des musulmans] par l’amitié sont ceux qui disent : ’’Nous sommes chrétiens’’, et cela parce qu’il y a, parmi eux, des prêtres et des moines et parce qu’ils ne sont pas orgueilleux. »
Coran, Sourate 5, verset 82.
Allez voir ce magnifique spectacle dans un cadre pour le moins hors du commun à la Chapelle des Italiens[1], en plein cœur d’Avignon non loin de la cité des Papes. La résonance des voix, notamment la soprano Valéria Florencio incarnant la Vierge Marie accompagnée parfois par la magnifique voix ténor du chrétien libanais Joseph Naffa interprétant l’imam faisant l’Azhan (et en d’autres apparitions jouant un terroriste du GIA encagoulé) et s’exprimant dans un parfait arabe. De même que les dialogues entre prêtres joués par Pascal Joumier, Yves Sauton, Dominick Breuil, laisseront une profonde empreinte. A cela s’ajoute la splendeur du lieu qui vous touche en plein cœur à l’instar des voûtes, des ogives, la hauteur des colonnes, et les bougies au milieu des ténèbres comme lors d’une communion ou prière. Voyage œcuménique et spirituel dans ce qui unit le plus profondément les humains, à savoir l’espoir, la justice, la paix, la liberté, l’égalité, la fraternité, l’amour, et surtout la compréhension et l’acceptation de l’Autre, quel qu’il soit.
Créée en 2019 par Pascal Joumier, comédien, metteur en scène et co-auteur avec Yves Sauton lui-même comédien, la pièce “La passion selon Tibhirine” évoque la tragédie des moines trappistes français assassinés en Algérie en 1996. Contexte qui rappelons-le préfigurera le climat anxiogène que nous connaîtrons depuis le 11 septembre, les attentats de Charlie Hebdo, le 13 novembre au Bataclan, jusqu’à la psychose mondiale liée à la pandémie et aux mesures de confinements.
Pascal Joumier nous expliquera qu’il n’aura pas voulu reprendre et refaire le film Des hommes et des dieux[2]. La pièce en effet se veut encore plus intimiste dans un huis clos, ayant comme cadre l’église avec une immense croix lumineuse, et portée sur la réflexion presque philosophique de ce qu’est l’autre. Comment être chrétien si on reste indifférent à la souffrance de l’autre[3] ? Si on ne vit pas avec l’autre ? Et au-delà, le théâtre s’y prête à merveille, comme le disait Jean-Paul Sartre sur le garçon de café, nous sommes tous quelque part en représentation, ne dévoilant que le rôle, le statut social, ce à quoi nos représentations nous assignent, petite partie émergée de nous-mêmes qui cache notre univers intérieur fait d’affects, de désirs, de rêves, de tiraillements, de tragédie, en somme la complexité de nos identités et de notre être profond. Et cette pièce nous renvoie dans ce contraste saisissant entre le tumulte politique et l’insécurité du monde extérieur, et le recueillement de ces hommes dans ce qui est le plus profond en soi, la quête de sens[4]. Ici, interroger Dieu, chercher des réponses dans le silence de la méditation, de la prière.
Moines très intelligents qui comprennent le contexte politique tendu dans lequel est inscrit leur village et leur pays l’Algérie, à savoir une oligarchie de militaires[5] au pouvoir qui ne veut rien céder, et les aspirations du peuple à plus de justice, de liberté et d’égalité, comme aujourd’hui au lendemain du Hirak ou manifestations en Algérie[6].
Dialogue qui a mon sens est au cœur du spectacle, lorsque le terroriste rend visite au moine et que le prêtre en citant le Coran et les dire du prophète Muhammad n’aura de cesse de scander comme un appel ou un rappel (Dikr) à la fraternité, au dialogue, et à la paix. Ce que le Coran et la tradition prophétique n’aura de cesse d’ordonner, et que les musulmans à travers l’Histoire essayeront de mettre en œuvre et de respecter[7]. Laissant le terroriste sans arguments.
Ce projet, né des écrits spirituels des moines de l’Atlas, est un plaidoyer pour la tolérance. À travers la pièce, l’auteur a voulu renouer le dialogue entre christianisme et islam[8], rappeler ce qui unit tous les croyants quelle que soit leur religion.
Ici, Pascal Joumier leur rend hommage. En reprenant leurs textes leurs lettres leurs correspondances qu’ils ont laissés et qui témoignent d’un engagement sans faille pour leur foi et pour les hommes. On chemine avec eux tout en sachant l’inéluctable destin qui les attend. Et on partage leurs convictions, leur fidélité, leur humanité, jusqu’à deviner leur sacrifice dans un Avé Maria et Allahou Akbar qu’entonnent chaque prêtre et imam, du haut de l’autel lors de l’office et du minaret lors de l’appel à la prière.
Cela s’inscrit aussi dans un travail plus large d’Yves Sauton qui aura écrit et mis en scène un excellent spectacle sur De la Boétie, Discours de la servitude volontaire, renouant avec les problématiques sur le peuple et les tenants du pouvoir ou comment leur donnons-nous nos yeux et nos mains pour mieux nous asservir ? (Allusion prophétique des métadonnées ou réseaux-sociaux[9]). Yves Sauton qui aura écrit et fait joué lors d’un atelier pour adultes La malle en fait des caisses, abordant le questionnement de la création artistique dans un contexte de guerres, de maladies, de pandémies autour d’une certaine boîte de Pandore, et dont les comédiens avertiront dans la scène finale de leur retour l’année prochaine dans Jeux de massacre d’Eugène Ionesco. Faisant un lien dans toutes ses pièces qu’il a écrites, entre pouvoir et les différents fléaux causés par l’Homme, et en creux la tension entre liberté et autoritarisme ou asservissement. D’aucuns diront asservissement à Dieu ou aux hommes ?
En effet, comment ne pas faire le lien entre le Terrorisme[10] qui à l’instar de la pandémie mondiale du Coronavirus semblent nous pendre au nez comme une fatalité tangible, non pas une idée abstraite de la mort mais inscrite au quotidien. Le tout instrumentalisé dans un brouhaha médiatique kafkaïen de pseudo-experts, et de dirigeants allant à plus de contrôles et d’atteintes aux libertés[11]. Comme quelque chose d’absurde qui peut nous tomber dessus à tout moment, rappelant à nos sociétés modernes la réalité de la vie, à savoir la mort omniprésente, à l’instar du fameux conte persan où un certain Sultan s’étonne du départ de son vizir pour Samarkande, alors que la mort elle-même fut surprise de le rencontrer à Baghdâd[12].
Pour la petite histoire, lors des décennies noires (années 90) de guerre civile en Algérie, j’étais étudiant au lycée à Carpentras puis à l’université. Certains de mes camarades racistes m’affublaient et m’appelaient par des surnoms tels que « Le FIS » ou « Saddam Hussein », et me prêtaient une filiation avec « cette obscure religion barbare qui tue des civiles ». Ils ne voyaient en moi qu’un arabe, rien de la complexité de mes identités (de culture maghrébine, française, américaine[13]), de mon vécu et de mes aspirations artistiques. Pourtant en terminal j’avais beau avoir été chanteur dans un groupe de Rock, bizarrement, je me retrouvais dans la peau de Cet étranger que décrivait Camus, un mélange de Meursault qui tue sans comprendre pourquoi et de l’arabe. Meursault qui avait eu le mérite d’être décrit par Albert Camus et dont on pouvait comprendre l’absurdité et la psychologie de son acte. Quant à l’arabe il était un dommage collatéral faisant partie du décor et encore une fois déshumanisé. Il aura fallu attendre Kamel Daoud et sa contre-enquête[14] pour connaître sa version, lui donner un visage, une âme, une humanité.
Et assis là, parmi le public, encore une fois, loin de la propagande médiatique d’une guerre civile obscure « entre arabes ou barbares[15] », il aura fallu attendre le discours œcuménique, humaniste de ces moines, pour avoir la sensation qu’ils ne faisaient qu’un avec les algériens, qu’ils vivaient leur quotidien, leur difficultés, leurs espoirs, leurs détresses. Et si c’était cela qui manquait en France et dans nos sociétés modernes en crises ? Un grand récit[16] d’une humanité commune. Non pas les uns contre les autres, mais tous ensemble. Ce même récit qui à l’heure des grandes utopies et euphorie des Trente Glorieuses[17] faisait l’éloge de la technologie[18] et du vivre-ensemble. Lorsque les tours et les grands ensembles urbains n’étaient pas considérés comme des « Territoires Perdus de la République » mais comme une deuxième Révolution en plein boom industriel et baby-boom[19] et plein emploi, où travailleurs de toutes origines dans le bâtiment et dans les usines étaient unis et mus par les mêmes aspirations d’égalité et de justice social, dans des logements considérés à l’époque comme à la pointe de la modernité ?
Oui comment ne pas faire le parallèle au lendemain des guerres mondiales avec le terrorisme et la peste, en l’occurrence la peste brune, ce que d’aucuns qualifieraient aujourd’hui de peste verte[20], le tout dans un climat anxiogène de réchauffement climatique, d’épuisement des ressources naturelles, de guerres économiques[21], de guerre en Ukraine ou ailleurs, d’inflation, qui ne sont que les prémices de « ce déclinisme » dû aux effets de l’anthropocène[22] ? Ou plutôt le dialogue de sourd entre les tenants du « il faut continuer comme ça coûte que coûte » et ceux tirant la sonnette d’alarme[23]. A l’instar de Kafka ou de Camus ou Eugène Ionesco ou encore Beckett dans leurs textes et pièces, cette ’’Passion selon Thibirine’’ nous prend par la main via le théâtre pour nous révéler en creux le gâchis, l’absurdité, et la folie des grandeurs et prétentions de l’Homme à tout contrôler à tout dominer, sous couvert de discours et d’actions humanistes[24] ?.
A notre échelle, maintenir ou renouer le dialogue n’est-ce pas sortir des ornières et prêts-à-penser médiatiques pour aller vers l’autre ? Agir et être présent et s’inscrire en société malgré la propagande médiatique et la montée des nationalismes des populismes et des idées de l’extrême droite inscrites dans un imaginaire inconscient et ancestral[25] d’une impossibilité de vivre ensemble et la tyrannie mortifère d’un consensus faussement laïc pour ne pas dire faussement républicain[26] ? La démocratie n’a jamais été mieux portante que dans la diversité et l’acceptation du débat contradictoire[27] et la liberté d’expression[28]. Et si le théâtre et l’art en général n’était qu’une autre façon de renouer avec l’engagement social et politique[29] ? En effet l’art et le théâtre en particulier restent encore ces zones de liberté où le spectacle vivant peut encore tout dire, mais pour combien de temps, surtout lorsqu’on se rappelle qu’au plus fort de la crise et du confinement celui-ci était considéré comme non essentiel par nos dirigeants.
ar Amine Ajar
17 juillet 2022, 13 h 59 min
https://oumma.com/la-passion-selon-thibirine-ce-qui-nous-unit-festival-off-davignon-2022/
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