L’ancien ambassadeur de France à Alger Xavier Driencourt regrette que le « remords » inspire trop l’attitude des responsables politiques à l’égard de l’Algérie.
Manifestation d’Algériens vivant en France en soutien au mouvement de contestation du Hirak, le 7 avril 2019, à Paris.
Xavier Driencourt est ancien ambassadeur de France à Alger, poste qu’il a occupé à deux reprises (2008-2012 et 2017-2020). Il a récemment publié L’Enigme algérienne. Chronique d’une ambassade à Alger (Ed. de l’Obervatoire, 250 pages, 21 euros).
Où en sont les relations diplomatiques entre la France et l’Algérie ?
Il est souhaitable d’avoir des relations normalisées avec l’Algérie. Mais normalisées ne veut pas dire banalisées, car il est évident que nous ne pouvons pas avoir des relations banales avec l’Algérie qui nous est très proche à beaucoup de points de vue : géographique, historique, humain. Toutefois, les relations humaines et historiques sont une chose, les relations gouvernementales en sont une autre. Et là, je pense que nous devrions être davantage dans le rapport de force avec les autorités algériennes. On peut le regretter, mais je retiens de mes presque huit années en Algérie en tant qu’ambassadeur de France que les officiels comprennent le rapport de force. Et ils le respectent. Du côté français, par contre, notre vision de ces relations est peut-être trop marquée par l’affectif.
Que voulez-vous dire par là ?
Regardez le nombre de responsables politiques, de journalistes, de responsables économiques ou autres qui ont un lien personnel ou familial, affectif donc, avec l’Algérie. Chez les responsables politiques en particulier, il y en a énormément. Du coup, cela nous empêche d’établir une relation plus équilibrée. Du côté algérien, on est conscient de cela. Cette relation ne doit pas être banale, mais elle doit être normalisée. Elle est tellement multiforme avec les aspects historiques, les aspects migratoires, les aspects politiques, le Sahel, le Maroc etc., que c’est difficile. Je reconnais que c’est un peu la quadrature du cercle pour un gouvernement français ou pour un président de la République, qui, finalement, peine à définir une ligne directrice claire.
Précisément, comment jugez-vous l’état actuel de la relation ?
Le quinquennat de M. Macron avait commencé sur les chapeaux de roue, avec sa formule – certes prononcée avant l’élection de 2017 – sur « la colonisation, un crime contre l’humanité ». Et il s’est terminé avec la crise provoquée par les propos du président de la République, rapportés par votre journal en septembre 2021 [M. Macron avait évoqué un « système politico-militaire construit sur la rente mémorielle » de « la haine de la France »]. Aujourd’hui, il semble qu’on cherche à se « rabibocher », à se rapprocher. Personnellement, j’ai du mal à suivre la ligne directrice. Le gouvernement doit faire face à une grande difficulté à définir une politique. Pourquoi ? Parce qu’il y a des intérêts diplomatiques, stratégiques, migratoires, sécuritaires, économiques, qui sont divergents. C’est plus compliqué avec l’Algérie que ça ne l’est avec l’Allemagne ou avec l’Argentine, car l’Algérie, c’est à la fois de la diplomatie et de la politique intérieure française.
Revenons un peu à la politique mémorielle d’Emmanuel Macron. Qu’est-ce qui n’a pas marché, selon vous ?
Tout a plutôt marché, au contraire, dans cette politique mémorielle. C’est un domaine dans lequel il y a eu une très grande continuité du côté français. Il y a eu une ligne directrice très claire de la part du président de la République. Ce qui n’a pas marché, c’est qu’il n’y a pas eu d’interlocuteur du côté algérien. Alger n’a pas saisi la balle au bond. Et je crois que cela reflète essentiellement les débats au sein des autorités algériennes. Certains veulent sincèrement un rapprochement ou une réconciliation avec la France. Une normalisation, pour reprendre le terme que j’utilisais tout à l’heure. D’autres, au contraire, veulent une banalisation.
Vous faisiez référence à la logique des rapports de force. Cela signifie-t-il que vous déplorez une certaine naïveté française ?
C’est peut-être excessif de parler de naïveté. Je pense qu’il s’agit plutôt de manque de lucidité ou de manque d’objectivité. Notre classe politique et nos dirigeants de gauche comme de droite ne sont pas toujours lucides sur l’Algérie, pour des raisons historiques et affectives. Parce qu’il y a des remords permanents dans le regard qu’ils portent sur ce pays. La gauche parce qu’il y a eu la bataille d’Alger, parce qu’il y a eu toute la fin de la IVe République, parce qu’il y a eu les condamnations à mort pendant la guerre d’Algérie. François Mitterrand était garde des sceaux, ministre de la justice à l’époque, après avoir été ministre de l’intérieur. Puis, au début des années 1990, il y a eu la position ambiguë de Mitterrand et de Bérégovoy vis-à-vis du Front islamique du salut et l’absence de soutien économique et militaire français à l’Algérie. Quant à leurs homologues de droite, ils ont les mêmes remords, finalement, vis-à-vis de l’Algérie. Cela va du « Je vous ai compris » du général de Gaulle, au départ des pieds-noirs en 1962, à l’abandon des harkis. Enfin, il y a derrière tout cela la question de l’immigration qui gêne également les politiques, de droite comme de gauche. Du coup, nous avons une classe politique, sinon naïve, en tout cas en manque de lucidité.
Inhibée, en quelque sorte ?
Oui inhibée, car il y a 10 % de la population française qui a un lien avec l’Algérie.
Revenons un peu à la manière dont vous avez analysé le système algérien, lors de vos deux mandats. Comment le décrypter ?
L’ancien premier ministre algérien disait en substance : « Ce qui fait notre force, c’est notre opacité. » Cela résume assez bien ce système dont le fonctionnement me semble hérité des rapports de force issus de la guerre de libération, entre les différentes wilayas [préfectures], l’Armée de libération nationale, le Front de libération nationale [FLN]. Il y a une filiation très forte entre la période de la guerre et celle qui suit et subsiste aujourd’hui. On reste de nos jours sur un mode de fonctionnement toujours opaque et nationaliste. J’ai quand même noté un changement entre mes deux séjours. Durant le premier, le président Bouteflika était aux manettes, il était tout-puissant. Il y avait une espèce de consensus hérité de la guerre, un équilibre entre le président Bouteflika, les chefs d’état-major successifs et les services de renseignement [DRS]. Dans cet équilibre, il y en avait deux qui s’alliaient contre le troisième. C’était assez clair. Mais, lors de mon deuxième mandat, Bouteflika était malade, et le DRS avait été officiellement dissous. Le système se résumait à un tête-à-tête entre le chef d’état-major de l’armée, Gaïd Salah, et le frère du président, Saïd Bouteflika. Le mode de fonctionnement avait évolué. Pour un étranger, c’était donc extrêmement difficile de comprendre, d’analyser et de décrypter. Vous n’aviez pas accès à ces gens-là.
Mais vous maintenez la thèse de certains observateurs selon laquelle c’est quand même l’armée qui tire les ficelles ?
L’armée était sortie de son rôle traditionnel quand elle est apparue sur le devant de la scène, avec Gaïd Salah, durant le Hirak [mouvement de contestation de 2019]. Le chef d’état-major, vice-ministre de la défense, donnait le « la ». C’est lui qui a soutenu d’abord le Hirak, poussé Bouteflika à la démission, puis mis fin aux manifestations et enterré le Hirak. Aujourd’hui, l’armée est revenue à son rôle traditionnel : rester derrière le rideau, en quelque sorte. Mais, clairement, elle impulse et oriente, sans se mettre en avant comme pendant le Hirak ou même la « décennie noire » [années 1990]. D’ailleurs, le président de la République l’a bien reconnu dans ses propos rapportés par Le Monde, le 2 octobre 2021, où il parlait d’« un système politico-militaire qui dirige ».
Comment jugez-vous la posture algérienne dans la géopolitique régionale ?
C’est un peu simpliste et provocateur, mais je pense que l’Algérie a souvent été favorisée par des circonstances inattendues. Au sortir de la guerre civile de la « décennie noire », les attentats du 11 septembre 2001 à New York ont fourni à l’Algérie l’occasion de se ranger clairement dans le camp américain, ou plutôt le camp de ceux qui luttaient contre le terrorisme. Elle a ainsi pu réintégrer le jeu diplomatique dans le camp occidental. Aujourd’hui, nouvelles circonstances et nouveau coup de poker. C’est la guerre en Ukraine et la crise gazière qui permettent à l’Algérie de revenir dans le jeu et d’être courtisée par l’Italie et par d’autres. Il y a en outre la Russie, qui revient dans la région, au Mali notamment, d’où la France a été écartée. Là encore, les bonnes fées se penchent sur l’Algérie comme en 2001. On courtise Alger.
Cela ne relève pas de sa propre initiative, mais elle sait utiliser les circonstances. Je suis frappé de voir qu’elle peut aujourd’hui se permettre de tenir la dragée haute à l’Espagne, avec laquelle elle est en crise à propos du Sahara occidental, alors qu’elle a besoin de ce pays sur le plan économique.
Propos recueillis par Frédéric Bobin
https://www.lemonde.fr/afrique/article/2022/07/05/la-france-peine-a-suivre-une-ligne-directrice-dans-sa-relation-avec-l-algerie_6133406_3212.html
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Comment analysez-vous la crise algéro-marocaine ? Faut-il craindre une escalade conduisant à un affrontement entre les deux pays ?
Je ne suis personnellement pas très optimiste en voyant ces deux pays, qui ont tout pour s’entendre, gâcher ainsi leurs cartes. En fait, l’affaire du Sahara occidental est un prétexte ou une fausse raison. Il y a des fondamentaux dans la relation algéro-marocaine qui remontent au début des années 1960. Il y a déjà eu des guerres, on l’oublie parfois, entre les deux pays, notamment la « guerre des sables » de 1963. Il y a même eu des affrontements dès l’été 1962.
Ne faut-il pas reconnaître que la France avait légué une bombe à retardement avec le tracé de sa frontière coloniale ?
Dès l’été 1962, les Marocains ont en effet essayé de récupérer cette partie du territoire algérien à la frontière. Dans des documents diplomatiques que j’ai pu consulter, Hassan II, dès mai 1962, demande au général de Gaulle de régler le problème des frontières avant l’indépendance de l’Algérie.
Et les Français préfèrent botter en touche ?
Oui, parce qu’il fallait s’entendre avec le FLN. Et les affrontements ont commencé dès l’été 1962, et ensuite bien sûr en 1963. Au fond, le litige autour du Sahara occidental n’est pas une raison suffisante. Le vrai problème, c’est une lutte d’influence en Afrique et en Europe, en particulier en France. Et, aujourd’hui, le grand pas en avant du Maroc, c’est la carte israélienne. Cela change énormément la donne.
Dans quel sens ?
C’est la première fois qu’Israël met son nez ou le bout du pied de cette manière au Maghreb, le glisse dans la porte entrebâillée. On peut imaginer que les relations entre le Maroc et Israël se développeront sur le plan militaire, sur le plan des communications. Pour l’Algérie, c’est sans doute un très grand défi.
Propos recueillis par Frédéric Bobin
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