Cette nuit encore, comme toutes les nuits, seul dans son litson corps vieilli tremblant de rage et de douleurs, Vétéran Ya avait cherché refuge dans le sommeil ou dans la mort, sans pouvoir trouver ni l’un ni l’autre.
Il résolut alors de garder les yeux ouverts sur ses amertumes et de s’adresser à Dieu qui l’avait privé de la mort et qu’il implorait de ne pas le laisser davantage en face de ses impuissances, dans ce monde qui n’est déjà plus le sien, un monde qu’il ne reconnaît plus, où l’avidité et la trahison avaient remplacé la morale et la bravoure.
– Mon Dieu qui m’avez sauvé d’une guerre, ayez pitié de moi, ne me laissez pas mourir dans le désespoir d’une justice et d’un bonheur que je n’aurais pas su construire !
Il est trois heures du matin.
Il prend le journal de la veille. Il essaie de deviner ce qu’il y est écrit. Il n’y arrive pas. Il n’avait jamais appris à lire. Dans son hameau de Takhlijt Ath Atsou, sur le flanc du Djurdjura, il n’y avait pas d’école. Il fut éduqué par la vie, les légendes et l’histoire.
Très tôt, il entendait sa mère puis sa tante raconter l’épopée de Fadhma N’soumeur, la guerrière qui dirigea les batailles contre les troupes françaises conduites par le général Mac Mahon, futur maréchal de France et Président de la République.
« Ce fut ici, mon fils, dans notre hameau de Takhlijt Ath Atsou où tu es né, que Fadhma avait formé son noyau de résistance. Et c’est à Tazrout, où habite ta tante Tassadit, que les soldats français avaient été mis en déroute. On raconte même que parmi les plus valeureux combattants de Fadhma N’soumer figurait un Français qu’on appelait Cheikh Balthazar, évadé du bagne de Lambèse en 1853 et qui avait trouvé refuge dans les montagnes du Djurdjura.
Il savait travailler l’acier et fabriquait des armes à partir du minerai de fer du Zaccar, comme l’avait fait avant lui l’Emir Abdelkader…
Le chant du coq le ramène au présent. Le jour se lève. Encore une journée à profiter des siens, des petits enfants qui grandissent si vite et qui déclencheront en lui, ces spasmes d’amour qu’il pensait ne plus avoir l’occasion de connaître.
Il parle au colonel Cheikh Amar : « Je n’ai pas su nous éviter la meurtrissure de la trahison, mon colonel… ».
Il est trois heures. Dans la maison silencieuse, le vieux guerrier guette une voix qui lui annoncerait l’absolution, la voix de Cheikh Amar ou celle, plus paisible, de Saïd Babouche, mort guillotiné, peut-être celle d’Ali Mellah, ou la voix de stentor du colonel Sadek Dehilès, dit Si Sadek qui revenait de la Campagne d’Italie, enfin la voix d’un compagnon de guerre qui l’absoudrait de sa défaillance.
À tous ces martyrs tués au combat, Vétéran Ya décrit la forfaiture qui a suivi leur mort : « Mes amis, nous avons eu l’indépendance mais pas la délivrance. Des frères, comme nous les appelions, des frères se sont autoproclamés maréchaux de guerre, puis nouveaux maîtres et enfin, tout puissants monarques, imposant leur volonté, leurs hommes puis leur politique, puis leurs lois, puis leur dictature ! »
Il se mit à trembler, s’empara de la bouteille d’eau d’une main vacillante, but deux verres, fit une courte prière, puis regarda vers le plafond.
« Nous ne pensions qu’à tout donner, mon colonel ; eux, qu’à tout prendre », murmure-t-il.
Il a livré bataille aux voleurs de rêves. Il avait combattu l’Ordre du fusil, désespérément, douloureusement. Il avait 29 ans. Il rentrait de la guerre. D’une première guerre. Sept années à traquer l’ennemi et à essayer d’échapper à la mort. Ce n’était pas le plus dur.
Le plus dur, et il s’en rappelle encore, le plus dur c’était de se déshumaniser. Durcir son cœur afin d’entrer dans la peau du guerrier. Il n’avait plus droit à aucune faiblesse. Il s’était interdit de penser aux êtres chers, à la mère, à l’épouse, au père, aux enfants.. Il n’avait plus de mère, plus d’épouse, plus de père, plus d’enfants. Cela l’avait-il rendu plus fort ? Il ne sait pas.
Trop loin, tout ça, trop flou. Il se rappelle juste de sa douleur violemment humaine, sa douleur d’homme, de fils, d’époux, de père s’extirpant de ses amours pour ne devenir plus qu’une machine à tuer ou à traquer la mort. Non, il le sait en fait, cela ne l’avait pas rendu plus fort.
L’homme est né pour aimer. C’est par amour qu’il avait choisi de combattre l’armée de l’occupant puis celle des putschistes. Pas par haine. Par amour pour les siens d’abord, ces êtres chers, pour leur éviter de vivre dans l’humiliation et dans la servitude. C’est cela, rien que cela, les terribles raisons qui poussent un homme à choisir l’agonie à la vie.
Il avait retrouvé cette vérité auprès de ses petits-enfants, des bambins qu’il ne se lasse pas de prendre dans ses bras, de caresser, de gâter, de jouer à leurs jeux… Il se libérait un peu de cette frustration qu’il gardait en lui depuis l’indépendance : à son retour du maquis, il n’avait pas pris son fils dans ses bras, s’interdisant un privilège que les compagnons morts au combat n’auront plus jamais l’occasion de connaître.
Mais à qui dire cela ? A qui avouer qu’il n’était qu’un homme ? Un homme qui avait besoin de recevoir de l’amour et d’en donner.
Par bonheur, il retrouvait, au soir de sa vie, avec ses petits-enfants, toute son humanité nue, brute, apaisante. Il a besoin de leur pureté et de leur force. Il a besoin de leur amour. Il s’abandonne, depuis plusieurs mois, à retomber en enfance, lui qui n’avait connu ni l’insouciance de la jeunesse ni la quiétude de la vieillesse.
Cette nuit encore, seul dans son lit, tremblant de douleur et de dépit, ce soir encore le guerrier Vétéran Ya aura demandé pardon à son peuple. Il est six heures. On lui sert le café. Il tremble toujours. Sa femme lui tamponne le front avec une serviette humide.
Vétéran Ya crut entendre la fillette : « Grand-père, c’est vrai que tu vas mourir comme les vieux ? ».
Il ouvrit les yeux. Le bébé dormait toujours et sa petite-fille le tirait par la chemise : Hein, grand-père, c’est vrai que tu vas mourir ? Vétéran Ya prit sa petite fille par la main.
« Ah, ma petite fleur adorée, j’ai fréquenté des guerres et côtoyé toutes les morts, j’ai affronté les soldats français puis nos propres soldats, mais aujourd’hui il ne me reste que toi. Je ne me doutais pas que je terminerais ma vie comme ça, avec le parfum tardif de l’enfance. Tu vois cet arbre dans le jardin ? C’est un figuier, le figuier de mon enfance. Il est plus vieux que moi. J’y grimpais quand j’avais ton âge. Il n’est pourtant toujours pas mort parce qu’il se nourrit de la vie que lui donne chacun de nous. Tiens, voilà un bonbon au caramel. Mets-le vite dans ta bouche avant que ta mère ne nous voit, on risque de se faire engueuler. C’est bon, n’est-ce pas ? Tu veux garder ce bonbon le plus longtemps possible dans ta bouche ? Alors je vais te répondre. La vie, c’est comme ce bonbon, elle est si bonne et si belle qu’on a peur qu’elle se termine trop vite et qu’elle n’ait plus de miel. Mais rappelle-toi de ceci, ma fille : la vie ne s’arrête pas si on la remplit d’amour. L’amour est le miel la vie. Elle s’arrête seulement pour ceux qui n’ont pas ouvert leur cœur aux autres. Quand je ne serai plus là, je resterai dans ton cœur, et tu verras, je serai toujours avec toi…
– Même les jours où j’aurai beaucoup de devoirs ?
– Même les jours où tu auras beaucoup de devoirs à faire ! Tiens, voilà un autre bonbon.
La voix de sa femme qui priait pour lui, lui parvient timidement. Il a une dernière pensée pour ses compagnons d’armes. Puis il ferma les yeux.
Mohamed Benchicou
05/07/2022
https://lematindalgerie.com/inedit-veteran-ya-de-mohamed-benchicou/
Je pars ce jour à la guerre
Sans savoir pourquoi je me bats
On me dit qu’il faut la faire
C’est loin d’ici c’est là-bas
Je vais combattre les afghans
Je me demande ce que je vais y faire
On dit que ce n’est pas le Morvan
Ni nos garigues buissonnières
C’est la guerre des américains
Je n’y vais pas dans la joie
Ceux qui sont morts à Verdun
Au moins ils savaient pourquoi
Je voudrais que tu me jures
Surtout de ne pas m’oublier
Je ne sais combien elle dure
Compte les jours dans le sablier
Je verrai tomber nos hommesah
Loin du pays ils seront seuls
Tu mettras dans ton album
Nos larmes ainsi que les deuils
Je verrai d’autres mourir encore
De jeunes afghans de 20 ans
Des charniers et beaucoup de corps
Leur sang mêlé à mes tourments
Si je dois mourir ma belle
Hélas ! Ce n’est pas pour le bien
La mort est chose cruelle
Surtout quand on meurt pour rien
A mon enterrement sois austère
Tu recevras une belle médaille
Tu iras au grand ministère
Pour la rendre à ces canailles
Si j’échapperai au trépas
Je te raconterai ma détresse
Je caresserai notre chat
De ma main souillée qui pèse
Je t’écris ce chant d’amour
Que je partagerai avec toi
Retiens-le et à mon retour
Je te le mettrai au doigt.
Abderrahmane Zakad
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