François est arrivé dimanche 24 juillet au Canada, où il doit renouveler ses excuses historiques pour la responsabilité de l’Église au sujet des violences commises dans les pensionnats pour enfants autochtones. Dans le pays, les traumatismes liés à cette page de l’histoire sont encore latents. L’Église locale doit composer avec ce sombre passé et tente d’ouvrir une voie vers la réconciliation avec ces populations.
Bandana noir noué autour de son catogan, larges lunettes vissées sur le nez et mâchoire édentée, Pierre-Paul tourne en rond, cet après-midi-là, autour des tables de l’aide alimentaire du Centre de l’amitié autochtone de Québec. Perché sur son déambulateur électrique, cet habitué du lieu d’aide sociale, réservé aux autochtones en milieu urbain, est venu demander un « coup de main » administratif pour le versement de sa pension de retraite. Et sous l’écho lointain de la musique d’attente d’un organisme dédié, le sexagénaire tue lentement le temps.
À l’évocation de la visite du pape François, arrivé dimanche 24 juillet dans le pays pour demander pardon pour le rôle de l’Église dans les drames des anciens pensionnats pour autochtones, l’œil s’éclaire. « Je suis un survivant de celui de Sept-Îles (est du Québec) », gronde alors l’Innu, sans s’épancher sur ce passé d’enfant brisé. Quand François sera là, Pierre-Paul entend bien aller manifester. « J’amènerai une grande croix avec un enfant mort dessus. Croyez-vous vraiment que Dieu ait envoyé des prêtres pour nous faire subir tout ça ? Pour que des milliers d’enfants périssent entre les murs de leurs pensionnats ? », fulmine-t-il. Avant de lâcher, après un long silence : « Moi, sincèrement, je ne pense pas. »
Plaies béantes
Maltraitances, abus sexuels, spirituels, physiques, psychologiques… En les coupant de leurs croyances et de leurs traditions pour leur faire adopter un mode de vie euro-canadien, les exactions commises, entre 1831 et 1996, à l’encontre des près de 150 000 enfants autochtones passés par ces établissements dont la gestion avait été déléguée par l’État aux Églises – majoritairement catholique mais aussi protestantes – ont laissé des plaies béantes dans le pays.
« Là-bas, ils m’ont pris mon esprit. Comment survivre après ça ? Comment retourner dans une église sans que cela remue trop de choses ? Moi, je n’y suis pas retournée depuis », témoigne Flora Northwest, 77 ans, membre de la Nation crie de Samson et survivante de l’ex-pensionnat d’Ermineskin, à Maskwacis (Alberta). En mai 2021, les découvertes des restes de 215 enfants inhumés dans des tombes anonymes aux abords de l’établissement de Kamloops (Colombie-Britannique), puis de plus de 750 autres le mois suivant près de celui de Marieval (Saskatchewan) ont renforcé l’onde de choc au sein de la société canadienne. Et les semaines suivantes, une dizaine d’églises ont été incendiées dans des conditions troubles.
« Profond remords »
Comment l’Église locale entend-elle cette colère ? Qu’a-t-elle déjà engagé dans cet épineux chantier de demande de pardon et de réconciliation avec les autochtones ? « Beaucoup ont été blessés par ces pages de notre histoire et nous avons besoin de guérir notre mémoire », reconnait le cardinal Gérald Lacroix, archevêque de Québec. « Des hommes et des femmes d’Église n’ont pas été de bons témoins de l’Évangile sur nos terres. Ils ont commis des fautes, en défigurant le message du Christ. Il faut, indéniablement, le reconnaître. »
En septembre 2021, la Conférence des évêques catholiques du Canada (CECC) a déjà exprimé son « profond remords »aux populations autochtones en leur présentant des « excuses sans équivoque » : « Nous (les) invitons à cheminer avec nous dans une nouvelle ère de réconciliation, en nous aidant (…) à prioriser les initiatives de guérison, (…) à éduquer les membres de notre clergé (…) de même que les fidèles laïcs, sur les cultures et la spiritualité autochtones. » Peu après, elle annonçait allouer trois millions de dollars canadiens (2,28 millions d’euros), sur cinq ans, pour financer des programmes destinés à « améliorer la vie des survivants, de leurs familles et de leurs communautés ».
« Connexion »
« Au niveau national, nous avons fait ces dernières années des efforts supplémentaires pour rétablir des connexions avec ces populations », précise Mgr Richard Smith, archevêque d’Edmonton (Alberta). Pendant plus de deux ans, ce dernier a lui-même fait partie d’un groupe de travail sillonnant le pays à la rencontre des communautés autochtones. « Nous avons participé à ce qu’elles appellent des “cercles d’écoute” ou “de partage”, pour y entendre les douleurs et les espoirs qu’elles portent dans leurs esprits et dans leurs cœurs », explique-t-il.
Convaincu que le rétablissement des liens se jouera avant tout au niveau local, il encourage la pérennisation de ces espaces de dialogue, encore peu répandus. « À l’exception de quelques rares diocèses – notamment ceux d’Amos et Baie-Comeau –, il y a peu d’interactions entre les catholiques autochtones et ceux descendants des Européens », confirme le père Gilles Routhier, théologien et professeur titulaire de la chaire Monseigneur-de-Laval, à l’université de Laval (Québec). Une carence qu’il explique d’abord par « le fait culturel, dans la mesure où ces communautés ont une liturgie davantage inculturée, dans leur langue et avec leurs symboliques propres ».
« D’autre part, le système de “réserve”, créé pour ces populations par l’Etat fédéral, a contribué à créer une forme d’apartheid ; ils se réunissent entre eux sur ces terres. Pour sortir de l’ignorance, tout l’enjeu va être de réussir à créer des ponts, sans nier leurs spécificités », poursuit-il. Au sein de l’Église canadienne, quelques lieux tentent de relever cet épineux défi. C’est le cas de la paroisse du Sacré-Cœur des Premières Nations à Edmonton. En ce dimanche matin, la communauté locale s’est réunie pour assister à sa traditionnelle « messe autochtone » dans le gymnase temporairement prêté par un établissement scolaire voisin, en attendant que son clocher historique – en rénovation, après avoir été ravagé par un incendie en août 2020 – ne rouvre officiellement ses portes la semaine suivante.
« Une nouvelle culture de la réconciliation »
Fait notable, cette célébration intègre des rituels issus des traditions des Premières Nations, des Métis et des Inuits. Devant l’image d’un Christ crucifié au centre d’un cercle sacré, Fernie Marty, 73 ans, bénit avec une grande plume d’aigle les prêtres et fidèles arrivant devant un récipient dans lequel brûlent des bâtons de sauge. « Je crois au Créateur, quel que soit son nom. C’est une chance de pouvoir venir ici se purifier, prier et adorer d’une manière différente, tout en restant ancrés dans la foi catholique. Il y a une combinaison de nos cultures avec celle de l’Église, et cela donne quelque chose de très puissant… », s’enthousiasme l’homme tatoué.
Crâne rasé, chapeau à plume et tee-shirt orange – couleur symbolisant la mémoire des victimes des pensionnats –, Johan, 67 ans, est ici un paroissien blanc. « Nous sommes une grande famille, quelles que soient nos origines. Moi, j’identifie mieux le message du Christ aux choses telles qu’elles se vivent ici », poursuit celui qui a adopté avec son épouse deux enfants des Premières Nations, dont la mère, « survivante », est tombée, comme tant d’autres, dans l’alcoolisme. Alors que la société canadienne reste déchirée par les effets du colonialisme, « nous essayons de promouvoir une nouvelle culture de la réconciliation. C’est, en soi, déjà un signe que des gens issus de toutes les nations prient ensemble », martèle le père Mark Blom, prêtre associé de cette paroisse où doit s’arrêter François lundi 25 juillet.
« J’espère que le pape reconnaîtra qu’il est ainsi possible d’embrasser différentes cultures, d’honorer leur spiritualité, sans que cela ne dévoie notre identité catholique », confie-t-il. Que peuvent même apporter ces traditions à l’Église ? « Cela dépend de chaque nation, mais certainement une plus grande conscience de notre lien à la Création et du fait que nous sommes tous frères », répond le père Garry LaBoucane, lui-même métis.
Depuis 2002, ce dernier est aussi le directeur spirituel du Pèlerinage du lac Sainte-Anne, événement qui fait chaque année affluer, le 26 juillet – jour de la fête de la mère de la Vierge –, près de 40 000 autochtones de tout le pays aux abords de cette paisible étendue d’eau, à une soixantaine de kilomètres d’Edmonton. Un moyen de garder le lien : « C’est le plus grand rassemblement spirituel autochtone d’Amérique du Nord. C’est à la fois un pèlerinage, un temps de prières, mais aussi simplement un moment de retrouvailles familiales, amicales… »
Mots justes
Comment trouver les mots justes pour parler de Dieu devant ces assemblées, sans réveiller les traumatismes du passé ? L’exercice est délicat. Devant la communauté du Sacré-Cœur des Premières Nations, le père Blom axe son homélie sur la parabole du bon Samaritain, qui « s’arrête et panse les blessures de son prochain ». Brandissant deux tombes découpées en carton, il implore soudain : « Nous prions pour que notre paroisse soit en mesure d’inverser les préjudices causés aux peuples autochtones, par les colons et par le système des pensionnats. »
D’autres paroles, parfois plus difficilement audibles, peuvent encore accompagner le processus. Sans nier l’ampleur des exactions commises, « peut-être est-ce bon de rappeler que nous avons aussi des raisons d’être fiers d’autres pages de notre passé, assure le cardinal Lacroix. Regardons les figures des saints missionnaires François de Laval – premier évêque de Québec, qui avait défendu bec et ongles les droits des autochtones –, ou de Marie de l’Incarnation, fondatrice des ursulines de la Nouvelle-France, qui a eu une attention si spéciale aux besoins éducatifs des filles autochtones ».
« Tout le monde souffre de ce douloureux héritage historique. Y compris – et nous l’oublions souvent – les hommes et les femmes qui ont travaillé dans ces pensionnats et qui ont essayé de faire de bonnes choses dans un système défectueux, renchérit Mgr Smith. Ils sont aussi brisés de savoir que cela était mauvais. » Selon lui, outre la volonté d’établir des structures de dialogue au niveau national, les évêques canadiens devraient réfléchir, à l’automne lors de leur prochaine assemblée plénière, à la manière dont chacun peut désormais approfondir la relation avec les populations autochtones sur son territoire pastoral.
Car beaucoup en sont convaincus : la réconciliation ne pourra « pas se faire par le haut », mais en partant des spécificités culturelles des communautés, et des désirs et besoins qu’elles expriment sur le terrain. En attendant, tous espèrent que la visite de François contribuera à apaiser la situation, et à faire avancer les survivants et leurs descendants sur le chemin de la guérison. À la messe autochtone du Sacré-Cœur, l’homélie du père Blom touche à sa fin. Il a toujours à la main ses deux tombes en carton, et le voilà qui les retourne lentement, en les semi-juxtaposant. Ainsi apparaît, devant l’assemblée subjuguée, un grand cœur rouge vif.
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