« À Mansourah tu nous as séparés » · Que faire quand on est face au silence d’un père qui a tenté de refouler la colonisation française pour vivre en France ? La réponse de Dorothée Myriam Kellou a été un film. En images, elle part en voyage avec lui à Mansourah, son village natal. Ensemble, ils documentent une mémoire intime encore enfouie : les regroupements de populations pendant la guerre d’Algérie.
L’effacement. C’est le mot qui me vient à l’esprit quand on me demande de parler de l’Algérie. Je ne suis pas la seule. Ils sont nombreux comme moi, en France, ailleurs dans le monde, à s’interroger sur leur histoire, celle de leur père, de leur mère, de leurs parents, anciens colonisés. Ils sont nombreux à s’interroger et à faire face à un vide. Ils sont nombreux à avoir besoin de comprendre leur histoire, aussi douloureuse fût-elle, pour se construire au présent, de manière apaisée. Ils sont nombreux à chercher et à tomber sur des réponses archétypales, à s’enfermer dans des « identités racines », figées, mythifiées, qui les séquestrent plus qu’elles ne les libèrent. C’est pour moi, pour eux, pour nous que j’ai souhaité faire ce film : À Mansourah, tu nous as séparés.
Depuis mon enfance, je cherchais l’Algérie, le pays de mon père.
Enfant, l’Algérie avait pour moi la forme du silence et l’odeur des troquets algériens où mon père partait se réfugier. Il y rencontrait ses amis algériens. Il y retrouvait sa « mer », le bleu argenté des collines d’Algérie, image que j’avais faite mienne, avant que dans un reflux elle ne disparaisse de mon champ de vision.
Enfant, il m’emmenait au cinéma, au meilleur restaurant du coin. Là, il me parlait de son métier de cinéaste, des films qu’il avait vus, qu’il avait aimés, des films qu’il avait imaginés et commencé à coucher sur papier. Il avait toujours beaucoup d’idées, la tête pleine de projets de films comme Lettre à mes filles, un projet de film documentaire qu’il n’a jamais tourné.
Mon père nous a offert ce projet de film documentaire à ma sœur et moi un soir de Noël. À l’époque, je n’en ai rien fait. Je n’étais pas prête à affronter les blessures de mon père. Lorsque j’ai travaillé en territoires palestiniens occupés, j’ai commencé́ à m’interroger sur le fonctionnement d’un système colonial et les blessures qu’il peut infliger à la psyché́. C’est lors de mes études d’histoire aux États-Unis que j’ai commencé à questionner directement la mémoire de mon père.
« LETTRE À MES FILLES »
J’ai relu Lettre à mes filles :
En 1955, j’avais 10 ans. L’armée française avait décidé́ l’évacuation des hameaux trop isolés, dont celui dans lequel nous vivions : Mansourah. Nous avons été́ regroupés au centre, un lieu placé sous le contrôle de l’armée française. Le terrain était entouré́ de barbelés électrifiés et il nous fallait obtenir des autorisations pour cultiver nos champs laissés à l’abandon. Je ne suis jamais retourné dans mon village depuis cette époque. Je n’ai jamais revu ma maison, je n’ai jamais revu mes amis de Mansourah. Aujourd’hui, c’est mon rêve le plus cher d’y retourner.
J’ai appelé́ mon père.
— « Papa, c’est quoi les regroupements ?
— « C’est le point d’attaque d’une vie brisée par la guerre qui nous a donné́ droit à l’errance et à l’immigration. »
Cela n’évoquait rien pour moi. Quelle était cette mémoire que mon père avait préféré́ passer sous silence ? Qu’avait-il vécu ? Comment cette histoire l’avait-elle marqué ? Comment son rapport au monde avait-il été́ bouleversé ? Et eux là-bas, ses « amis à Mansourah » qu’il n’a pas revus depuis 50 ans, quelle mémoire portent-ils en eux ? Et qu’en ont-ils fait ? L’ont-ils transmise à leurs enfants ? Ont-ils, comme mon père, préféré la chasser pour continuer à vivre ? Et qu’est devenu le village de Mansourah aujourd’hui ? Comment a-t-il été́ transformé par cet épisode ?
À LA RECONQUÊTE D’UN PASSÉ INCONNU
Je lisais les livres publiés sur le sujet et passais plusieurs jours à fouiller les archives militaires de la guerre d’Algérie au Service historique de l’armée de terre (SHAT) à Vincennes. Plusieurs rapports dits « secrets » signés de la main du colonel Buis, commandant en chef du secteur de l’Hodna-Ouest, concernaient le regroupement des populations à Mansourah.
En 1962, on compte plus de 2 350 000 Algériens regroupés dans des camps créés par l’armée française et 1 175 000 dans des villages ou bourgs placés sous surveillance militaire française. Au total, c’est plus de la moitié de la population rurale algérienne qui a été déplacée de son lieu d’habitation d’origine pendant la guerre d’Algérie1.
Les regroupements de populations ont profondément modifié le visage de l’Algérie rurale. Les travaux de Pierre Bourdieu2 et de Michel Cornaton3 mettent en lumière les changements profonds et irréversibles que les regroupements ont causés dans les modes de vie et les mentalités des populations : abandon de l’agriculture familiale et de l’artisanat, développement du salariat, attentisme et immobilisme social, exode en masse vers les villes.
Malgré l’ampleur et les conséquences de ce phénomène historique, les regroupements restent largement absents de la mémoire collective, en France comme en Algérie. Benjamin Stora a un jour parlé des regroupés comme des « derniers grands silenciés » de la guerre. L’urgence était donc pour moi, cinquante ans après, d’accéder à la mémoire de mon père et de ceux, dans son village natal, qui ont grandi ou vieilli « à l’ombre des barbelés ». Aussi je souhaitais aller au-delà du point de vue de l’armée française qui présentait les regroupements comme outils de modernisation de l’Algérie rurale.
METTRE EN IMAGES L’INDICIBLE
J’ai pensé au cinéma pour accéder à cette mémoire, car c’est le langage que mon père a su me transmettre. Je n’avais pas d’expérience dans l’écriture de scénarios ou en réalisation. Je me suis lancée. Ce film était pour moi une nécessité. J’ai préféré ne pas l’inscrire dans le cadre de la commémoration officielle du cinquantième anniversaire de l’indépendance en Algérie. Je souhaitais qu’il soit coproduit par la France et l’Algérie, qu’il soit financé par plusieurs fonds dans le monde, qu’il reste libre dans sa fabrique, et qu’il échappe à toute histoire officielle. Ce projet de film devenait une obsession. Il était dévorant et dans mes rêves, j’étais dévorée, mais je refusais de lâcher. Je me sentais une responsabilité, parfois accablante de faire ce film, de mettre en lumière cette mémoire que j’avais pu recueillir dans le village. J’ai lancé une campagne de financement participatif et reçu des soutiens de toute part, et même depuis le village. « Pour le film », était-il écrit sur une enveloppe que j’ai reçue un jour en 2013. « Que le film que tu fabriqueras ne soit pas un tigre dessiné sur le capot d’une voiture en pleine pluie », était-il ajouté. Que ce film sur cette mémoire soit assez fort pour qu’il ne soit pas aussi vite effacé de la mémoire de tous, je traduisais.
Après plusieurs faux pas, j’ai pu faire les bonnes rencontres pour accompagner ce film, créer un réseau de soutiens et de confiance pour qu’il voie le jour. J’ai suivi une formation à la réalisation documentaire aux Ateliers Varan, réalisé une résidence d’écriture organisée par le Festival international du documentaire d’Agadir (Fidadoc) en partenariat avec Africadoc, j’ai trouvé des productrices en Algérie (Mariem Hamidat, HKE production), en France (Eugénie Michel-Vilette, les Films du Bilboquet) puis plus tard au Danemark (Sara Stockmann, Sonntag Pictures), sensibles au projet et désireuses de le porter avec moi, malgré les portes qui se refermaient. « Cette histoire est vieille de 50 ans, vous ne voulez pas passer à autre chose ? », ai-je un jour entendu. Je restais silencieuse. Pour « passer à autre chose », peut-être aurait-il fallu d’abord en avoir parlé ? Pourquoi n’existait-il encore aucun film lorsque j’ai commencé à travailler sur le sujet ? Les seules images qui existaient sur les regroupements étaient celles de l’armée française — un outil de propagande pendant la guerre.
Après plus de cinq ans, « 62 versions » d’un scénario (il y en a eu moins, mais c’est devenu une blague entre amis), et plusieurs repérages, je suis arrivée au premier jour du tournage. Ce jour-là, j’avais tellement le trac que je pensais avoir attrapé une grippe. Je restais emmitouflée dans les couvertures de la chambre de mon oncle. Hassen Ferhani, réalisateur du très beau film Dans ma tête un rond-point est arrivé. Il avait accepté d’être chef opérateur sur mon film. Elyas Guettal, l’ingénieur du son, également. Je suis sortie de la chambre et ai été heureuse de vivre un tournage miracle, où chacun s’est entièrement donné, ou tout m’a semblé fluide après tant d’années et d’embûches.
Mon père était là. Il était d’accord pour être filmé, il avait accepté de se réinscrire dans cette histoire, qui l’avait marqué lui aussi. Au départ, il ne voulait pas. Il préférait que je filme les autres. Il m’aura fallu plus de six ans pour que j’accède à l’intimité émotionnelle de mon père pour filmer l’indicible : le poids du silence. Aujourd’hui, il peut me raconter et dire aux autres son histoire, comme le film-mémoire que nous avions créé. À Mansourah tu nous as séparés est devenu un support à la narration.
Le film a été projeté en première mondiale au festival Visions du réel à Nyon, en Suisse, là où mon père avait projeté son premier film dans les années 1970. Je marchais donc dans ses pas. Je le suivais jusqu’à Mansourah, cette fois avec ma sœur et ma nièce, qui le découvrait pour la première fois avec les habitants du village. « À Mansourah, tu nous as rassemblés », m’a dit mon père à la fin du film. Je ne sais pas à qui le « tu » s’adressait — au film sans doute. Le film poursuit sa tournée, en France, en Italie, au Maroc, en Grèce, bientôt en Tunisie, aux Pays-Bas et au Canada.
À l’issue d’une projection dans l’un de ces festivals, j’ai demandé à mon père pourquoi il n’avait pu, pas su me raconter cette histoire quand j’étais enfant. Il m’a répondu : « Je voulais te protéger. » Mais le silence protège-t-il ?
DOROTHÉE MYRIAM KELLOU
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/algerie-coloniale-le-silence-de-nos-peres,3367
Vidéo :
«A Mansourah, tu nous as séparés»
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