Le jour du référendum d’autodétermination, Josette Ben Brahem (alias Josette Alia) sillonne Alger, déjà en liesse. Extrait de son reportage, publié à l’époque dans JA.
De jeunes Algériens aidés par des soldats de l’Armée de libération nationale (ALN) pavoisent les rues de la Casbah, à Alger, en juillet 1962. © Fernand Parizot/AFP
Les bureaux de vote vont fermer. Très âgé, tout cassé, un vieux général suit la rue de l’Aletti et se dirige vers le front de mer. Il a sorti un uniforme bistre, trop grand. L’uniforme des grands jours. Il a mis toutes ses décorations, des médailles sur plusieurs rangs, et bien enfoncé son képi de velours. Devant le bureau où les Européens votent encore, il s’est arrêté un moment, sévère. Puis il est reparti, les gants blancs à la main. Dans le soir qui tombe, on le voit s’avancer dans une rue puis dans une autre, calmement. Enfin la silhouette tremblotante disparaît comme une ombre blanche.
Flot humain
C’était un dimanche de juillet. Rue de la Lyre, rue de Chartres, la grande joie enfin s’épanouit. Un remous s’est formé dans la foule sans qu’on sache pourquoi… Tout à coup, des hommes, des femmes par centaines se mettent en marche. Sous les lampions et les drapeaux, un flot humain monte. Des bras se tendent, des drapeaux flottent au-dessus des têtes. « Tahia el-Djezaïr ! » (« Vive l’Algérie »). Un seul cri et un seul cœur, la foule roule de plus en plus vite, crie de plus en plus fort. Maintenant tout le monde court vers la route, vers on ne sait où. Les cris des femmes, les mains des hommes, tendus vers le seul « Tahia el-Djezaïr ». Une nouvelle Algérie est née, la fête maintenant peut commencer.
ON TWISTE UN DRAPEAU À LA MAIN : POURQUOI PAS ?
« Tahia el-Djezaïr ! ». Des milliers de cris, des milliers de voix. Des voitures qui passent à toute volée, des drapeaux claquant, les avertisseurs qui déchirent l’air. Crissements de pneus. Hurlements pointus des enfants accrochés par grappes à tous les véhicules. Pendant des heures, la grande ronde de la manifestation s’est déroulée sur les places, dans les rues, répandue dans Alger tout entière remuée.
Calots verts
« Tahia el-Djezaïr ! » Sous le soleil de midi, la joie s’échauffe vite. Aux carrefours, l’ALN apparaît, mitraillette au poing et canalise. Qu’importe. Cette joie est bon enfant et sans agressivité. Des jeunes filles en calots verts grimpent sur les camions. Des chargements hurlants se déversent partout. Au rythme lancinant de « Tahia el-Djezaïr ! » ou « Allah yarham ech-chouhada » (« Dieu ait l’âme des martyrs »), on danse le twist. Eh oui, on twiste un drapeau à la main : pourquoi pas ? L’essentiel n’est-il pas de crier, de danser, de sauter, de faire éclater enfin tous les carcans et toutes les contraintes ? La joie se déroule en nappes bruyantes et submerge et enveloppe tout dans les mêmes flots des cris.
C’EST UNE RECONQUÊTE SANS ARMES ET SANS VIOLENCE. MAIS UNE RECONQUÊTE QUAND MÊME
Oui, criez, criez encore, criez qu’on est libre ! Dans une grande débauche de drapeaux flottant bien haut, dans un grand mouvement de tout un peuple, tout le jour et toute la nuit !
Fini les humiliations
Des enfants épuisés continuent à courir sur les trottoirs, à chanter dans les camions. Des jeunes filles jouent les figures de proue sur les toits des voitures et ceux qui n’ont pas trouvé place sur un autocar, un camion, un scooter ou n’importe quel véhicule, ceux-là courent à pied dans tous les sens, pourvu qu’ils bougent, pourvu qu’ils participent. Et peu à peu, dans la ville submergée par les cris, la manifestation prend son sens. C’est comme dans la rue d’Isly, cette famille enivrée : un vieux bédouin loqueteux, sa femme, les quatre filles en vert et blanc se reposent un instant contre une porte. Des milliers de musulmans qui emplissent les rues à ras bord, ce n’est pas une manifestation, c’est une prise de position et une reconquête sans armes et sans violence. Mais une reconquête tout de même.
Aujourd’hui, les Algériens sont chez eux à Alger. Ils sont chez eux en Algérie. Finis les humiliations, les prisons, l’étouffement. Alger ce soir leur appartient. Les drapeaux blanc et vert flottent maintenant au poing du duc d’Orléans tourné vers la Casbah dans un dérisoire geste de conquête. Les drapeaux verts et blancs flottent aussi sur Barberousse car aujourd’hui les Algériens sont libres enfin.
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