De l’Afrique à l’Asie en passant par l’Amérique latine, le camp des pays qui ne veulent pas choisir entre les Occidentaux et la Russie s’élargit.
Plusieurs fois reportée, la visioconférence du président ukrainien, Volodymyr Zelensky, avec l’Union africaine (UA) s’est finalement tenue le 20 juin à huis clos, dans une grande discrétion. Un bref message accueilli poliment mais sans plus par les dirigeants africains. Le contraste est saisissant avec la solidarité enthousiaste du Congrès américain ou des Parlements des capitales européennes.
L’unité occidentale retrouvée face à l’agression russe en Ukraine va de pair avec une solitude relative mais bien réelle, qui va croissant avec l’installation de la guerre dans la durée. De l’Afrique à l’Asie en passant par l’Amérique latine, le camp des pays qui ne veulent pas choisir entre les Occidentaux et la Russie s’élargit.
L’objectif des sanctions économiques occidentales est de faire de la Russie de Poutine un état paria. Mais si l’économie russe se « désoccidentalise », elle ne se « démondialise » pas, développant ses échanges avec ces pays du « ni-ni ».
« Le monde constate la réalité brute des rapports de force : quand l’Occident paraissait tout-puissant, il a abusé de sa toute-puissance (Kosovo, Irak, Libye…). Beaucoup de pays, sans soutenir l’agression russe, ne sont donc pas fâchés que le monde ne soit pas unipolaire et ils voient dans la guerre en Ukraine davantage une bataille pour établir un rapport de force en Europe qu’une bataille sur des principes que tout le monde a violés », analyse Jean-Marie Guéhenno ancien secrétaire général adjoint de l’ONU chargé des opérations de maintien de la paix (2000-2008) et auteur notamment du Premier XXIe siècle (Flammarion, 2021).
L’« égoïsme » des Occidentaux
Si au Nord les voix discordantes sont rares, au Sud elles se font toujours plus nombreuses face au risque de crise alimentaire. « Nous ne sommes pas vraiment dans le débat de qui a tort et de qui a raison : nous voulons simplement avoir accès aux céréales et aux fertilisants », rappelait le président sénégalais, Macky Sall, lors d’une visite à Paris après une rencontre avec Vladimir Poutine, début juin, à Sotchi, en tant que président de l’UA. Les pays de l’entre-deux sont l’une des principales cibles de la propagande de la diplomatie russe.
Le 24 juin, jour où le Conseil européen reconnaissait à l’Ukraine et à la Moldavie le statut de pays candidat à l’entrée dans l’Union européenne (UE), le président russe, lors d’un sommet avec les dirigeants des BRICS (pour Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), dont aucun n’a pris de sanction contre Moscou, pourfendait les « actions égoïstes » des Occidentaux et appelait à créer « un système réellement multipolaire ».
Une résolution condamnant la Russie avait été votée le 2 mars à l’Assemblée générale des Nations unies par 141 pays et seuls quatre Etats (Biélorussie, Erythrée, Corée du Nord et Syrie) avaient soutenu Moscou. Mais 35 s’étaient abstenus, dont la Chine et l’Inde. Le 7 avril, seuls 93 Etats (sur 193 membres) ont voté la suspension de la Russie du Conseil des droits de l’homme, 24 étaient contre (dont la Chine cette fois), et 58 se sont abstenus, parmi lesquels nombre de pays émergents. « Ils veulent faire entendre leur voix dans un conflit qui, plus encore que jadis, durant la guerre froide, les frappe directement par les envolées des prix du blé ou de l’énergie et par leurs effets systémiques », analyse Bertrand Badie, professeur émérite à Sciences Po.
La prudence au Moyen-Orient
On aurait pu imaginer que les pays du Sud, à commencer par ceux d’Afrique, éprouvent une certaine solidarité avec l’Ukraine, victime d’une invasion aux relents colonialistes. « C’était sous estimer l’ampleur du ressentiment anti-occidental, l’indignation face à ce qu’ils ressentent comme un deux poids, deux mesures, la survivance de liens tissés à l’époque soviétique et une sympathie de leurs dirigeants pour les thématiques conservatrices portées par Moscou », explique le politologue Jean-François Bayart, auteur notamment de L’Energie de l’Etat (La Découverte, 780 pages, 28 euros).
Au Moyen-Orient, même certains des alliés les plus fidèles des Etats-Unis, à commencer par l’Arabie saoudite ou les Emirats arabes unis, refusent les sanctions et tiennent à garder ouvert le canal de communication avec Moscou. Israël est tout aussi prudent. En Amérique latine, Poutine peut compter sur le soutien des régimes vassaux cubain et vénézuélien, mais la plupart des dirigeants de gauche modérés, au pouvoir ou dans l’opposition, mais aussi certains de droite, accusent les Etats-Unis d’être aussi, voire principalement, responsables de la guerre.
Ce retour des blocs fait ressurgir l’esprit du non-alignement tel qu’il s’était exprimé en 1955, lors d’une conférence à Bandung, en Indonésie, à l’initiative notamment du président Sukarno et de ses homologues, l’Indien Nehru, l’Egyptien Nasser, le Ghanéen Nkrumah. « Nous vivons une sorte de Bandung 2 avec un même bloc afro-asiatique uni dans un refus commun de s’impliquer dans le conflit entre l’Occident et la Russie comme auparavant entre l’Est et l’Ouest », souligne Bertrand Badie, tout en reconnaissant les évidentes différences. L’époque des grands affrontements idéologiques est finie. « Le non-alignement d’aujourd’hui est plutôt la reconnaissance que, dans un monde transactionnel, les intérêts nationaux sont mieux servis par une approche au cas par cas qui évite de prendre des coups », explique Jean-Marie Guéhenno.
Ces nouvelles fractures apparaîtront dans toute leur évidence lors du sommet du G20 prévu les 15 et 16 novembre, à Bali, en Indonésie. Les Américains ne souhaitent pas la venue de Vladimir Poutine, membre de plein droit de cette instance réunissant les principales puissances économiques, que le président indonésien Joko Widodo a invité, proposant de faire venir aussi Volodymyr Zelensky. La Chine et nombre de pays émergents, à commencer par les BRICS, soutiennent le point de vue de Djakarta. Certains, comme Pékin, sont proches de la Russie tout en gardant une certaine distance ; d’autres le sont moins. Mais, à leurs yeux, l’essentiel est de préserver le fonctionnement de l’économie mondiale, même si, entre-temps le Vieux Continent s’enlise dans la guerre.
Publiéi le 2022-07-01 à 15h30
Marc Semo
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