Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 6/10 : Enfin, maître d’école, presque !
Par décision du capitaine, je devins ainsi le “taleb” de ces “élèves” adultes dont le statut était particulier : en réalité, ils étaient salariés de l’armée française, et donc combattaient les rebelles du FLN… Les Chambi rejoignaient leur maison dans le village et les Réguibats campaient à proximité du bordj dans leur Khaimas[1], avec femmes et enfants. Mes promenades du soir ou du dimanche m’ont souvent conduit vers leur campement. Et j’étais invité, assis sur des tapis, à boire les trois verres de thé à la menthe, selon un rite immuable : la bouilloire sur un petit feu de bois alimenté par la femme, la boite de thé chinois en fer blanc, la poignée de menthe fraîche récoltée dans le jardin de l’oasis et le pain de sucre conique que l’on casse à l’aide du cul d’un verre. Trois verres, en effet : le premier très sucré ; on rajoute de l’eau bouillante dans la théière pour le deuxième verre puis le troisième verre. On savoure en silence, à l’entrée de la tente, dans la contemplation muette du paysage minéral. Sur la hammada [2]déserte où se détachent quelques zéribas[3] et d’autres Kheimas, des silhouettes se découpent. On se salue : “salamaleikoum ! Aleikoum salam !” Venant du village proche, des voisins s’acheminent vers leur tente.
Flâner dans l’oasis
A la mi-mai, je délaisse la chambrée pour m’installer au bordj Claverie, situé sur une colline à proximité du poste de commandement. Je dispose d’une chambre individuelle, près de l’atelier de réparation des 4/4 et camions du peloton porté, je suis ainsi disponible pour répondre aux demandes de plein d’essence…
A la CMS, pas de permissions. Où irions-nous ? Quand le travail est fait, les méharistes ont quartier libre. Nos randonnées nous conduisent généralement vers l’erg qui domine à l’horizon lointain. Pour parvenir au pied des immenses dunes, il nous faut traverser la hamada, plateau caillouteux et désertique, à l’horizon duquel se profilent les dunes rosâtres. La marche en naïls[4] est rendue pénible en raison du fesh-fesh, qui craque sous les pas. Plus fréquemment, nous allons flâner dans l’oasis, dont la verdure et la fraîcheur détendent de journées parfois bien chaudes.
A quelques kilomètres du bordj se situe l’ancien ksar[5] Tabelbala, aujourd’hui en ruine mais qui, situé sur un piton rocheux, témoigne d’un passé de résistance aux tribus qui empruntaient ce couloir entre l’erg El Atchane et le Kahal Tabelbala. Il est fréquent que lors de nos sorties nous découvrions des vestiges archéologiques, pointes de flèches et bifaces en particulier. Autres témoignages d’un passé beaucoup plus ancien où la région était verdoyante, riche de cultures et de gibier…
Les foggaras, canalisations souterraines
Autre attraction des marcheurs, les foggaras,[6] ces canalisations souterraines qui, sur des kilomètres, acheminent l’eau douce de la nappe phréatique vers les jardins de la palmeraie. Il n’est pas possible en effet d’utiliser l’eau saumâtre des puits de l’oasis ; elle est cependant pompée pour remplir la piscine du bordj. Une foggara peut avoir un développement de 2 à 10, voire 15 kilomètres. Les canalisations suivent une pente légère (quelques millimètres de dénivelé par mètre) et courent à environ 5 ou 10 mètres sous la surface du sol, jusqu’à arriver à fleur de sol dans les jardins. La foggara proprement dite a un diamètre suffisant (1 m à 1,20 m) pour permettre le déplacement d’un homme courbé, travailleur progressant d’aval en amont au moment du percement, et ouvrier circulant pour effectuer des travaux d’entretien. En surface, les cônes de déblais ou les ouvrages maçonnés jalonnent le trajet de la foggara (et de l’eau) entre la nappe et le bassin de réception. Construits tous les 12 à 15 mètres, ces cônes protègent l’orifice en même temps qu’ils permettent de surveiller l’écoulement et, au besoin, de descendre dans la foggara pour déblayer le point précis de la galerie qui viendrait à être obstrué. Quelques-unes de ces constructions sommaires subsistaient encore sur les foggaras de Tabelbala en 1962. Que sont-elles devenues 50 ans après ? Au débouché de chaque canalisation dans la palmeraie, l’eau est reçue dans de petits bassins. Son débit est soigneusement mesuré avant qu’elle ne reparte pour être parcimonieusement redistribuée entre les jardins, moyennant le versement d’un écot par les propriétaires. A la sortie du bassin de réception, l’eau passe alors par une “chebka” (= grille), qui est une plaque de cuivre – ou de terre cuite – percée de trous, le “kassis” ou “kesra” (= peigne), dispositif répartiteur, qui permettra la redistribution de l’eau de la foggara calculée en doigts ou en demi-doigts, selon le cas ; elle peut alors s’en aller par de minuscules rigoles (“seguia “) qui parcourent la palmeraie et la conduisent vers les jardins.
Ces extraordinaires systèmes de captage et d’adduction d’eau d’irrigation existent depuis le 1ersiècle de notre ère selon le modèle existant dans certaines régions de la Mésopotamie. Pour couvrir les besoins en eau et lutter contre l’aridité importante de la terre sans laisser prise à l’évaporation, parfois considérable dans le Sahara, il fallait en effet trouver un moyen d’irrigation adapté.
[1] La khaïma (la « tente » en arabe) est la tente traditionnelle utilisée par les nomades dans les zones désertiques et arides de l’Algérie, Mauritanie, Maroc et les pays du golfe persique. Dans la société sahraouie, le terme khaïma désigne aussi la notion de famille, foyer, voire la tribu. (source : Wikipédia)
[2] Une hamada, ou hammada, désigne un plateau rocailleux rencontré dans les régions désertiques telles que le Sahara. Elle est le plus souvent composée de calcaires lacustres ou de croûtes calcaires…
[3] Zériba : hutte en palmes.
[4] Naïls : sandales sommaires
[5] Ksar : village fortifié
[6] Foggara : voir croquis
Paul Huet
https://www.ancrage.org/temoignage-algerie-sahara-1960-1962-6-10-enfin-maitre-decole-presque/
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 7/10 : le chameau à tout faire
Autre curiosité incongrue dans ce désert : des carcasses de fusée, laissées par le centre de tir d’Hammaguir[1]. L’un des méharistes récupérait d’ailleurs les écrous et vis qui restaient sur les tôles… Bricoleur dans l’âme, il réparait tout ce qui pouvait l’être, cafetières, postes à transistors… Avec ces carcasses, il pouvait assouvir sa passion du bricolage.
Fin février de cette année 1961, un fort orage s’abat sur la région. Le fait est rare, évidemment, une fois tous les dix ans, mais c’est une vraie catastrophe dans le village dont l’argile des maisons résiste mal aux 15 mm d’eau déversés en peu de temps. La piste du terrain d’atterrissage est totalement détrempée et le C 47 qui achemine toutes les semaines courrier et ravitaillement ne peut se poser. Les réserves dans les chambres froides sont épuisées, de même que la farine nécessaire à la fabrication du pain. Il est impératif de trouver un moyen de subsistance. Nous sommes réduits, la mort dans l’âme, à abattre un jeune chameau du peloton méhariste.
Vive le chameau !
Dans cette société de pasteurs sahariens, le chameau est évidemment primordial pour la survie. Avec un estomac pouvant contenir deux cent cinquante litres d’eau, le chameau peut voyager sans boire cinq jours durant pendant les jours les plus chauds de l’été, ou sept jours en hiver si les pâturages sont abondants. Il est capable de parcourir soixante kilomètres par jour, avantage considérable étant donné la rareté et la dispersion des pâturages. Le chameau est également une excellente bête de charge, tant pour les migrations des nomades que pour le transport de marchandises sur de longues distances, puisqu’il peut porter jusqu’à 150 kilos.
Rappelons aussi que les nomades utilisent les poils du chameau pour fabriquer leurs tentes (kheimat) et la peau pour faire du cuir et orner leurs armes. Quant au lait de chameau – une femelle en produit environ 6 litres par jour et jusqu’à douze litres pendant les six mois d’allaitement – il constitue l’élément de base de l’alimentation des nomades. Le chameau est également une très bonne monture de combat – comme dans les compagnies méharistes – une monnaie d’échange, et, en plus du sel extrait dans les sebkhas sahariennes (salines), le principal “produit d’exportation” des nomades. Les nomades élèvent aussi des chèvres dont ils utilisent le lait, la viande, la peau et les poils.
Les produits fournis par les chameaux et les chèvres ne suffisaient pas à couvrir les besoins des nomades. Ainsi, fréquentaient-ils les centres marchands tels que Tindouf et Goulimine, au nord du Draa, pour y échanger leurs chameaux, ou leur laine et leurs peaux, contre des “marchandises d’importation” comme des céréales, du thé, des pains de sucre, des armes et autres produits manufacturés.
La gazelle au regard émouvant
Ils participaient aussi, en tant que guides, escorteurs ou commerçants indépendants, au commerce caravanier sur de longues distances qui, selon les époques, transportait des biens précieux tels l’or, les esclaves, les plumes d’autruches et la gomme arabique, de la savane et des forêts au sud du Sahara aux marchés du Maghreb et d’Europe et, en sens inverse, des biens manufacturés tels que du tissu.
Tuer un chameau pour se nourrir est donc une solution de dernier recours. Il est nécessaire de trouver un autre moyen de se nourrir en attendant la prochaine livraison aérienne de vivres frais. On part en 4/4 à la chasse à la gazelle sur la hamada. Cruelle chasse ! Les magnifiques animaux, pourtant très rapides, ne peuvent résister à l’assaut des Dodges et aux balles des fusils de guerre. Si la mort par balle ne survient pas en raison de la maladresse des tireurs, c’est alors l’effondrement de la bête dont le foie éclate ! Il faut alors achever par balle une gazelle dont le regard émouvant semble comprendre le sort qui lui est réservé.
[1] Hammaguir : base de lancement de fusées de Colomb-Béchar. Elle fut laissée à disposition deautorités françaises cinq années supplémentaires, après 1962, pour pouvoir poursuivre les essais en vol nécessaires à la mise au point des premiers missiles balistiques de la force de dissuasion et du lanceur spatial Diamant. Le site de Reggane, plus au centre du Sahara, était destiné aux tirs nucléaires.
La base est évacuée en 1967 conformément aux accords d’Évian. Parallèlement, et grâce à ce délai, Kourou, en Guyane française, prenait la suite immédiate sans interrompre ces programmes majeurs. (source Wikipédia)
Paul Huet
https://www.ancrage.org/temoignage-algerie-sahara-1960-1962-7-10-le-chameau-a-tout-faire/
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 8/10 : Les accords d’Evian
Ce 19 mars, suite aux accords d’Evian, le cessez-le-feu est proclamé. Le capitaine commandant la Compagnie veut solenniser la circonstance en organisant une prise d’armes dans la cour du bordj. Discours sur les valeurs de la France et tout ce qu’elle a apporté en Algérie depuis 1830, drapeau en berne, minute de silence… Ce cessez-le-feu qui prépare les algériens à leur indépendance est transformé en une défaite historique de la France. A travers les propos du capitaine, on sent bien son attachement à l’Algérie Française et sa tristesse de voir la fin programmée de cette glorieuse époque de colonisation.
Au bordj, rien ne change vraiment, la vie suit son cours. Cependant le vendredi 23 mars, et c’est le signe d’un prochain départ, le dépôt d’essence est partiellement liquidé. Les fûts vides sont chargés sur d’énormes camions Berliet et acheminés vers Colomb Béchar. Une importante réserve est cependant gardée pour alimenter les avions de passage et les véhicules du peloton motorisé.
Le dimanche 8 avril, comme le prévoyaient les accords d’Evian, un référendum appelle la population autochtone à voter pour ou contre l’Algérie indépendante. On a beaucoup dit sur ce référendum, en particulier sur la couleur, verte et rouge, des bulletins de vote, sachant que la couleur préférée des algériens est le vert…
Surveillance de la piscine
Le dimanche 22 avril, jour de Pâques, le père Janssens arrive à la palmeraie aux commandes de son “Broussard”. Ce prêtre hollandais vit depuis plusieurs années dans l’ermitage du Père de Foucauld à Béni Abbès et visite régulièrement ses ouailles avec son petit coucou. Le matin, messe au réfectoire puis inauguration du nouveau “foyer du méhariste”. Chacun sait pourtant que la présence militaire dans le bordj est en sursis et qu’il nous faudra, un jour proche, déménager pour ne plus revenir.
Depuis plusieurs semaines la piscine du bordj a été remise en état. On y a pompé de l’eau saumâtre et le bain est désormais un passe-temps bien agréable qui permet aux hommes de troupe de ne pas “glander” sur leur lit dans les chambrées. Ce dimanche de Pâques, je me retrouve de surveillance à la piscine, sage précaution du commandement pour éviter les ennuis dus à l’excès d’apéritif offert en ce jour de Pâques.
L’absent noyé au fond de la piscine
Le vendredi 11 mai, en présence du général commandant les troupes au Sahara, les deux pelotons méharistes sont accueillis au bordj. Partis depuis plusieurs mois patrouiller dans l’erg Er Raoui jusqu’à la frontière marocaine, ils reviennent à leur base pour reconstituer bêtes et gens que trois mois de nomadisation ont quelque peu malmenés, mais aussi en raison du récent référendum où la population a voté pour l’indépendance. Prise d’armes puis fantasia des méharistes, spectacle fascinant de cette charge des méharis contre un ennemi fictif, fusil brandi et coups de feu en l’air… Pour l’occasion, le commandant a invité un peloton de légionnaires basé à Colomb Béchar. Après avoir participé à la prise d’armes et défilé devant le général, c’est le moment de la détente qui voit méharistes et légionnaires se ruer au foyer du méhariste pour y étancher une soif que la température torride a accentuée. La chaleur incite chacun à se baigner. Le soir le lieutenant commandant le peloton de légionnaires fait l’appel de ses hommes. L’un d’eux manque à l’appel. Tout le monde se met à sa recherche, y compris dans le village proche. Ce n’est qu’à la tombée de la nuit qu’on le retrouve, noyé, au fond la piscine… Ses camarades l’habillent, le juchent sur l’un des 4×4, le recouvrent d’une toile et reprennent la piste vers Béchar.
L’Aïd El kébir
Il semble que le commandant, à l’approche d’un départ proche de la compagnie, fasse tout pour affirmer de façon évidente la présence française sur cette terre, même s’il est persuadé que la souveraineté française sur cette portion d’Afrique est bel et bien révolue. Après le retour des méharistes, une nouvelle occasion s’offre à lui : la fête musulmane de l’Aïd El Kébir[1]. Toute la compagnie est là, pelotons montés et portés, musulmans et roumis (chrétiens), occasion unique et ultime de faire la fête et de célébrer d’une certaine façon le lien entre français et algériens. Un immense méchoui est préparé par les chambis et servi à la koubba [2]des sous-officiers. Chacun est assis sur des couvertures de méharistes tandis que l’on sert l’anisette aux non musulmans. Puis on se rassemble autour des chèvres rôties que l’on taille en morceaux. Suivent le couscous, le thé à la menthe. Sous une tente réguibat, les hommes vont danser jusqu’à une heure avancée.
[1] Aid el Kébir : fête musulmane qui commémore le sacrifice d’Abraham
[2] Koubba : habitation carrée surmontée d’un dôme
Paul Huet
https://www.ancrage.org/temoignage-algerie-sahara-1960-1962-8-10-les-accords-devian/
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 9/10 : le salaire de la peur
La veille, jour de Pentecôte, la compagnie avait pris une journée de repos. Le soleil qui écrasait les dunes de l’erg Er Raoui avait calfeutré une bonne partie de la troupe dans les chambrées. Rares étaient ceux qui osaient s’aventurer sur la place d’armes, même l’ombre des koubbas ne procurait que peu de fraîcheur. La nuit avait cependant rafraîchi l’atmosphère, procurant une agréable sensation de bien-être.
Ce lundi de Pentecôte avait commencé comme un jour ordinaire avec ses tâches à réaliser sous la même chaleur accablante. Un jeune récemment arrivé au bordj avait dû être évacué vers Alger par un C 47 venu spécialement le rapatrier vers des horizons plus cléments.
Chicaya
Soudain, en fin de matinée, des bruits confus parviennent du village qui jouxte le Bordj. L’une des sentinelles postées aux quatre angles des remparts envoie prévenir le capitaine Cosse. qui fait sonner le clairon et ordonne à chacun de prendre armes et chargeurs de cartouches. Chacun des méharistes obtempère à l’ordre, ignorant ce qui se passe à l’extérieur et craignant une attaque d’un commando de la Willaya 3. Mais aucune détonation n’a retenti. Par-delà l’enceinte du bordj parviennent des cris, des échauffourées… Cinq hommes sont désignés et, sous le commandement d’un lieutenant, sortent du bordj puis se dirigent vers le village.
En réalité, une chicaya [1]entre Maures Réguibat et Chambis a mis en émoi tout le village et la compagnie. Pour faire bref, disons que le caïd des Chambis veut prendre la femme de l’esclave noir d’un Réguibat. Quelques membres de la tribu réguibat tombent sur les Chambis à bras raccourcis, mais la femme est emmenée à la CAS. Le lieutenant commandant la CAS est menacé par les Maures. La femme est transférée à la mairie et de là, le caïd maure la prend chez lui. L’esclave noir vient se plaindre à la CAS et auprès du médecin. Maures et Réguibat en viennent aux couteaux. La compagnie méhariste est en état d’alerte, puis on parlemente et tout rentre dans l’ordre qui est celui de la coutume, non celui du droit… Il faut en effet préciser qu’à cette époque, les Réguibat achetaient encore des esclaves noirs, venant d’Afrique Occidentale (actuel Mali) par les routes du sel, afin de garder leurs troupeaux de chameaux. En 1960, un esclave valait 6 chameaux, une fortune ! Le Maure avait tout droit sur son esclave et sa famille. L’administration française, pour ne pas s’attirer d’ennuis avec ses fidèles goumiers, fermait volontiers les yeux sur ces pratiques contraires aux droits de l’homme…
Tinfouchy, le bagne des soldats du refus
A Tinfouchy, la CMS gérait un bordj, essentiellement un dépôt d’essence pour le ravitaillement du peloton porté, et une section disciplinaire qui accueillait des jeunes appelés récalcitrants au service armé, “soldats du refus”, délinquants, antimilitaristes, opposants politiques, généralement communistes, objecteurs de conscience… Il faut rappeler que le statut d’objection de conscience n’a été mis en place qu’après 1962. Le bordj Tinfouchy fut pour ces jeunes un véritable bagne d’où toute tentative d’évasion était impensable. Ils étaient soumis à une discipline rigoureuse et, à toute tentative de rébellion, enfermés dans une baraque en tôle, située en plein soleil au centre de la cour du bordj.
Nous étions à quelques jours de l’indépendance de l’Algérie. Il fallait penser à quitter les bordjs, casernes et fortins sans laisser quoi que ce soit à l’ALN [2]qui prendrait la suite en occupant les lieux. Le capitaine commandant la compagnie décida d’envoyer à Zegdou une escouade chargée de ramener les fûts d’essence et de kérosène à la CMS. Comme responsable du dépôt d’essence, je fus chargé de coordonner l’opération de transfert des fûts. Nous partîmes le 29 juin à 10 heures du soir avec un camion Berliet “gazelle” et deux GBO. Afin d’éviter la barre montagneuse infranchissable du Kahal Tabelbala, le trajet imposait de prendre la piste de Béchar qui remonte vers le nord puis, aux Oglats Béraber, d’obliquer vers l’ouest afin d’atteindre Zegdou à la frontière du Maroc. Le trajet de nuit permettait de ne pas souffrir de la chaleur. A 1 heure du matin, nous nous arrêtons au col Robert et dormons dans les camions. Nous repartons vers 7 heures et arrivons à Zegdou à 1 heure de l’après-midi. Le chargement des 200 fûts s’effectue dans l’après-midi du samedi et le dimanche.
Enlisement sur la piste
Le retour, dès le lundi matin 6 heures, laissait facilement penser à une opération de routine, mais une heure après notre départ, un camion, malmené par la piste, laisse tomber trois fûts qu’il faut remonter sur le plateau. Le pneu avant du second camion crève. Réparation malaisée sous la chaleur torride. Après des kilomètres de hammada sans d’autres ennuis, nous parvenons aux dunes qu’il faut franchir sur une piste instable, essentiellement constituée de fesh-fesh. La piste est quelque peu étroite et demande au chauffeur une attention de chaque instant pour ne pas s’ensabler. Dans une légère courbe, le GBO de tête rogne le bord sableux de la piste et sa roue avant gauche va s’enliser irrémédiablement, provoquant une gîte inquiétante du véhicule. Nous sommes encore trop loin de Tabelbala pour appeler un camion de dépannage. Il nous faut dégager l’engin par nos propres moyens. A l’aide d’une rampe, les 1OO fûts sont déchargés sur le côté de la piste. La roue est dégagée du sable et l’on parvient à placer dessous les “plaques à sable”, puis le chauffeur reprend le volant avec quelque appréhension et remet son engin sur le dur de la piste. Les fûts sont remontés sur la plate-forme du camion. L’opération a duré 7 heures… Au moment de partir, l’un des gars, au moment de remonter dans la cabine se fait piquer au talon par un scorpion. Rapides soins d’urgence en attendant le retour. Vers 9 heures du soir nous repartons. A minuit apparaissent les lumières du bordj où nous nous sommes attendus avec impatience. Le blessé est soigné par le capitaine médecin. Fin d’une longue journée…
L’indépendance
Le lendemain, mardi 3 juillet, la population du village fête son indépendance. Le drapeau du FLN, qui deviendra celui de l’Etat Algérien, flotte sur la mairie, la mosquée et au-dessous de la porte de chaque maison. Le village est en liesse. Nous évitons de nous montrer dans les rues.
Le bordj reste territoire français sur une terre désormais algérienne. Le 14 juillet sera fêté comme il se doit par une prise d’armes au bordj Clavery qui domine le village : présentation des nouveaux incorporés au drapeau de la Compagnie, défilé au monument aux morts puis au bordj d’en bas, sous l’œil narquois des indigènes et vin d’honneur offert par le commandant sous les arbres de l’espace de commandement.
Alors que chacun sait qu’il faudra remettre les bordjs à l’ALN, désormais autorité militaire du pays, curieusement, un contingent de 30 nouvelles recrues nous arrive par l’avion postal le mercredi 25 juillet. Dans quel but ? Nul ne sait. Mais ce qui nous préoccupe en cet instant, c’est que l’avion a oublié de nous acheminer les provisions pour la semaine. Il nous faut à nouveau tuer un chameau pour nourrir un effectif désormais passé à 90 soldats européens. Le cochon, grassement élevé et choyé par les soins de notre cuistot dans une case de l’oasis, est également sacrifié. D’ailleurs, que fût-il devenu après notre départ?
[1] Chicaya : querelle
[2] ALN : Armée de Libération Nationale
Paul Huet
https://www.ancrage.org/temoignage-algerie-sahara-1960-1962-9-10-le-salaire-de-la-peur/
Témoignage : Algérie-Sahara (1960-1962) 10/10 : la quille
Le 15 août je participe à une sortie en piste pour aller ravitailler le peloton méhariste qui nomadise aux Oglats Béraber. La piste est connue, c’est celle que nous avions empruntée pour nous rendre à Zegdou. Les kheimats sont dressées sur la hammada et les chameaux sont baraqués ou paissent à proximité des tentes, à la recherche des moindres brins d’herbe séchée qui poussent entre les cailloux. Nous passons la nuit à la belle étoile, enveloppés dans le sac de couchage en épais drap militaire. Le ciel est splendide mais la nuit est froide. Au matin, sentant une curieuse présence contre ma cuisse, je sors doucement de mon sac et le secoue. Une vipère à corne s’en échappe, venue sans doute se réfugier dans la chaleur de mon sac…
Les formalités de mon départ s’accélèrent : un ordre de libération arrive à la compagnie le 11 septembre, signifiant mon embarquement le 24 à Mers El Kébir. Visite médicale, remise du paquetage, arrosage de la “quille” avec les copains et le samedi 15, je prenais l’avion pour Colomb Béchar, quittant Tabelbala pour la dernière fois. Dernière vision, à travers les hublots de l’appareil : le village aligné autour de sa mosquée, l’oasis et les lignes visibles des foggaras, le vieux ksar, le Kahal Tabelbala, l’erg El Atchane, et puis, curieusement, dans une légère dépression de terrain, l’amoncellement gigantesque des canettes de bière et de Perrier entassées depuis des années, dérisoires déchets d’une armée d’occupation définitivement congédiée…
Le Ville d’Alger via Marseille
Le district de transit de Colomb Béchar accueillait dans ses hangars les militaires en partance vers Oran. Il me faudra patienter jusqu’au vendredi 21 septembre pour prendre le train (“l’Inox”) vers Oran : une journée de voyage dans des wagons de 3ème classe au confort incertain. Aux arrêts dans les gares plus importantes, le train est gardé et surveillé étroitement par des gamins de 12/13 ans, vêtus de gandouras crasseuses mais armés de kalachnikovs neuves, chargeur engagé. Le District de transit d’Oran est la dernière étape avant de retrouver le sol de la France. D’immenses hangars avec des lits à trois niveaux, une nourriture qu’il faut gagner en jouant des coudes tant le commandement est désorganisé face au nombre des arrivants. Interdiction de sortir. D’ailleurs nous avons l’oreille rivée sur les haut-parleurs qui égrènent le nom et l’unité d’origine des rapatriés et leur bateau d’embarquement. Il était impératif de ne pas manquer l’information, sinon le temps de présence dans cet enfer s’allongeait. Mon nom fut enfin appelé le lundi 24 et j’embarquai dans les camions de transport vers le port de Mers El Kébir en traversant la ville d’Oran sous les huées des jeunes oranais qui assistaient avec joie au spectacle.
Le “Ville d’Alger” quitte le port le lundi 24 à 21 heures. Au large des Baléares il essuie une forte tempête. Beaucoup sont malades. Je délaisse le fond de cale où s’entasse la troupe nauséeuse et passe la nuit au grand air, sur le pont, exempt de nausées. Ce n’est que le mercredi 26 à 6 heures du matin que nous accostons à Marseille. En cette fin d’été marseillais, le temps est magnifique et ce qui frappe, après des mois de sécheresse et de chaleur, c’est la fraîcheur des couleurs, la douceur de l’air et puis un je-ne-sais-quoi qui me fait penser “je suis enfin rentré à la maison !” La fatigue et la tension des derniers jours, depuis le départ de Tabelbala, ne seront évacuées que plus tard, quand je retrouverai la ferme natale. Pour l’instant, il me faut trouver où habitent Guy et Odile avec lesquels j’ai entretenu pendant tout ce temps une correspondance bienfaisante. Un taxi m’amène chez eux. Heureuses retrouvailles ! Un bain me permet d’évacuer la crasse accumulée depuis des jours. L’après-midi de ce mercredi, nous partons à Grasse voir l’oncle et la tante Dubuisson et nous revenons à Marseille le vendredi pour que je puisse prendre le train de nuit vers Paris. Je débarque au Mans le samedi 29 à 10 h 30 et me rend à pied au 111 boulevard E. Zola, domicile de l’oncle et de la tante Micault, où m’attendent maman et Joseph qui me ramènent en voiture à Chérancé.
Paul HUET (2020 )
https://www.ancrage.org/temoignage-algerie-sahara-1960-1962-10-10-la-quille/
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