Dans un entretien au « Nouvel Observateur » en 1972, l’ancien dirigeant du FLN revient sur le rôle de la torture dans la guerre d’Algérie.
Le général Massu (à droite) en 1957. Commandant de la 10e division parachutiste pendant la bataille d’Alger en 1957, il a justifié en 1971 dans un livre le recours à la torture (UNIVERSAL PHOTO/SIPA / SIPA)
Pendant la guerre d’Algérie, « France Observateur », ancêtre du « Nouvel Observateur », dénonça la pratique de la torture à maintes reprises − son opposition à cette guerre coloniale valut à l’hebdomadaire plusieurs saisies et à ses journalistes des séjours en prison. La torture a encore été évoquée après les accords d’Evian dans « le Nouvel Obs », lorsque les bourreaux prétendirent justifier leurs méthodes. Jules Roy, écrivain et ancien militaire, répliqua ainsi dans nos colonnes au général Massu, qui dans un livre défendait la nécessité de la torture qu’il avait banalisée à Alger.
Dans l’entretien ci-dessous de Mohamed Lebjaoui, ancien dirigeant du FLN, avec Josette Alia pour « le Nouvel Obs », l’Algérien estime que la stratégie de Massu fut contre-productive, en faisant basculer les hésitants du pays dans le camp indépendantiste. Il revient aussi sur le rôle de de Gaulle, et admet, avec des réserves, « des exactions » commises aussi par des membres du FLN.
Proche de l’ex-président Ben Bella, Mohamed Lebjaoui a refusé de se rallier à Boumediène après son coup d’Etat en 1965. Il s’est exilé en Suisse, et revient en 1990 en Algérie, où il meurt à 68 ans en 1992.
Soixante ans après l’indépendance algérienne, le sujet reste douloureux et des zones d’ombre encore à éclaircir. Ce n’est qu’en 2018 que la France, en la personne de son président Emmanuel Macron, a reconnu sa responsabilité dans la torture et la mort du militant Maurice Audin aux mains des militaires français en 1957.
T.N.
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Article paru dans « le Nouvel Observateur » n° 400 du lundi 10 juillet 1972
(le titre et la typographie sont d’époque)
Entretien
Les victimes de Massu
Mohamed Lebjaoui, ancien dirigeant du F.L.N., a participé à la bataille d’Alger aux côtés de Abbane Ramdane et de Larbi Ben M’hidi, tous deux morts pendant la guerre. Il vient de publier une réponse au général Massu (« Bataille d’Alger ou Bataille d’Algérie », Gallimard, 312 p., 32 F) et se demande si, en définitive, la torture, qui devait, théoriquement, les défendre, n’a pas été encore plus néfaste pour les pieds-noirs que pour les Algériens...
Par Josette Alia
Dans votre dernier livre, « Bataille d’Alger ou Bataille d’ Algérie », vous révélez beaucoup de faits inédits, notamment sur la torture et sur la lutte dans les prisons algériennes, tout au long de la guerre d’Algérie. Pourquoi avoir attendu si longtemps pour publier ces documents ?
MOHAMED LEBJAOUI. - Je ne l’aurais pas fait si je n’avais senti la nécessité de répondre au général Massu qui s’efforce aujourd’hui, avec impudence, de défendre et de justifier la torture. En effet, entre la France et l’Algérie, malgré tout ce qui s’est passé, il n’y a pas eu finalement de règlement de compte sanglant. Nous nous sommes même engagés dans la voie de la coopération. Il ne restait plus qu’une blessure, une seule, mais grave : le problème de la torture, que nous avions décidé d’effacer - ce qui ne signifie pas oublier. Mais Massu y est revenu. Il fallait alors qu’un Algérien, au nom des victimes, lui réponde.
L’un des arguments du général Massu, c’est que la torture, instrument de renseignement, moyen d’intimidation, est une arme efficace.
M. L. - La réaction n’est pas la même sur les militants et sur la population. En 1956, lorsque Massu reçut les pleins pouvoirs, une grande partie de la population algérienne était encore hésitante. Très vite, on a su que les paras français torturaient et le premier mouvement a été la peur. Mais cette répression était si vaste, si cruelle, si indifférenciée qu’elle touchait, du coup, tout le monde. En ce sens, le général Massu a précipité, bien malgré lui, l’engagement politique total de la population. Ressentie comme une entreprise d’humiliation de tout un peuple, l’opération déclenchée par Massu a désigné clairement l’ennemi de tous - et cet ennemi avait un visage hideux. Certains militaires disent que la torture est l’arme absolue : elle l’a été, mais à notre avantage. A dater de 1956, nous nous sommes retrouvés dans la population comme des poissons dans l’eau.
Aviez-vous, malgré tout, peur de parler ? En discutiez-vous entre vous ?
M. L. - Oui, souvent. Nous avions défini une doctrine : un militant du F.L.N., s’il était arrêté et torturé, devait tenir au moins vingt-quatre heures : le délai nécessaire pour couper les ponts et brouiller les pistes derrière lui. Je dois dire que la plupart l’ont fait – je connais même des hommes qui ont « tenu » dix-neuf jours, d’autres, beaucoup d’autres, qui sont morts. Cela, c’était l’instruction donnée au militant de base. Mais, pour les responsables, la consigne était simple : il ne fallait rien dire et mourir. Nous savions trop de choses…
Pourtant, certains ont parlé...
M.L. - Relativement, très peu. Certains avaient des pilules de cyanure. On savait que Ben M’hidi avait refusé de les prendre, parce qu’il était extrêmement religieux et qu’il refusait le suicide – une raison supplémentaire, pour nous, de ne pas accepter la thèse française de son prétendu « suicide » en prison. D’ailleurs, je peux vous dire, par expérience personnelle, qu’au-delà de certaines limites on fait ou on supporte des choses qu’on n’imaginait même pas. J’ai eu peur longtemps, pendant des mois. Et puis, un jour, cette peur atroce a brusquement cessé et j’ai senti que j’étais au-delà, que je pouvais désormais accomplir n’importe quel acte « insensé », que j’étais devenu un homme réellement dangereux pour l’ennemi. Pour ce qui est de la souffrance, c’est un peu la même chose : on est capable d’une résistance parfois surhumaine.
Vous parlez des tortures françaises. Mais il y a eu, aussi, des tortures, des massacres, des mutilations ordonnées par le F.L.N.
M.L. - Il y a eu des exactions de notre côté aussi. J’ai été le premier à en parler publiquement. J’estime que nous aussi nous devons – comme Bollardière l’a fait en France – dénoncer nos propres erreurs, nos faiblesses. Dans les wilayas 4 et 3 [régions administratives d’Algérie, NDLR], nous avons recensé douze cas de mutilations vérifiées : il s’agissait d’Algériens qui n’avaient pas respecté les consignes de ne plus fumer et qu’on avait atrocement mutilés. Lorsque de tels cas se sont produits, nous, les responsables du F.L.N., les avons aussitôt stoppés, nous avons puni les coupables, qui étaient souvent des chefs de maquis locaux, politiquement peu formés. Car le F.L.N., à la différence de Massu, n’a jamais ordonné de tortures. Il a même lutté contre certaines explosions, après tout explicables, de colère populaire.
Comment expliquez-vous que des actes aussi dégradants que la torture n’aient pas laissé des traces plus profondes dans les relations entre l’Algérie et la France ?
M. L. - Le mépris et la haine se sont cristallisés principalement sur Massu. Le F.L.N. a toujours voulu établir une différence nette entre certains tortionnaires et le peuple de France et je crois que, là, nous avons sauvé de grandes choses. Nous y avons été aidés par quelques Français, qui ont pris, à nos côtés, d’énormes risques. Mais on ne peut pas·dire qu’en Algérie la torture ait été oubliée. Disons que les Algériens, très sagement, très humainement aussi, ont tourné la page. Cela n’a pas été sans mal, après tant de souffrances et tant de morts. Tenez, moi-même j’ai - à contrecœur je l’avoue - sauvé la vie du général Massu en 1963 : deux militants F.L.N. que je connaissais bien, deux garçons extrêmement courageux, prêts à tout risquer, sont venus me voir pour me dire qu’ils avaient l’intention d’abattre le même jour, en France, Massu, Lacoste et Lejeune. Leur projet était parfaitement au point et, croyez-moi, ils auraient réussi leur entreprise. Je les en ai dissuadés, en leur expliquant que cet acte de vengeance individuelle remettait en question toute la politique algérienne de bonnes relations avec la France, et en leur disant que les rares rescapés de la guerre étaient plus utiles au pays en travailleurs obscurs qu’en martyrs tardifs. Ils l’ont admis. Ils vivent en Algérie actuellement.
Cela dit, je soutiens que Massu doit être traduit devant les tribunaux français pour l’honneur de la France et de l’Algérie. Criminel de guerre, il l’est certainement : coupable de tortures et aussi de génocide. Les preuves ? Il n’est que de lire ce qu’il écrit lui~même, ou de reprendre par exemple le rapport Teitgen : sur 24 000 assignés à résidence, 3 024 disparus ont été officiellement recensés. Moi, je dirais 6 000, mais enfin l’estimation officielle française d’alors est suffisamment accablante. D’ailleurs, à la suite de la publication de son livre, trois familles algériennes envisagent de demander sa comparution, comme criminel de guerre, devant les tribunaux.
Comment expliquez-vous que le général de Gaulle, qui mena pourtant pendant quatre ans une répression très dure, soit devenu si vite et à tel point populaire en Algérie ?
M. L. - De Gaulle a d’abord songé à utiliser le drame algérien pour revenir au pouvoir : en 1957, il avait cherché à prendre contact avec nous. Il voulait que le F.L.N., à une occasion. quelconque, cite simplement son nom. J’avais accepté, au nom de la Fédération de France, parce que cette attitude me semblait devoir annoncer une amorce de négociation future, et j’ai fait une déclaration publique en février 1957. Je devais ensuite le rencontrer à Colombey. La veille de cette rencontre, j’ai été arrêté... Il est vrai qu’en 1958, lorsqu’il est venu au pouvoir, il a d’abord voulu écraser militairement la révolte algérienne. Il a donné des moyens énormes à l’armée et jamais peut-être nous n’avons autant souffert de la guerre que sous de Gaulle - en tout cas dans le bled. Mais, lorsqu’il a compris l’inutilité de ce combat, il a eu l’intelligence de le stopper - malgré les attaques des ultras. Cela, jamais les Algériens ne pourront l’oublier…
Dix ans après, que reste-t-il de la guerre d’Algérie ?
M. L. - Un drame : celui des pieds-noirs. Je me sens souvent très proche de beaucoup d’entre eux. Nous avons vécu ensemble dans un pays où le climat, le soleil, la lumière jouaient un rôle, et nous avions en commun un certain sens de l’honneur. Nous, nous avons pu effacer les pires souvenirs : grâce à notre combat, l’Algérie était souveraine, était indépendante. Pour eux, mis à part les profiteurs de la colonisation, c’était plus difficile. Alibi de la colonisation, ils en sont peut-être, aujourd’hui, les dernières victimes.
Propos recueillis par JOSETTE ALIA
Publié le
https://www.nouvelobs.com/memoires-d-algerie/20220717.OBS61020/les-archives-de-l-obs-pour-mohamed-lebjaoui-ancien-dirigeant-fln-tres-vite-on-a-su-que-les-paras-francais-torturaient.html
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