Chronique de Robert Louzon parue dans La Révolution prolétarienne, n° 170 (471), avril 1962, p. 13-14
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Trois défaites militaires. En 1940, la fuite devant Hitler ; en 1954, Dien-Bien-Phu ; et aujourd’hui, Evian !
Trois défaites en vingt ans, c’est beaucoup !
Du second empire colonial que la France s’était évertuée à constituer au cours du siècle dernier, au cours de quatre-vingts ans de guerres et d’ « expéditions militaires », il ne reste plus rien, cela ne résulte pas d’une décision volontaire de l’Etat ou du peuple français, comme on voudrait nous le faire croire, mais tout simplement de la supériorité militaire de l’ennemi.
Tout ce qui tend, en effet, à présenter les accords d’Evian comme un acte de générosité de la part de la France, comme un don qu’elle consent uniquement par « grandeur d’âme », parce que c’est un acte d’humanité et de justice, n’est que grossier mensonge. La vérité est qu’en Algérie, tout comme en Indochine et comme sur la Meuse, l’armée française a été vaincue et que ce n’est que sous là contrainte d’une force supérieure que l’Etat et le peuple français se sont soumis.
Je dis bien : l’Etat et le peuple français. Si vous en doutez, relisez, pour ce qui concerne l’Etat, les déclarations faites par tous les hommes politiques français, depuis Mendès jusqu’à de Gaulle : ils affirmèrent tous, au cours de cette guerre, un jour ou l’autre, que l’Algérie était française et demeurerait française. Pour ce qui concerne le peuple, rappelez-vous le courrier des lecteurs de la R.P. durant les premières années de la guerre et souvenez-vous qu’en 1956, deux ans après le déclenchement des hostilités, le parti communiste conférait à Guy Mollet des pouvoirs extraordinaires pour poursuivre la guerre d’Algérie, afin de ne point se « couper des masses » en ayant l’air de vouloir abandonner la « plus belle colonie » de la France. Si tel était l’état d’esprit dans les fractions du peuple français qui avaient été le plus nourries de propagande anti-colonialiste et anti-impérialiste, jugez de ce que cela pouvait être chez les autres !
De même, si de Gaulle a été porté au pouvoir, ce ne fut pas comme on aime maintenant à le dire, pour mettre fin à la guerre d’Algérie, mais pour aboutir à une fin victorieuse de la guerre. Qui oserait prétendre, en effet, que si les pieds-noirs, si Salan, si Massu, ainsi que les beaux Messieurs qui claksonnaient « Algérie française » sur les Champs-Elysées, ont renversé la République et l’ont remplacée par le dictature, c’était pour que le dictateur fasse la paix en abandonnant le F.L.N. à l’Algérie ?
En fait, jusqu’au moment où le F.L.N. est parvenu à se constituer une armée sérieuse sur les frontières marocaine et tunisienne, et qu’il est apparu que cette armée allait être solidement armée, convenablement ravitaillée et peut-être même renforcée en hommes par les Chinois, les 95 % au moins du peuple français étaient de farouches partisans de l’écrasement des « rebelles » et de l’emploi de tous les moyens (tortures comprises) pour maintenir l’Algérie dans le giron de la France.
Ce n’est que le jour où l’on s’est aperçu, aussi bien à l’Elysée que dans la rue, qu’un peuple qu’on n’avait pu vaincre en cinq années de guerre allait recevoir une aide militaire qui le mettrait sur un pied d’égalité avec soi-même en fait d’armement, que le vent de la défaite a fait comprendre à tous ou à presque tous (en métropole tout au moins) qu’il était nécessaire de jeter du lest. Lest qu’on n’a jeté d’ailleurs que très, très progressivement, puisqu’il a fallu plus de deux ans pour que l’on finisse par faire aux Algériens des offres acceptables.
Et c’est ainsi seulement que, partis en guerre unanimement en 1954 pour écraser la « rébellion algérienne » et faire que l’Algérie demeure française, l’Etat et le peuple français ont dû, en 1962, traiter avec les chefs de ladite « rébellion » et leur confier le soin de mener l’Algérie à l’indépendance !
Si les Français se trouvent ainsi avoir été vaincus trois fois en moins d’un quart de siècle, c’est parce que, les trois fois, ils n’ont pas voulu se battre, j’entends : se battre sérieusement, résolument, à fond.
Depuis la disparition de l’Ancien Régime, les Français ne se sont vraiment battus que deux fois : la première, pendant les guerres de la Révolution, parce qu’ils pensaient apporter la liberté au monde, la seconde fois durant la guerre de 14-18 parce qu’ils croyaient qu’ils allaient donner la paix au monde. Autrement dit, ils ne se battirent que lorsqu’ils eurent une Idée à défendre.
Il faut aux Français, disait Vallès, une Idée ou un Sabre. En réalité, il leur faut, comme à tout peuple appelé à jouer un rôle dans l’histoire, une Idée et un Sabre. Le Sabre pour assurer la réalisation de l’Idée.
Mais, de par son propre développement, le Sabre tue bientôt l’Idée. Eternelle dialectique des choses ! Alors, dépourvu d’Idée, le Sabre, si tranchant soit-il, devient impuissant. Impuissant contre Hitler, contre le Viet-Minh, contre le F.L.N.
Ce n’est là d’ailleurs que ce qu’exprimait plus simplement le fameux colonel Bigeard un jour que, dans les premiers temps de la guerre d’Algérie, il était venu à Paris pour recevoir en grande pompe je ne sais quelle décoration, et que, comme on lui demandait, à un dîner donné en son honneur, ce qu’il pensait de la situation militaire en Algérie, répondait, à la grande stupeur de l’assistance : « Ces gens-là nous vaincront, car ils croient, eux, à quelque chose, tandis que nous, nous ne croyons plus à rien. »
La prophétie s’est réalisée. A Evian, la France a capitulé.
BERBERE OU ARABE ? LA DJEMAA OU LE CAID ?
Le nouveau peuple qui apparaît aujourd’hui sur la scène de l’histoire, le peuple algérien, a, lui, une Idée, celle de l’indépendance nationale, et un Sabre, celui qu’il s’est forgé durant les sept années d’une guerre particulièrement dure.
Mais son Idée n’est pas seulement nationale, elle est aussi sociale. Presque au début de son soulèvement, il a affirmé les buts sociaux de son mouvement, au point qu’il appelle toujours celui-ci, non : la guerre de libération, mais : la Révolution algérienne.
Après la liquidation de l’O.A.S., ou même simultanément avec cette liquidation, le Front national de libération va donc avoir à atteindre les buts révolutionnaires qu’il s’est donné, et, pour cela, se donner d’abord une organisation politique.
Pour ce faire, deux voies s’ouvrent à lui, qui lui sont tracées par son passé historique lui-même.
Voici beaucoup plus d’un millénaire que les peuples d’Afrique du Nord ont été conquis et assimilés au cours de la grande chevauchée des disciples de Mahomet.
Mais, tandis que cette assimilation était totale dans la plaine, que les indigènes y adoptaient la langue et le droit du vainqueur en même temps que sa religion, ceux de la montagne n’acceptaient que la religion, gardant intacts leur langue, le berbère, leurs coutumes et leur droit.
De ce fait, les institutions politiques et sociales des sédentaires de la montagne et celles des nomades ou semi-nomades ou anciens nomades de la plaine sont encore aujourd’hui très différentes, voire même opposées.
L’organisation politique de la plaine, c’est la tribu. La tribu soumise à un chef, le caïd, chef de guerre et chef dans la paix, qui réunit entre ses mains à peu près tous les pouvoirs spirituels et temporels : il commande au combat et administre et juge en tous temps. Sous sa direction, la tribu mène une vie collective, se déplaçant selon les saisons à la recherche de pâturages, ensemençant individuellement ici et là des parcelles de la terre collective.
L’organisation politique de la montagne est, au contraire, celle du village, j’allais presque écrire : celle de la Cité. Ici, plus de caïd, plus de chef. Le pouvoir est exercé par l’assemblée des habitants du village qui délègue généralement ses pouvoirs aux plus vieux et aux plus sages. Ceux-ci constituent un Conseil de fait, la djemaa, dont tous les membres sont égaux; c’est elle qui gouverne, administre, décide et juge. Cette démocratie, comme toutes les démocraties, a pour base la propriété individuelle; chacun est pleinement propriétaire de son lopin de terre, y fait ce qui bon lui semble et en dispose à son gré, mais, malgré cela, comme le pays est très pauvre, l’inégalité économique est pratiquement inexistante. La démocratie politique se double ainsi d’une démocratie sociale.
Eh bien ! la grande question qui se pose est de savoir si la Révolution algérienne suivra la voie arabe ou la voie berbère, celle qui soumet la collectivité à un chef, ou bien charge des affaires publiques ses propres mandataires.
Jusqu’à présent, la Révolution algérienne a suivi résolument la voie berbère. Le F.L.N. a fourni l’exemple, très rare, voire exceptionnel, d’un corps poursuivant pendant sept ans une lutte terrible et inégale sous une direction qui n’a pas cessé pourtant un instant d’être une direction collective, agissant sous le contrôle d’une large élite comprenant tous ceux des combattants exerçant des fonctions de commandement même réduites.
C’est là sa profonde originalité, car qu’on cherche les mouvements qui ont conduit une guerre révolutionnaire durant sept années sans qu’en émerge une dictature ! En Angleterre, cinq ans après le début de la guerre civile, Cromwell est déjà le maître ; en France, un an après Valmy apparaît la dictature de Robespierre, en attendant celle de Bonaparte.
Cette originalité, la révolution algérienne la doit sans aucun doute à ses origines berbères : c’est dans l’Aurès, l’un des deux grands bastions berbères de l’Algérie que l’insurrection a été déclenchée, et c’est en Kabylie, l’autre bastion berbère, qu’elle s’y est implantée le plus rapidement et le plus profondément.
Cette direction collective de l’actuelle révolution algérienne est d’autant plus remarquable que jusqu’ici tous les mouvements de résistance à l’occupation française s’étaient faits à la mode arabe, autour d’un chef.
Il en fut ainsi avec Abd-el-Kader, l’« émir » ou super-caïd, type même du chef arabe, marabout et guerrier, chef religieux, militaire et politique, ne devant sa puissance qu’à ce qu’il est l’incarnation de la volonté d’un peuple.
Il en fut de même plus tard avec Bou Amama, lui aussi marabout et guerrier.
Et il en fut de même· aussi, avec l’insurrection de 1871, pourtant essentiellement kabyle, mais qui n’en éprouva pas moins le besoin de se grouper autour d’un chef qu’elle alla chercher chez les Arabes de la plaine voisine, Mokrani.
C’est donc pour la première fois que l’Algérie se trouve en présence d’une insurrection vraiment berbère, en ce sens que les Berbères n’y jouent pas seulement un rôle de premier plan, mais qu’elle s’est organisée selon le mode berbère.
Cependant, il ne faut point sous-estimer le danger que la Révolution algérienne court peut-être encore de devoir délaisser le type berbère pour le type arabe, car les Algériens de langue berbère ne sont qu’une minorité : 30 % de la population environ.
Les hautes plaines d’Oranie, cette pépinière de chefs arabes peut encore donner naissance à un nouvel Abd-el-Kader. Messali Hadj, qui est issu de ces régions, ne considérait manifestement la lutte pour l’indépendance algérienne que sous la forme d’un mouvement dont il eût été l’émir – ce qui fut d’ailleurs la cause profonde de sa perte. D’autres, issus eux aussi des mêmes plaines, peuvent reprendre à leur compte les mêmes espoirs, et, parés de l’auréole du martyr, tenter d’enlever à la direction de la Révolution algérienne le caractère collectif que la tradition de la djemaa lui a jusqu’ici imprimé et qui lui a assuré la victoire.
Pour nous, démocrates, nous ne pouvons que former le vœu que de pareilles tentatives, s’il leur arrivait d’avoir lieu, échouent, et que le nouvel Etat soit organisé selon des principes issus des coutumes berbères et non de la tradition arabe.
Renan a prétendu que l’état arriéré dans lequel se trouvait la Kabylie était dû précisément à son régime ultra-démocratique, au fait qu’elle était un pays sans maîtres ni sujets, sans riches ni pauvres. Il revient aux Algériens d’aujourd’hui le glorieuse tâche de faire mentir Renan. De prouver que la pauvreté des montagnards de la Kabylie ou de l’Aurès est due à la géographie et non aux institutions, que celles-ci, transposées sur un sol plus fertile, sont capables, au contraire, d’assurer le bien-être, voire la richesse et même, la puissance, tout en maintenant l’égalité des droits et des jouissances.
Chronique de Robert Louzon parue dans La Révolution prolétarienne, n° 170 (471), avril 1962, p. 13-14
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