Chronique de Raymond Guilloré parue dans La Révolution prolétarienne, n° 171 (474), mai 1962, p. 6
Revue le 05/05/2022
La sauvagerie de l’O.A.S., sa bêtise sanglante, ne nous étonnent pas. Ce qui nous émeut davantage, c’est le fait que la population européenne d’Algérie semble reconnaitre cette sauvagerie comme son moyen d’expression et de défense. Oh ! nous savons bien que tous les Européens d’Algérie ne sont pas solidaires de l’O.A.S. ! Mais il y a la terreur. Beaucoup de ceux qu’on appelle « les libéraux » sont déjà tombés sous les coups des forcenés. Beaucoup fuient cette terre de malheur. Les rentrées quotidiennes en métropole dépassent largement les prévisions. On voudrait quand même que les organisations syndicales d’Algérie, rattachées aux centrales françaises, fassent entendre la voix de la raison et de la fraternité. Encore heureux quand nous ne les entendons pas faire chorus avec les assassins ! La race – si tant est qu’on puisse parler de race dans une telle diversité de populations méditerranéennes – l’esprit de domination plutôt, qui est souvent plus enragé chez « le petit blanc » que chez le gros, l’emporte chez ces pseudo-syndicalistes sur une idéologie à vrai dire superficielle. Ces idées étaient bonnes « entre nous » ; mais vous n’allez tout de même pas vous mettre à les croire valables pour ces « bicots », ces « melons » ! Le dernier des bistrots bornés se croit vraiment le représentant de la civilisation chrétienne ! Et il n’en sera que plus enragé si la preuve est faite qu’un quelconque Arabe ou Kabyle peut en savoir plus dans son petit doigt que lui dans sa grosse tête vide. Passe encore pour le bistrot. Mais l’instituteur, le postier, le cheminot, le petit employé ?
Voici plusieurs centaines de dockers algériens qui font la queue pour l’embauche. Tableau connu. Le louage des bras et des échines pour le travail le plus dur, le plus nécessaire aussi. Une voiture piégée éclate dans cette foule prolétarienne. Il y a plus de soixante morts et une centaine de blessés. Comment s’étonner de la surexcitation de quelques-uns des survivants ? Ils rencontrent un Européen dans sa voiture ; ils l’arrachent à son siège et l’égorgent. Un innocent, sans doute, un pétrolier qui rentrait en France. Alors on entend parler de grève et de protestation syndicale. Protestation et indignation contre quoi ? Le meurtre du pétrolier. Mais contre l’abominable crime frappant des travailleurs parmi les plus déshérités, parmi ceux dont un syndicaliste se sent le plus naturellement et le plus immédiatement solidaire ? Alors, pas un mot. On entend même parler de « cartel syndical » pour la défense des travailleurs européens. Le nationalisme, le racisme ont créé ce cancer dans l’organisme syndical, prétendument uni sans distinction de nationalité et de race. Nous avons vu se former et grossir cette tumeur. Il n’est pas un congrès syndical de ces dernières années où nous n’ayons senti sa présence. Ceux qui ont assisté à cette séance du dernier congrès confédéral F.O. où fut discutée la motion sur l’Algérie, n’ont pas perdu le souvenir de ces « délégués » qui n’avaient rien dit jusque-là et qui parlèrent alors un si étrange langage. Au congrès de la Fédération autonome des postiers, j’ai eu aussi cette impression de rupture, d’incompréhension et d’hostilité quand le drame algérien était timidement évoqué. Au récent Comité Confédéral National de Force Ouvrière, c’est encore la pénible intervention colonialiste de Pupille ; représentant l’Union départementale d’Oran. Chez les instituteurs, le mal s’était révélé aussi. Mais il s’est atténué au cours des années de dure expérience et, au dernier congrès, les délégués des sections algériennes se sont avec des nuances, ralliés à l’indépendance.
Il n’est maintenant plus possible que, sous le prétexte de garder et de défendre des adhérents, les syndicats, les fédérations, les confédérations fassent le silence sur certains faits et certaines attitudes. Il ne faut pas laisser mettre l’étiquette « syndicale » sur des entreprises de l’O.A.S. Certes, la défense des « garanties » pour les travailleurs européens en Algérie fait partie des tâches syndicales. Mais l’ouvrier arabe ou kabyle n’a pas moins de droit à la solidarité effective des organisations syndicales françaises. Il serait temps qu’elles le disent clairement et qu’il n’y ait plus aucun doute, en France comme en Algérie, sur leur réprobation de toutes les abominations racistes.
Les condamnés Jouhaud et Salan ont leur vie entre les mains de César. Il n’y a pas si longtemps qu’il les couvrait de compliments, d’honneurs et de médailles ; peut-être les livrera-t-il maintenant au peloton d’exécution. Ce serait un règlement de comptes dans « un autre univers » que le nôtre. Jouhaud et Salan ont été les « féaux » de De Gaulle, ne l’oublions pas. Il peut dire : « Ils m’ont trahi ! ». Ils objectent que c’est lui qui les a trahis.
Jouhaud et Salan font partie d’un monde que nous exécrons. Ils aiment ce que nous haïssons, et réciproquement. Leurs séides auraient pu nous imposer – et ils nous imposeront peut-être encore – une lutte impitoyable. Mais je ne puis personnellement (je dis bien : personnellement) crier à la mort et demander leur peau à celui qui les tient aujourd’hui en son pouvoir. Lui aussi nous est étranger et, quelle que soit la décision qu’il prendra, nous lui en laissons l’entière responsabilité.
J’ai une position de principe contre la peine de mort. J’entends : la mort, comme cela, avec l’appareil de la magistrature et l’apparence de la justice. Ce ne serait pas un principe si son application dépendait du cas particulier du criminel en question.
Cependant, quand je pense un peu trop à cette voiture piégée qui sème la mort parmi mes camarades dockers d’Alger, alors j’en arrive à me dire qu’après tout – et encore que ce ne soit pas une mort habituelle chez les généraux – douze balles dans la peau, ce ne serait pas une si vilaine façon de mourir pour les responsables de cette tuerie d’innocents. Et si, par malheur, j’en arrive ensuite à penser à Franco, à ses pompes et à ses œuvres, alors j’admets qu’il y a quand même des êtres qui découragent les sentiments humains.
Chronique de Raymond Guilloré parue dans La Révolution prolétarienne, n° 171 (474), mai 1962, p. 6
Revue le 05/05/2022
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