« Ce qui unit nos deux familles, c’est un énorme chagrin, un traumatisme transgénérationnel, qui ne touche pas que celui qui disparait. Les familles sont aussi frappées par l’assassinat et le mensonge d’état… » _Extrait, intervention de Fadila Boumendjel Chitour nièce d’Ali Boumendjel face à Pierre Audin fils de Maurice Audin, Alger le 30 mai 2022.
Ce 21 juin marque le 65eme anniversaire de la disparition de Maurice Audin, arrêté le 11 juin 1957 et assassiné le 21 juin de la même année, déclaré jour de sa disparition, c’est le jour aussi où Maurice devient, en plus qu’un jeune mathématicien et militant politique, symbole des disparitions forcées et des exactions durant la guerre d’indépendance. Un jour qui fut entre autres le début d’une histoire de 65 ans de combat pour la vérité.
Affaire Maurice Audin : Volatilisé ? Non: Torturé, assassiné et disparu
Le 10 Juin 1957, alors que la bataille d’Alger, qui opposait le10eme département des parachutistes de l’armée française aux indépendantistes, battait son plein. George Hadjadj, médecin militant communiste et pro-indépendance de l’Algérie, fut arrêté, sous torture, il déclare avoir été hébergé par les Audins, Josette et Maurice Audin, militants anticolonialistes Français pour l’indépendance de l’Algérie, pour soigner le leader communiste Paul Caballéro. C’est ainsi que Maurice Audin fut arrêté à son tour dans la nuit du 11 juin vers 23h30 à son domicile par des parachutistes, il a été conduit à un centre de détention à El-Biar. Là où il a été vu pour la dernière fois selon les témoins.
Josette a été convoquée le 1 juillet, pour apprendre par les militaires français que son mari s’est évadé le 21 juin à 21 heures au cours d’un transport du centre de triage d’El Biar vers une villa de la rue Faidherbe pour interrogatoire. Cependant, Mme Audin ne croyant pas à la thèse de l’évasion, a déposé une plainte contre X pour homicide le 4 juillet 1957. Un comité est créé, composé de mathématiciens, d’historiens et de militants pour connaitre la vérité, auprès du gouvernement français durant des décennies, sans succès.
Le 8 janvier 2014 le général Aussaresses avoue au journaliste Jean-Charles Deniau qu’il a donné l’ordre de tuer Maurice Audin : « On l’a tué au couteau pour faire croire que c’étaient les Arabes qui l’avaient tué » […]. »La vérité, c’est qu’on a tué… J’ai dit : ‘Il faut qu’on tue Audin. »
À la suite de cette révélation, en juin 2014, le président François Hollande, reconnaît officiellement au nom de l’État français que Maurice Audin ne s’est pas évadé, qu’il est mort en détention, comme l’établissent les nombreux témoignages et documents disponibles. Le 13 septembre 2018, son successeur, Emmanuel Macron, déclare, 60 ans après qu’il est « mort sous la torture du fait du système institué en Algérie par la France » reconnaissant ainsi le recours à la torture et la responsabilité de l’état Français dans la disparition de Maurice Audin. C’est la première victoire de Josette Audin et du comité Audin.
Selon la famille Audin, pour qui le travail pour la vérité n’est pas achevé, il manquera une dernière étape, que malheureusement Josette Audin n’a pas connue (décédée en février 2019), celle de connaitre comment il a été tué ? Et où est le corps de Maurice Audin ?
De plus, ce combat n’est pas fini tant que le devoir de mémoire envers tous les disparus de la guerre d’Algérie, n’est pas encore accompli. En effet, l’affaire Audin n’est pas uniquement celle du cas Audin, elle porte en elle toute la symbolique de lutte pour toutes les victimes de disparitions forcées, parce que comme Audin des milliers d’Algériens ont été pareillement victimes de ce crime de disparitions forcées. Ils seraient au moins plus de 3 000 personnes disparues pendant la guerre d’Algérie.
Les disparitions forcées ne sont pas uniquement liées à l’histoire coloniale. La question des milliers de disparitions forcées dans le monde y compris en Algérie reste toujours d’actualité avec un impact considérable sur les familles et la société.
Des conséquences dévastatrices sur les familles
N’oublions pas que, derrière chaque chiffre, il y a une histoire d’hommes, de femmes et d’enfants, des victimes ou des proches dont la vie a été fracassée du jour au lendemain vivant dans l’attente, l’espoir et le désespoir…
Les conséquences de ces disparitions forcées affectent fortement les familles dont les séquelles psychologiques sont durables et les souffrances indélébiles. Ces familles doivent souvent patienter pendant des années avant de découvrir la vérité sur ce qu’il est advenu de leur proche disparu, voir décéder sans jamais connaitre la vérité. La disparition d’un des parents affecte fortement les enfants. Les souffrances et les traumatismes sont transgénérationnels, les enfants et les petits enfants continuent à porter le crime en eux tant que la vérité n’est pas établie. L’absence du principal gagne-pain de la famille laisse souvent la famille dans un grand dénuement économique. Les femmes sont les plus durement frappées par les graves difficultés économiques dont s’accompagne généralement une disparition, et ce sont souvent elles qui prennent la tête du combat pour connaître la vérité sur la disparition de membres de leur famille.
Des histoires similaires à celle de Maurice, recommencent encore et encore, causant à leur tour les mêmes souffrances, chez leurs familles, que celles engendrées chez Josette et ses enfants. Cette spirale ne cessera, que si vérité est établie et justice rendue aux disparus d’hier.
La mobilisation continue contre les disparitions forcées dans le monde
De nombreuses instances et organisations internationales de défense des droits humains travaillent activement avec les familles des disparus pour dénoncer les disparitions forcées dans le monde.
Cette mobilisation internationale a déjà permis que des centaines de personnes soient retrouvées et libérées. L’une des premières victoires marquantes a été l’arrestation du général Pinochet le 16 octobre 1998 dont les forces de sécurités sont responsables de milliers de disparitions forcées.
Amnesty International travaille, depuis pratiquement quatre décennies, sur cette question en documentant et faisant campagne sur des milliers de cas de disparitions forcées.
L’organisation appelle à enquêter et poursuivre les responsables présumés, dans le cadre d’un procès équitable et de légiférer la Convention internationale dans le droit national, ainsi qu’à veiller à ce que les victimes et les personnes ayant perdu un proche se voient accorder vérité, justice et réparations.
Amnesty International relève que la pratique des disparitions est, aujourd’hui, répandue dans toutes les régions du monde et dans des contextes très divers au Mexique, en Syrie, au Sri Lanka, en Egypte, au Zimbabwe… et bien d’autres pays. Cette pratique est souvent utilisée pour réprimer les opposants ou pour camoufler des exactions sommaires. C’est pourquoi le sentiment d’insécurité ne se limite pas aux proches de la personne disparue, mais touche aussi l’ensemble de la société. Le conflit au Rwanda a causé 800 000 cas de disparus, plus de 27 000 en Bosnie, et des milliers de disparus pendant la décennie noire en Algérie, pour qui la vérité n’est toujours pas établie. En 2008, plus de 700 « disparitions » d’enfants ont été signalées pendant le conflit armé qui a déchiré le Salvador de 1980 à 1992. Grâce au travail d‘organisations de la société civile, plus de 300 d’entre eux ont pu être localisés.
Dans ses récents rapports (publiés entre 2019 et 2021), Amnesty International a recueilli des informations sur des disparitions survenues dans différents pays, le Sri Lanka est l’un des pays qui enregistre le plus grand nombre de disparitions forcées au monde, entre 60 000 et 100 000 depuis la fin des années 1980. Depuis 2011, plus de 82 000 personnes ont disparus en Syrie. L’organisation a recensé en 2021, 327 victimes de disparition forcée en Colombie et 458 en Ouganda. Le nombre total de signalements de personnes portées disparues au Mexique depuis 1964 s’élevait à plus de 97 000 à la fin de l’année[i].Les autorités ont enregistré au moins 7 698 cas de personnes portées disparues au cours de l’année 2021, dont 69 % d’hommes et 31 % de femmes. L’ONU a documenté en Ukraine 204 cas apparents de disparitions forcées, 169 hommes, 34 femmes et un enfant entre février et mai 2022.
Pas d’impunité pour les crimes de disparitions forcées :
Sous la pression des familles des disparus et des associations qui accompagnent ces familles, dont Amnesty international, des mécanismes et instruments internationaux ont été créés tels que la Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées, le comité et le groupe de travail sur les disparitions forcées, au sein du système des Nations Unies afin de lutter contre l’impunité de ces crimes.
Au regard du droit international, la disparition forcée constitue un crime. Il s’agit de disparu, lorsqu’une personne est arrêtée, détenue, enlevée contre sa volonté ou autrement privée de sa liberté par des représentants du gouvernement, des groupes organisés ou des individus dont les agissements sont tolérés d’une certaine manière par les autorités.
Cette privation de liberté s’accompagne d’un refus de révéler le sort réservé à la personne disparue et le lieu où elle se trouve, ou de reconnaître que cette personne est privée de liberté. En raison d’un tel comportement, la personne disparue est soustraite à la protection de la loi, elle ne peut pas faire valoir ses droits devant la justice ni bénéficier des garanties légales.
La pratique généralisée ou systématique de la disparition forcée constitue un crime contre l’humanité, tel qu’il est défini dans le droit international applicable. [ii] La disparition forcée est non seulement une violation cumulative de droits humains, car elle peut porter atteinte à toute une série de droits, il s’agit en l’occurrence du droit à la vie, droit à la sureté et dignité de la personne, droit à la reconnaissance de sa personnalité juridique, droit à un procès équitable, droit à des conditions de détention humaine, droit à ne pas être détenu ou arrêté arbitrairement, droit à ne pas être soumis à la torture ou traitements cruels, inhumain ou dégradent et le droit à une vie de famille.
La Convention internationale pour la protection de toutes les personnes contre les disparitions forcées adoptée par l’Assemblée Générale des Nations Unies, entrée en vigueur le 23 décembre 2010 [iii], vise d’une part à empêcher les disparitions forcées, à découvrir la vérité sur de tels faits et à veiller à ce que les victimes et leurs familles obtiennent justice, vérité et réparation et d’autre part établit les mesures que les États sont tenus de prendre pour empêcher que ce crime ne se reproduise et pour qu’une enquête ait lieu et que des poursuites soient engagées contre les auteurs.
Le préambule de la Convention affirme le droit de toute victime de savoir la vérité sur les circonstances d’une disparition forcée et de connaître le sort de la personne disparue, ainsi que son droit à la liberté de recueillir, de recevoir et de diffuser des informations à cette fin. Selon le principe 4 de l’Ensemble de principes actualisé pour la protection et la promotion des droits de l‘homme par la lutte contre l’impunité, le droit de connaître la vérité sur les circonstances dans lesquelles ont été commises les violations et sur le sort qui a été réservé à la victime est imprescriptible. Car la disparition se prolonge dans le temps tant qu’on ignore le sort qui a été réservé à la victime et le lieu où elle se trouve.
Le groupe de travail sur les disparitions forcées est une formidable avancée contre les disparitions forcées car il traite de cas individuels, permettant aux familles de signaler des cas de disparitions qui se sont produits dans tous les pays, que l’État concerné ait ou non ratifié les traités internationaux pertinents relatifs aux droits de l’homme
Les Nations unies ont consacré le 30 aout, journée internationale des victimes des disparitions forcées, qui demeure une journée de mobilisation et de solidarité pour les familles de victimes de disparition forcée. Une occasion pour rappeler que des personnes sont emprisonnées dans des lieux de détention secrets, ou même torturées ou assassinées. Une occasion aussi pour rappeler aux autorités, qu’elles ont, en vertu du droit international, la pleine responsabilité pour déterminer le sort des disparus.
L’absence de sanction permet la banalisation et la répétition de cette pratique, souvent dans les périodes post conflits, c’est l’impunité qui l’emporte. L’impunité nourrit l’injustice, les disparitions forcées se répètent et continuent à se répéter causant des centaines de milliers de victimes.
En hommage à la mémoire de Maurice et Josette Audin, en hommage à toutes et tous les disparus, aux mères et pères, aux femmes et maris, aux frères et sœurs, aux fils et aux filles, nous continuons ce combat pour préserver la mémoire contre l’oubli.
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