La Bataille d’Alger ou la guerre d’Algérie à l’écran Un documentaire de Séverine Liatard réalisé par Séverine Cassar
En 1965, trois ans après l’Indépendance, Gillo Pontecorvo tourne son long métrage dans l’Algérie de Ben Bella. Son scénariste Franco Solinas, s’est inspiré du livre de souvenirs écrit par Yacef Saâdi, ancien chef FLN de la zone autonome, au moment où débarquent dans la capitale les hommes de la 10ème division parachutiste. A travers la figure d’Ali la Pointe, le film retrace la lutte pour le contrôle de la Casbah en 1957 entre les militants nationalistes algériens et l’armée française commandé par le général Massu. Le réalisateur italien, proche du Parti Communiste, se base sur des faits réels, visionne des heures d’archives, sollicite d’anciens parachutistes, rencontre la population de la Casbah et d’anciens chefs du FLN et les fait jouer dans son film. Il montre les attentats du FLN et ceux de l’O.A.S. ; les stratégies et les méthodes, comme la torture, employées par l’armée pour dissoudre cette guérilla urbaine ; le rôle joué par les médias et pour terminer la conversion presque totale de la population algérienne à la cause de l’indépendance. Gillo Pontecorvo souhaite réaliser un film militant, anticolonialiste qui traite de la naissance d’une nation.
En 1966, le film remporte le Lion d’or à Venise mais il est mal reçu en France. D’abord censuré, il obtient finalement son visa en 1970 mais sa sortie en salles demeure confidentielle en raison des menaces à l'encontre des exploitants proférées par d’anciens partisans de l’Algérie française, voire d'attentats visant certaines salles. Jugé propagandiste, il n'a pas été diffusé par la télévision française jusqu’en 2004. Entre temps, le film a pourtant connu une carrière internationale : devenu un film culte - voire une version officielle - en Algérie, La Bataille d'Alger a également été salué en Europe et aux Etats-Unis. Il est devenu ici un film symbole du combat des peuples opprimés, là un cours pratique sur les techniques de lutte anti-subversives : dans des écoles de guerre, et jusqu'au Pentagone après les attentats du 11 septembre 2001. Jugé manichéen ou au contraire nuancé, réinterprété au gré de l’actualité qui en modifie les usages comme de l’avancée de la recherche sur l’histoire de la guerre d'Algérie, La Bataille d'Alger est autant un film d'histoire qu'un film qui a fait l'histoire.
Avec les analyses de Malek Bensmaïl, documentariste, Raphaëlle Branche, historienne, spécialiste de la torture pendant la guerre d’Algérie, Patricia Caillé, spécialiste des cinémas du Maghreb, Daho Djerbal, historien, spécialiste du FLN, Jean-Michel Frodon, critique et historien du cinéma, Tramor Quemeneur, historien, spécialiste des appelés en Algérie et Benjamin Stora, historien, spécialiste de la guerre d’Algérie.
Lakhdar Bentobbal. La Conquête de la Souveraineté. Récit mémoriel par Daho Djerbal. Chihab Editions, Alger 2022, 303 pages, 1750 dinars
Lakhdar Bentoball est un homme resté moudjahid jusqu'à la fin de sa vie. Toujours sur le front, ne mâchant pas ses mots et allant droit au but (même et surtout durant les négociations d'Evian) Le premier tome de ses «confessions» rapportées par Daho Djerbal ont été une sorte de hors-d'œuvre déjà assez consistant. Le second tome qui raconte, entre autres (car il y a pas mal de «retours en arrière», à l'intérieur du pays avec tout particulièrement des témoignages de compagnons de lutte comme Ali Kafi, Ahmed Belabed et Tahar Bouderbala...) son séjour à l'extérieur du pays, est encore plus percutant en informations sur la vie politique et même quotidienne des combattants et... en révélations qui viennent soit compléter ou confirmer ce qui a été déjà dit ou écrit soit démonter des images trop idylliques du combat et des combattants.
Ainsi, il a mis en lumière les crises et les conflits intérieurs mettant en jeu les divergences quant à la ligne générale à suivre et aux options stratégiques non seulement pour la guerre qui se menait, mais aussi pour le devenir de l'Algérie indépendante. Pour lui, indépendance dans la dépendance ou indépendance totale et souveraineté de l'Etat algérien, telle était la question et il ne faut pas être grand clerc pour connaître, deviner la réponse fournie.
Ce qui est encore plus intéressant dans cet ouvrage et le «rapporteur» l'a bien rendu, c'est que Lakhdar Bentobbal, toujours admiratif du peuple («un peuple exceptionnel» qui, selon ses calculs, a vu 273 morts par jour), a estimé nécessaire (et il l'a fait) et indispensable (pour, assurément, être «plus vrai») de «faire parler» ceux qui étaient sur le terrain, ses compagnons d'armes (voir plus haut) ainsi que ses pairs dans le gouvernement provisoire (et dans les autres institutions). Une confession-vérité (avec des «révélations» parfois croustillantes comme celles concernant le train de vie des cadres politiques et militaires (à l'extérieur) ... certains commandants convolant en justes noces, deux à trois fois par an.. des officiers circulant à bord de grosses voitures..) qui peut gêner beaucoup, mais qui, en fin de lecture et de compte, remet pas mal de pendules historiques à l'heure... surtout pour comprendre la suite. On en avait bien besoin !
Les Auteurs : Maître de conferences en histoire contemporaine (Université d'Alger). Directeur de la revue «Naqd», depuis 1993. Plusieurs travaux en histoire économique et sociale... Et, Il s'oriente vers le recueil de témoignages d'acteurs de la guerre de Libération nationale -Lakhdar Bentobbal (8 janvier 1923-21 août 2010), originaire de Mila, militant de la lutte d'indépendance dès l'âge de 15 ans, membre du PPA dès 1940, membre du Groupe des «22», Chef de la wilaya II, ministre de l'Intérieur du Gpra, un des négociateurs des Accords d'Evian.
Sommaire : Avertissement/ L'affaire Abane Ramdane/ La naissance du Gouvernement provisoire/ Les maquis sous l'étau des ratissages / La carte diplomatique / L'ère des crises/ Le vent nouveau / La pourparlers préliminaires / Le temps des négociations /Le cessez-le- feu /Index des noms
Extraits : «En fait, les pays arabes n'ont jamais dépassé ce stade (note : celui de la fourniture seulement des armes légères) dans l'aide qu'ils nous ont apportée et, de plus, c'étaient de vieux stocks laissés par les Anglais et les Allemands. Ils nous livraient des armes périmées» (pp 29-30), «J'ai toujours considéré- et je le dis devant l'histoire- que Abane Ramdane méritait la mort, et je le maintiens jusqu'à présent. Mais ce que je n'acceptais pas, ni pour Abane, ni pour un autre, c'est que cela pouvait créer un précédent extrêmement grave dont pouvait être victime n'importe quel chef de la Révolution» (L.B,p 51), «Le 19 mars 1962, jour du cessez-le -feu, le contrôleur général aux armées de France Christian de Saint-Salvy, dénombre 263.000 «musulmans» engagés du côté français en Algérie : 60.000 militaires réguliers, 153.000 supplétifs, dont 60.000 harkis et 50.000 notables francophiles» (p 104),» On dit aussi que la révolution a été menée avec le fusil. Cela n'est pas juste non plus. Notre ligne de conduite n'a jamais reposé sur l'usage de la force. Si jamais il y eut usage de la force, c'était celle du caractère et du sacrifice, une pure force morale» (p109), «(1958 avec l'arrivée du régime de De Gaulle) C'est à partir de ce moment qu'a commencé la vraie guerre...). Quand l'état de santé du peuple et de l'ALN décline, faute de trouver les solutions adéquates au problème, la crise éclate au sommet» (L.B, p149), «Il n'y a pas un seul djoundi de la première heure, pas un seul de ceux qui faisaient partie de l'OS ou du PPA, de ceux qui avaient foi toujours en la cause nationale, qui ont rejoint les Français. Ceux qui l'ont fait, étaient d'anciens collaborateurs de la France qui étaient venus au FLN dans l'euphorie des années 1956-1957, ou des gens sans formation politique...» (p154), «Parmi tous les cadres que j'ai connus lors de cette dernière session du CNRA, ceux qui étaient pour l'aboutissement effectif de la guerre sur une perspective révolutionnaire peuvent se compter sur les doigts d'une seule main «(L.B, p 292)
Avis : Publiée pour le tome I: Enfin, une approche (universitaire donc assurément scientifique) de l'écriture de histoire de la guerre de libération nationale... une écriture algérienne, en ce sens qu'elle va à la rencontre des acteurs algériens, d'abord du Mouvement national ensuite du FLN et de l'ALN. Ici, certes, les «Mémoires» d'un acteur incontournable - personnage central de la guerre, homme d'action, homme de terrain, engagé, habité par la cause, à la vie spartiate - mais un matériau (une sorte de recueil de souvenirs et de «confidences», et selon l'auteur la «traduction la plus fidèle et la plus exacte possible de la pensée et de l'action de S.L Bentobbal sans aucune adjonction dans le texte initial, et sans interprétation» (p7, Avertissement)), lequel a été soumis aux mêmes règles méthodologiques de distance critique appliquées au document écrit. Quant aux contenus (affirmations, précisions, jugements, témoignages, révélations... parfois des «boumbattes» sur les populations, les groupes, les idées et les individus), chacun est libre de les apprécier à sa manière. Quant à l'auteur... il est assez grand et expérimenté pour se défendre contre les éventuelles critiques ou «attaques»... Les autres historiens n'ont qu'à opérer les vérifications et autres recoupements pour confirmer ou infirmer. Morale de l'histoire : Vive la «liberté d'écrire librement l'Histoire»... Tout particulièrement celle qui appartient à tout le peuple algérien. Et en attendant, avec Bentobbal !
Tome II: Un ouvrage aussi passionnant que le premier, émaillé de témoignages de combattants, ce qui nous fournit des éléments de connaissance de la lute sur le terrain...et dans les coulisses. Un langage de vérité souvent dur à accepter, mais bel et bien réel... car disant souvent tout haut ce que beaucoup pens(ai)ent tout bas. Peut-être trop de détails et de digressions... qualité d'une»confession» sincère (sans prendre de gants)
Citations : Il est connu que, quand tout va bien à l'intérieur, il n'y a pas de crise à l'extérieur (L. Bentobbal, p 77), «La seule puissance du chef (note : au maquis) était son ascendant moral sur les djounoud. Si nous avions fonctionné avec l'esprit de grade, nous aurions nous aussi des crises internes. C'est le résultat de toute une école politique» (L.B, p 122), «Au départ, nous avons décidé du destin d'un peuple sans le consulter. Il fallait maintenant compter avec un peuple qui était partie prenante du conflit. Nous n'étions plus seuls comme au début. A lépoque, en cas d'échec, nous savions que nous serions considérés, aux yeux de l'histoire, soit comme des criminels soit comme des héros» (L.B, p235), «Comme toujours en politique, ce ne sont pas les bonnes intentions qui décident de la justesse d'une action» (L.B, p 271), «Ben Bella avait, de son côté, beaucoup de qualités. C'était un homme doué mais sans scrupules» (L.B, p278), «(Boudiaf) C'était un Algérien au plein sens du terme, dont le nationalisme était aux dimensions purement algériennes. Pour lui, la force principale était le peuple algérien et les militants révolutionnaires qui lui servaient de cadre» (L.B, p 281), «Le programme de Tripoli avait été adopté à l'unanimité, mais il est resté sans effet, tel un chiffon de papier» (p284).
par Belkacem Ahcene-Djaballah
Jeudi 2 juin 2022
http://www.lequotidien-oran.com/?news=5312745
Mémoires de Lakhdar Bentobbal, tomes 1 et 2 : Une œuvre de salubrité publique
Lakhdar Bentobbal, Mémoires de l’intérieur, Chihab Editions octobre 2021
Il est colossal ce travail qui aurait pu tenir en quatre volumes plutôt qu’en deux auxquels il a été réduit si ses caractères d’impression avaient été choisis à une taille appropriée pour une lecture plus confortable.
Ce choix est certainement à mettre au compte de la nécessité de rendre l’œuvre accessible aux bourses les moins garnies, un choix amplement justifié s’agissant d’une œuvre manifestement voulue de salubrité publique tant les mémoires de Lakhdar Bentobbal vont contribuer à dépolluer la mémoire et l’histoire d’un segment historique essentiel dont sa/ses vérité(s) ont été altérées à des fins politiciennes.
En ce sens, l’abattage accompli par Daho Djerbal est colossal pour être allé avec Bentobbal au détail du détail dans la restitution des faits. A ce propos, et contrairement à certaines assertions, disons le tout net, si les mémoires sont celles de Bentobbal, l’ouvrage qui en est tiré a tout aussi indubitablement pour auteur Djerbal.
Cet ouvrage, un formidable coup de pied dans une fourmilière
Sa contribution ne peut censément être réduite à celle d’un scribe, d’autant que sa simple signature lui confère une dimension qui dépasse de loin les limites d’un récit mémoriel qui s’ajoute à d’autres qui l’ont précédé.
Car tout habitué de l’écriture longue, à partir d’un récit oral, on ne peut manquer de relever la rare densité du texte sur lequel il a débouché tant le travail a été de très loin, celui d’une simple mise en forme ou d’une tâche de secrétariat. En effet, et au-delà, il y a tout le travail d’intervieweur qui fait l’interviewé et qui engage la crédibilité du spécialiste de l’histoire contemporaine qu’est le professeur Djerbal.
(Lakhdar Bentobbal, La conquête de la souveraineté, Chihab Editions mars 2022)
Dans cette coopération des deux sparring-partners, Bentobbal apparaît non comme un homme de pouvoir, même s’il ressort qu’il a été en tant que dirigeant de la Révolution d’une sacrée habileté manœuvrière, mais plutôt comme un patriote sans concession et un homme d’Etat.
Et s’il ne cache pas ses griefs à l’endroit d’autres compagnons de la Révolution, les formulant parfois brutalement, il ne leur fait pas porter l’entière responsabilité des revers de cette révolution. Il n’oublie jamais de contextualiser les faits, rappelant des conjonctures faites de terribles adversités, et ne ramène pas les actes des uns et des autres à une histoire de bons et de méchants.
L’autocritique est également collective, celle d’un collectif dont il ne soustrait pas sa responsabilité, manifestant ainsi un désir d’objectivité. De la sorte, l’ouvrage constitue un formidable coup de pied dans une fourmilière constituée de nageurs en eaux troubles qui, sans aucune autorité académique où légitimité historique, dissertent sur des questions très sensibles comme en particulier, pour ne considérer qu’un exemple, celle de la double primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur, une exigence issue du congrès de la Soummam.
En effet, cette primauté extraite de son contexte historique et plaquée sur la réalité du pouvoir en place depuis l’indépendance, paraît si évidente de justesse alors qu’au regard des faits d’alors, en 1958 au moment de son adoption, elle est bien problématique. C’est dire si les mémoires de Bentobbal sont à lire pour un salutaire inventaire sur un glorieux passé qu’un pernicieux révisionnisme s’efforce de flétrir.
Lakhdar Bentobbal. La Conquête de la Souveraineté. Récit mémoriel par Daho Djerbal. Chihab Editions, Alger 2022, 303 pages, 1750 dinars
Lakhdar Bentoball est un homme resté moudjahid jusqu'à la fin de sa vie. Toujours sur le front, ne mâchant pas ses mots et allant droit au but (même et surtout durant les négociations d'Evian) Le premier tome de ses «confessions» rapportées par Daho Djerbal ont été une sorte de hors-d'œuvre déjà assez consistant. Le second tome qui raconte, entre autres (car il y a pas mal de «retours en arrière», à l'intérieur du pays avec tout particulièrement des témoignages de compagnons de lutte comme Ali Kafi, Ahmed Belabed et Tahar Bouderbala...) son séjour à l'extérieur du pays, est encore plus percutant en informations sur la vie politique et même quotidienne des combattants et... en révélations qui viennent soit compléter ou confirmer ce qui a été déjà dit ou écrit soit démonter des images trop idylliques du combat et des combattants.
Ainsi, il a mis en lumière les crises et les conflits intérieurs mettant en jeu les divergences quant à la ligne générale à suivre et aux options stratégiques non seulement pour la guerre qui se menait, mais aussi pour le devenir de l'Algérie indépendante. Pour lui, indépendance dans la dépendance ou indépendance totale et souveraineté de l'Etat algérien, telle était la question et il ne faut pas être grand clerc pour connaître, deviner la réponse fournie.
Ce qui est encore plus intéressant dans cet ouvrage et le «rapporteur» l'a bien rendu, c'est que Lakhdar Bentobbal, toujours admiratif du peuple («un peuple exceptionnel» qui, selon ses calculs, a vu 273 morts par jour), a estimé nécessaire (et il l'a fait) et indispensable (pour, assurément, être «plus vrai») de «faire parler» ceux qui étaient sur le terrain, ses compagnons d'armes (voir plus haut) ainsi que ses pairs dans le gouvernement provisoire (et dans les autres institutions). Une confession-vérité (avec des «révélations» parfois croustillantes comme celles concernant le train de vie des cadres politiques et militaires (à l'extérieur) ... certains commandants convolant en justes noces, deux à trois fois par an.. des officiers circulant à bord de grosses voitures..) qui peut gêner beaucoup, mais qui, en fin de lecture et de compte, remet pas mal de pendules historiques à l'heure... surtout pour comprendre la suite. On en avait bien besoin !
Les Auteurs : Maître de conferences en histoire contemporaine (Université d'Alger). Directeur de la revue «Naqd», depuis 1993. Plusieurs travaux en histoire économique et sociale... Et, Il s'oriente vers le recueil de témoignages d'acteurs de la guerre de Libération nationale -Lakhdar Bentobbal (8 janvier 1923-21 août 2010), originaire de Mila, militant de la lutte d'indépendance dès l'âge de 15 ans, membre du PPA dès 1940, membre du Groupe des «22», Chef de la wilaya II, ministre de l'Intérieur du Gpra, un des négociateurs des Accords d'Evian.
Sommaire : Avertissement/ L'affaire Abane Ramdane/ La naissance du Gouvernement provisoire/ Les maquis sous l'étau des ratissages / La carte diplomatique / L'ère des crises/ Le vent nouveau / La pourparlers préliminaires / Le temps des négociations /Le cessez-le- feu /Index des noms
Extraits : «En fait, les pays arabes n'ont jamais dépassé ce stade (note : celui de la fourniture seulement des armes légères) dans l'aide qu'ils nous ont apportée et, de plus, c'étaient de vieux stocks laissés par les Anglais et les Allemands. Ils nous livraient des armes périmées» (pp 29-30), «J'ai toujours considéré- et je le dis devant l'histoire- que Abane Ramdane méritait la mort, et je le maintiens jusqu'à présent. Mais ce que je n'acceptais pas, ni pour Abane, ni pour un autre, c'est que cela pouvait créer un précédent extrêmement grave dont pouvait être victime n'importe quel chef de la Révolution» (L.B,p 51), «Le 19 mars 1962, jour du cessez-le -feu, le contrôleur général aux armées de France Christian de Saint-Salvy, dénombre 263.000 «musulmans» engagés du côté français en Algérie : 60.000 militaires réguliers, 153.000 supplétifs, dont 60.000 harkis et 50.000 notables francophiles» (p 104),» On dit aussi que la révolution a été menée avec le fusil. Cela n'est pas juste non plus. Notre ligne de conduite n'a jamais reposé sur l'usage de la force. Si jamais il y eut usage de la force, c'était celle du caractère et du sacrifice, une pure force morale» (p109), «(1958 avec l'arrivée du régime de De Gaulle) C'est à partir de ce moment qu'a commencé la vraie guerre...). Quand l'état de santé du peuple et de l'ALN décline, faute de trouver les solutions adéquates au problème, la crise éclate au sommet» (L.B, p149), «Il n'y a pas un seul djoundi de la première heure, pas un seul de ceux qui faisaient partie de l'OS ou du PPA, de ceux qui avaient foi toujours en la cause nationale, qui ont rejoint les Français. Ceux qui l'ont fait, étaient d'anciens collaborateurs de la France qui étaient venus au FLN dans l'euphorie des années 1956-1957, ou des gens sans formation politique...» (p154), «Parmi tous les cadres que j'ai connus lors de cette dernière session du CNRA, ceux qui étaient pour l'aboutissement effectif de la guerre sur une perspective révolutionnaire peuvent se compter sur les doigts d'une seule main «(L.B, p 292)
Avis : Publiée pour le tome I: Enfin, une approche (universitaire donc assurément scientifique) de l'écriture de histoire de la guerre de libération nationale... une écriture algérienne, en ce sens qu'elle va à la rencontre des acteurs algériens, d'abord du Mouvement national ensuite du FLN et de l'ALN. Ici, certes, les «Mémoires» d'un acteur incontournable - personnage central de la guerre, homme d'action, homme de terrain, engagé, habité par la cause, à la vie spartiate - mais un matériau (une sorte de recueil de souvenirs et de «confidences», et selon l'auteur la «traduction la plus fidèle et la plus exacte possible de la pensée et de l'action de S.L Bentobbal sans aucune adjonction dans le texte initial, et sans interprétation» (p7, Avertissement)), lequel a été soumis aux mêmes règles méthodologiques de distance critique appliquées au document écrit. Quant aux contenus (affirmations, précisions, jugements, témoignages, révélations... parfois des «boumbattes» sur les populations, les groupes, les idées et les individus), chacun est libre de les apprécier à sa manière. Quant à l'auteur... il est assez grand et expérimenté pour se défendre contre les éventuelles critiques ou «attaques»... Les autres historiens n'ont qu'à opérer les vérifications et autres recoupements pour confirmer ou infirmer. Morale de l'histoire : Vive la «liberté d'écrire librement l'Histoire»... Tout particulièrement celle qui appartient à tout le peuple algérien. Et en attendant, avec Bentobbal !
Tome II: Un ouvrage aussi passionnant que le premier, émaillé de témoignages de combattants, ce qui nous fournit des éléments de connaissance de la lute sur le terrain...et dans les coulisses. Un langage de vérité souvent dur à accepter, mais bel et bien réel... car disant souvent tout haut ce que beaucoup pens(ai)ent tout bas. Peut-être trop de détails et de digressions... qualité d'une»confession» sincère (sans prendre de gants)
Citations : Il est connu que, quand tout va bien à l'intérieur, il n'y a pas de crise à l'extérieur (L. Bentobbal, p 77), «La seule puissance du chef (note : au maquis) était son ascendant moral sur les djounoud. Si nous avions fonctionné avec l'esprit de grade, nous aurions nous aussi des crises internes. C'est le résultat de toute une école politique» (L.B, p 122), «Au départ, nous avons décidé du destin d'un peuple sans le consulter. Il fallait maintenant compter avec un peuple qui était partie prenante du conflit. Nous n'étions plus seuls comme au début. A lépoque, en cas d'échec, nous savions que nous serions considérés, aux yeux de l'histoire, soit comme des criminels soit comme des héros» (L.B, p235), «Comme toujours en politique, ce ne sont pas les bonnes intentions qui décident de la justesse d'une action» (L.B, p 271), «Ben Bella avait, de son côté, beaucoup de qualités. C'était un homme doué mais sans scrupules» (L.B, p278), «(Boudiaf) C'était un Algérien au plein sens du terme, dont le nationalisme était aux dimensions purement algériennes. Pour lui, la force principale était le peuple algérien et les militants révolutionnaires qui lui servaient de cadre» (L.B, p 281), «Le programme de Tripoli avait été adopté à l'unanimité, mais il est resté sans effet, tel un chiffon de papier» (p284).
Le rapport sur la réconciliation des mémoires française et algérienne, commandé en juillet 2020 à l’historien Benjamin Stora, est rendu à l’Elysée mercredi 20 janvier à 17 heures. Entretien avec son auteur.
L’historien Benjamin Stora, spécialiste de la colonisation, de la guerre d’Algérie et de l’immigration maghrébine. (ULF ANDERSEN/AURIMAGES VIA AFP)
Maintes fois reporté en raison de l’épidémie de Covid-19 et des ennuis de santé du président algérien Abdelmadjid Tebboune, le rapport confié en juillet 2020 à l’historien Benjamin Stora sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d’Algérie » est remis officiellement à Emmanuel Macron mercredi 20 janvier. Entretien.
Pour Emmanuel Macron, la colonisation et la guerre d’Algérie sont des « secrets de famille » qui rongent la société française.Il y a un an, il déclarait : « Je suis très lucide sur les défis mémoriels qui sont devant moi […]. La guerre d’Algérie est sans doute le plus dramatique d’entre eux. » Comment envisagez-vous cette difficile tâche de réconciliation mémorielle ?
Il ne s’agit évidemment pas de construire une histoire figée, définitive, qui empêcherait toute critique du passé colonial de la France et de la guerre d’indépendance. Il ne s’agit pas non plus de nier qu’il y a des divergences profondes dans les imaginaires français et algérien et que les récits tragiques, mais différents, d’une histoire coloniale pourtant commune, existent des deux côtés. Il faut, modestement, ouvrir des passerelles, des ponts, sur des sujets encore terriblement sensibles, pour avancer ensemble.
On célébrera l’an prochain les soixante ans de l’indépendance de l’Algérie. Plus d’un demi-siècle a passé, mais l’histoire, donc, ne passe toujours pas. Mémoires blessées, ressentiments, relations tumultueuses entre les deux rives, polémiques qui enflamment régulièrement la société française sur les 132 ans de période coloniale et les huit années de guerre… Pourquoi en est-on encore là ?
La colonisation et la guerre d’Algérie ont traumatisé différents groupes de personnes. Immigrés, pieds-noirs, harkis, soldats, Algériens nationalistes… La représentation de cette histoire, surtout quand elle entre en contradiction avec des discours officiels, est forcément passionnelle. Or il n’y a pas eu de travail de réconciliation après l’indépendance. L’Etat a organisé l’oubli par une série de lois d’amnistie : deux décrets inclus dans les accords d’Evian en mars 1962 sur les infractions commises dans le cadre des opérations de maintien de l’ordre, puis de nouvelles législations en 1964 et 1968.
Le général de Gaulle voulait conserver des relations économiques avec l’Algérie indépendante, à cause du pétrole et des expériences nucléaires dans le Sahara. Il voulait aussi éviter les affrontements entre Français, après le putsch des généraux d’avril 1961 et les attentats de l’OAS. Mais, parmi les partisans de l’Algérie française, beaucoup n’ont pas accepté la défaite. Il n’y a jamais eu de consensus, il n’y a pas non plus eu de procès qui auraient pu soulager les victimes. Souvenez-vous des aveux du général Aussaresses dans son livre « Services spéciaux, Algérie 1955-1957 » paru en 2001, où il écrivait noir sur blanc qu’il avait fait tuer l’avocat Ali Boumendjel, censé s’être « officiellement » suicidé en se jetant d’un immeuble pendant la bataille d’Alger. Que lui est-il arrivé ? Rien, à part le retrait de sa Légion d’honneur. Aucune enquête, aucune condamnation. Même chose pour Maurice Papon. Il a été jugé coupable de la rafle de juifs qu’il avait organisée à Bordeaux en 1942, mais il n’a pas non plus été inquiété pour les morts algériens lors de la manifestation du 17 octobre 1961, alors qu’il était préfet de police de Paris.
Des manifestants algériens arrêtés à Puteaux le 17 octobre 1961. Ce jour-là, des milliers d’Algériens manifestent pacifiquement contre le couvre-feu imposé par le préfet de police de Paris, Maurice Papon. La répression policière fait une centaine de morts. Une tragédie longtemps occultée. (AFP)
Vous expliquez, dans votre rapport, que cette amnésie orchestrée par l’Etat français a fragmenté les mémoires. Vous écrivez : « Longtemps après avoir été figée dans les eaux glacées de l’oubli, cette guerre est venue s’échouer, s’engluer, dans le piège fermé des mémoires individuelles. »
Quand l’espace public n’offre rien, les acteurs de l’histoire se dispersent et se réfugient dans l’intimité. Pendant trente ans, jusque dans les années 1990, immigrés et descendants d’Algériens, pieds-noirs, harkis, anciens appelés, ont vécu leur histoire algérienne comme une sorte de guerre secrète, un drame intérieur, personnel. On a assisté à la fois à une sorte d’absence, de refoulement, et à une multiplication des récits autobiographiques, écrits par des gardiens vigilants de la mémoire défendant leur propre point de vue. Tandis que de l’autre côté de la Méditerranée, les Algériens construisaient une mémoire totalement différente de la guerre d’indépendance et survalorisaient l’imaginaire guerrier, en bâtissant un récit national, homogène, unifié, en écartant de nombreux nationalistes de l’histoire officielle. « Un seul héros, le peuple », comme il est écrit dans les manuels scolaires.
La guerre d’Algérie a été très spécifique par sa violence, par le nombre d’acteurs impliqués, par sa complexité. Elle a été la plus longue, de 1954 à 1962, et la plus dure des guerres de décolonisation françaises au XXe siècle. En quoi cela a joué sur ces mémoires éclatées, blessées ?
Cela explique pourquoi l’Etat peut organiser aussi facilement l’amnésie. La société française est en partie consentante. Il y a eu des choses cruelles, horribles, commises pendant la guerre. Elles n’étaient pas avouables. La pratique massive de la torture, les corvées de bois, les exécutions sommaires, les dizaines de milliers de disparus dont les familles ne savent toujours pas où ils sont enterrés, l’utilisation du napalm − les « bidons spéciaux » du plan Challe en 1959 −, le déplacement de deux millions de paysans algériens, chassés de leurs terres, pour isoler les indépendantistes et les couper de la population, la destruction de centaines de villages et la mise en place de « zones interdites » où les Algériens ne pouvaient circuler sous peine d’être abattus, la pose de mines aux frontières marocaine et tunisienne responsables de la mort et du handicap de milliers de jeunes Algériens, la contamination des populations sahariennes par les essais nucléaires commencés en 1960…
Et puis, il ne faut pas oublier que c’était aussi une guerre civile franco-française. Près d’un million d’Européens, de pieds-noirs (la plus grosse colonie de peuplement de l’empire), vivaient en Algérie depuis des générations, la plupart avec un niveau de vie inférieur à celui des habitants de la métropole. Il était hors de question d’abandonner une population et un territoire annexé à la France depuis 1834, quatre ans après le début de la conquête, avant même la Savoie et le comté de Nice qui ne l’ont été qu’en 1860. On a alors assisté en France à l’opposition farouche entre deux formes de nationalisme français : l’une qui refuse viscéralement le rétrécissement de l’empire ; l’autre, plus ouverte sur le monde tel qu’il était devenu, avec d’autres possibilités d’influence. C’est la position du général de Gaulle, quand il revient au pouvoir en 1958. Il a compris que rester enfermé dans le passé, c’est se condamner à mourir. Ce n’est pas par anticolonialisme qu’il rend à l’Algérie son indépendance, mais pour sauver les intérêts de la France. Mais il a été victime de plusieurs tentatives d’assassinat au cours de ces années : en 1961, dans l’Aube, quand une bouteille de gaz explose au passage de sa voiture ; en 1962 quand un tireur se poste en face du perron de l’Elysée et au Petit-Clamart quand le lieutenant-colonel Jean-Marie Bastien-Thiry crible de balles son véhicule ; en 1963, un complot de l’Ecole militaire ; en 1964, près de Toulon, où une bombe a été dissimulée. C’est dire la violence des oppositions au sein de la société française.
Le général de Gaulle lors de l’enregistrement de l’allocution reconnaissant le droit des Algériens à l’autodétermination, le 16 septembre 1959, à l’Elysée. (AFP)
Plus d’un demi-siècle après la fin de la guerre, l’Histoire est donc encore un champ de bataille…
Après l’indépendance, les guerres de mémoires ont démarré. On l’a vu en France, avec l’impossibilité de trouver une date de commémoration de la fin de la guerre d’Algérie. En 2016, François Hollande retient la date du cessez-le-feu du 19 mars 1962, mais elle a toujours été contestée par l’extrême droite et une partie de la droite, au motif que d’autres morts ont été déplorés après : la fusillade de la rue d’Isly, les enlèvements d’Européens à Oran, les massacres de harkis… On l’a vu aussi avec la loi du 23 février 2005reconnaissant le « rôle positif de la colonisation ». Ce n’est qu’à la suite d’une pétition lancée par des historiens, chercheurs et enseignants que l’article 4 de la loi a été déclassé par le Conseil constitutionnel, puis abrogé par un décret.
Il y a quand même eu des combats, des avancées et des discours qui ont fait bouger les lignes de front ?
Dans les années 1980, en France, les enfants des immigrés algériens et des harkis ont commencé à se manifester. Ils ont organisé des marches, dont celle pour l’égalité et contre le racisme de décembre 1983, des rassemblements, des concerts. Les associations de pieds-noirs ont réclamé l’indemnisation de leurs biens laissés en Algérie. Les appelés du contingent se sont battus pour obtenir une carte d’ancien combattant. Mais dans les années 1980, François Mitterrand, acteur clé de la guerre d’Algérie, est à l’Elysée. Ministre de l’Intérieur puis de la Justice entre 1954 et 1957, il a joué un rôle dans la condamnation à mort et l’exécution de nationalistes algériens, dont le militant communiste Fernand Iveton. Il faut se rappeler qu’un an après son arrivée à l’Elysée, le gouvernement Mauroy présente un projet de loi sur « certaines conséquences des événements d’Afrique du Nord », qui permet notamment la réintégration dans le cadre de réserve de huit généraux putschistes d’avril 1961, et ne réussit à le faire adopter qu’à l’aide de l’article 49.3. Michel Rocard, Pierre Joxe et Lionel Jospin s’opposent à cette démarche. Le départ du pouvoir et la mort de François Mitterrand lèvent enfin l’hypothèque.
Des soldats français interrogent un villageois près de Constantine, en 1958, pendant la guerre d’Algérie. (ULLSTEIN BILD)
Pour vous, donc, l’arrivée en 1995 à l’Elysée de Jacques Chirac, qui a fait la guerre d’Algérie en tant qu’appelé mais n’était pas aux manettes entre 1954 et 1962, permet au couvercle de la mémoire de se soulever vraiment ?
Au début des années 2000, une accélération mémorielle se produit. En 1999, après la nomination de Lionel Jospin comme Premier ministre, l’Assemblée nationale reconnaît le terme de « guerre d’Algérie » et met fin aux euphémismes sur « les événements ». En 2000, « le Monde », sous la plume de la journaliste Florence Beaugé, publie une série de témoignages de victimes algériennes de la torture, qui fait grand bruit. En 2003, Jacques Chirac se rend en visite d’Etat en Algérie et est acclamé par des centaines de milliers d’Algérois et d’Oranais. En 2005, les massacres de Sétif et Guelma, perpétrés le jour de la Libération, sont officiellement condamnés. Les discours restent cependant des dénonciations importantes mais abstraites du système colonial. Comme celui de Nicolas Sarkozy, en 2007 à Constantine, qui évoque « l’injustice » ou celui de François Hollande, à Alger, en 2012, qui parle de brutalité. Tous les deux étaient des enfants pendant la guerre d’Algérie.
Emmanuel Macron est, lui, le premier président de la Ve République à ne pas avoir connu la colonisation. Il est né quinze ans après l’indépendance de l’Algérie. Il n’est lié à aucun parti historique, ni au Parti socialiste, encombré par le passé algérien de François Mitterrand, ni aux Républicains, dont l’aile droite courtise les nostalgiques de l’Algérie française. Est-ce que cela le rend plus libre par rapport au passé colonial de la France ?
Il est désormais possible d’avancer concrètement. Emmanuel Macron a déjà commencé une opération vérité sur l’Algérie. Pendant la campagne présidentielle, lors d’un déplacement à Alger en février 2017, il a qualifié le système colonial de « crime contre l’humanité ». En septembre 2018, il a reconnu la responsabilité de l’Etat dans la mort du mathématicien et militant communiste Maurice Audin, officiellement « disparu » pendant la bataille d’Alger : il a déclaré dans un texte remis à sa veuve que le jeune homme avait été « torturé puis exécuté ou torturé à mort par des militaires ». Récemment, il a restitué à Alger les crânes des Algériens tués en 1849 lors de la conquête, et dont les restes étaient conservés au Musée de l’homme, à Paris. Pour lui, la période coloniale et de la guerre est un « poison » dans la société française.
Photo non datée de Maurice Audin. Emmanuel Macron a reconnu en septembre 2018 la responsabilité de l’Etat français dans la mort du mathématicien, membre du Parti communiste algérien et militant anticolonialiste, en 1957. (AFP)
Vous citez, effectivement, dans votre rapport, le chiffre de 7 millions de résidents français concernés par l’Algérie. C’est considérable, pratiquement un habitant sur dix.
Approximativement, mais ça doit être davantage. Il y a eu un million d’appelés, près d’un million de pieds-noirs rapatriés, dont 130 000 juifs − installés sur l’autre rive depuis l’Antiquité −, plus de 80 000 familles de harkis arrivées en métropole après l’indépendance. On estime aujourd’hui à 2 millions le nombre d’Algériens ou Français d’origine algérienne qui vivent dans l’Hexagone, les binationaux en Algérie seraient environ 80 000, ce qui fait un espace mixte important. Surtout, cette population s’élargit avec le temps. Les petits-enfants, les arrière-petits-enfants, ne se détachent pas de cette histoire non digérée. Comme en témoigne l’abondance de la littérature « mémorielle » de ces descendants, souvent écrite par des femmes, d’ailleurs : Alice Zeniter, Valérie Zenatti, Olivia Elkaim, Béatrice Fontanel… Mais aussi les films, de Nicole Garcia, Dominique Cabrera, Yamina Benguigui…
Pour vous, la mauvaise connaissance, la mauvaise appréciation de la période coloniale et du nationalisme algérien, est un élément clé dans ces réconciliations difficiles.
Les gouvernements français ont vu le nationalisme algérien comme le bras armé du communisme international. Ils n’ont pas compris ce que c’était. Aucun homme politique, président du Conseil, ministre ou autre, n’a jamais discuté avec les leaders nationalistes Messali Hadj ou Ferhat Abbas, inconnus en métropole. Or il y avait bel et bien une force nationaliste, de résistance, d’opposition algérienne, portée par des partis, des figures, des organisations, des programmes, et qui a fabriqué la nation algérienne. La première organisation, l’Etoile nord-africaine de Messali Hadj, a vu le jour dès 1926. La colonisation a été pour les Algériens 132 ans de refus. La conquête ne s’est pas arrêtée avec la destitution du dey d’Alger en 1830. Elle a été longue, sanglante, meurtrière. Elle a duré jusque dans les années 1870, avec la grande révolte en Kabylie. Cela a traumatisé durablement les familles algériennes et reste méconnu dans la société française.
Vous estimez qu’un rapprochement entre la France et l’Algérie passe d’abord par une connaissance plus grande de ce que fut l’entreprise coloniale, le nationalisme et la guerre. Par plus d’histoire, en somme.
Oui, car cette période renvoie à deux imaginaires différents, antagonistes, séparés. Le fossé ne s’est jamais résorbé. L’imaginaire, ici, se réfère aux routes, lignes de chemin de fer, écoles, hôpitaux construits par « la Grande France » civilisatrice. De l’autre côté de la Méditerranée, l’imaginaire est peuplé de souvenirs choquants de la brutalité de la longue « nuit coloniale », comme disait le leader nationaliste Ferhat Abbas. La société coloniale, c’est la société des gens sans droit, qui ne peuvent pas voter, être propriétaires d’un café, qui ont été dépossédés de leurs terres, déplacés vers des zones arides, qui ont connu la misère, la famine dans les campagnes. Les dérogations au droit commun, à travers les législations spéciales de ce qu’on appelle le « code de l’indigénat », étaient permanentes : arrestations arbitraires, tribunaux spéciaux… Il y a même eu perte de l’identité personnelle avec la fabrication des SNP (Sans Nom Patronymique). Avant 1882, et la loi sur « l’Etat civil des indigènes musulmans de l’Algérie », il n’existait pas de patronymes dans le sens français du terme, mais une généalogie, des « fils et filles de ». Quand les « indigènes » s’inscrivent sur les registres du Code civil, la francisation des noms arabes entraîne des erreurs de transcription. Certaines familles se retrouvent sans nom patronymique. C’était un faux modèle de la République, les principes d’égalité et de fraternité n’avaient pas traversé la Méditerranée. On est allé au bout de la fiction coloniale.
Messali Hadj, en 1961. Dirigeant de l’Etoile nord-africaine, il est considéré comme le père du nationalisme algérien. (DALMAS/SIPA)
En France, d’où viennent encore les résistances pour affronter ce passé ?
De l’extrême droite et d’une partie de la droite. L’extrême droite n’a jamais accepté les indépendances politiques. Le Rassemblement national (RN, ex-Front national), né en 1972 dans la défense de l’Algérie Française, reste dans un antigaullisme viscéral, contrairement au discours officiel de Marine Le Pen. Le drame, c’est que la droite gaulliste a été contaminée par cette pensée. Et que la gauche se tait. Elle ne prend pas à bras-le-corps cette histoire coloniale pour lutter contre le racisme et les discriminations. Car la guerre d’Algérie en 1956, c’est elle qui l’a menée, c’est Guy Mollet, le président socialiste du Conseil, qui a mis en place les pouvoirs spéciaux, votés par le Parti communiste français. L’histoire est infiniment complexe.
En préambule de votre rapport, justement, pour illustrer cette complexité, vous citez une phrase d’Albert Camus, tirée de son « Appel pour une trêve civile en Algérie », de 1956 : « J’ai aimé avec passion cette terre où je suis né, j’y ai puisé tout ce que je suis, et je n’ai jamais séparé dans mon amitié aucun des hommes qui y vivent, de quelque race qu’ils soient. »
Albert Camus a condamné la colonisation dans ses articles « Misère de la Kabylie » publiés par le quotidien « Alger Républicain » en 1939, il s’est élevé contre la répression de Sétif et Guelma en 1945, et, à la fin de sa courte vie, il s’est prononcé en faveur d’un fédéralisme donnant plus de pouvoir à l’Assemblée algérienne, sans se séparer de la France. La complexité de cet homme entre deux rives, un penseur de l’entre-deux, fondamentalement, ne se réduit pas à une cause ou une identité. Il faut mettre fin aux mémoires hémiplégiques, enfermées dans une seule vision de l’histoire.
Dans la casbah d'Alger en juin 1962, trois mois après la signature des accords d'Evian et quelques jours avant la proclamation de l’indépendance, le 5 juillet. (AFP)
Vous évoquez le « monde du contact », le fait que l’empire n’a pas été ce bloc homogène, où tous les Français ont accepté et soutenu le système colonial…Estimez-vous que la résistance française, bien que minoritaire, a été sous-estimée ?
Totalement. Dans l’Algérie coloniale, à l’image d’Albert Camus, les Européens ne sont pas tous des colonialistes forcenés et racistes. Certains luttent contre le système colonial, sont au contact des musulmans, réclament l’égalité des droits. Les prêtres-ouvriers, notamment ceux de la Mission de Paris et de la Mission de France, les juifs progressistes, les chrétiens de gauche, les antifascistes italiens, les républicains espagnols, les anarchistes, les trotskistes, les membres du Parti communiste algérien (PCA). Maurice Audin, Jean Scotto, curé de Bab-el-Oued engagé auprès des plus pauvres, l’archevêque Léon-Etienne Duval qui a dénoncé la torture et les exécutions sommaires, Emilie Busquant, la femme du leader nationaliste Messali Hadj qui a aidé à la confection du drapeau algérien… En métropole également, la liste est longue des anticolonialistes : Louise Michel, Jean Jaurès, André Breton, François Mauriac, Edgar Morin, Pierre Vidal-Naquet, Gisèle Halimi… Et au sein du nationalisme algérien, beaucoup de figures ne réclament pas l’indépendance, comme le docteur Bendjelloul, très populaire entre les années 1930 et 1950, qui souhaite l’égalité citoyenne, veut être Français et musulman à part entière.
Ces faits doivent être connus des jeunes générations, pour que l’on sorte des mémoires communautarisées, des faits déformés, instrumentalisés par les lobbys mémoriels des extrémistes des deux côtés. L’histoire est un contre-feu indispensable aux incendies des mémoires enflammées. Il faut favoriser sa connaissance par l’éducation nationale et former en grand nombre des professeurs d’histoire du secondaire sur la colonisation. Le travail commencé par les manuels scolaires doit s’accentuer pour porter au plus grand nombre toute la réalité de la colonisation. Il faut aussi multiplier les postes spécialisés à l’université française. Ce n’est pas normal qu’une poignée enseigne l’histoire du Maghreb contemporain, alors que tant d’enfants de l’immigration en sont originaires.
L’Algérie réclame depuis de nombreuses années des excuses de la part de la France. Dans un entretien à « Jeune Afrique », en novembre 2020, Emmanuel Macron a balayé cette hypothèse d’un « Le sujet n’est pas de s’excuser ». Vous ne préconisez pas non plus d’excuses dans votre rapport. C’est pourtant un préalable symbolique indispensable et cela risque de faire polémique, non ?
On peut faire un discours d’excuses. Pourquoi pas ? Mais regardez ce qui s’est passé avec la Chine, le Japon et la Corée au XXe siècle. Les excuses du Japon n’ont été suivies d’aucun acte concret et n’ont pas suffi à calmer les mémoires blessées. Le mal est profond. Il faut emprunter d’autres chemins, mettre en œuvre une autre méthode pour réconcilier les mémoires. Il faut s’engager sur un chemin concret, pas à pas, autour d’objets d’histoire cruels, passionnels, autour de gestes symboliques. Je préconise, pour cela, la mise en place d’une commission « Mémoire et vérité », d’une dizaine de personnes, pas exclusivement des historiens, mais aussi des hauts fonctionnaires, diplomates, chefs d’entreprise, artistes des deux rives [l’Elysée a décidé d’en confier la présidence à Benjamin Stora, NDLR]. C’est un chantier immense, tout est à faire. J’évoquais tout à l’heure la fabrication de l’oubli, mais la fabrication mémorielle passe aussi par un accord entre Etats.
Comme un traité d’amitié ?
Il y avait eu un projet entre la France et l’Algérie après la visite de Jacques Chirac en 2003. Cela avait été très loin. Mais le Parlement français a voté la fameuse loi sur les aspects positifs de la colonisation. Et c’était fini. Juste après, il y a eu les émeutes de banlieue. Ce n’est pas un hasard. A l’approche du soixantième anniversaire de l’indépendance de l’Algérie, la nécessité d’un nouveau traité de réconciliation, d’amitié reste plus que jamais d’actualité.
Emmanuel Macron lors de son premier déplacement officiel en Algérie, le 6 décembre 2017. Quelques mois plus tôt, lors de la campagne présidentielle, il avait qualifié la colonisation de « crime contre l’humanité ». (RYAD KRAMDI/AFP)
Il y a beaucoup de gestes à faire vis-à-vis de l’Algérie. Le chantier est immense, comme vous dites.
Il faut d’abord une meilleure circulation des archives. Depuis des décennies, l’Algérie réclame la restitution des archives nationales détenues par la France en invoquant les lois internationales qui stipulent que « les archives appartiennent au territoire dans lequel elles ont été produites ». La France a rendu les archives dites de « gestion » (éducation, hôpitaux…), mais elle détient toujours ce qu’elle appelle des « archives de souveraineté » (armée, présidence de la République…). Il faudrait un fonds d’archives commun, librement consultable par les chercheurs des deux côtés de la Méditerranée, avec des déplacements facilités. La classification « secret-défense » doit aussi être très vite levée pour les documents d’avant 1970. Cette meilleure circulation doit aussi toucher les images, les représentations réciproques, les découvertes mutuelles, les ouvrages avec des traductions dans les deux langues. Pourquoi ne pas encourager l’initiative, portée par Rachid Arhab, Pascal Josèphe et Guillaume Pfister, d’un « Arte franco-algérien » qui a déjà fonctionné sur Facebook et Instagram ?
La liste des dossiers sensibles est tellement longue ! Il y a les essais nucléaires (17 réalisés par la France au Sahara entre 1960 et 1966), dont il faudrait fournir une carte détaillée aux autorités algériennes ; les mines des frontières tunisienne et marocaine, dont on devrait aussi donner les emplacements ; les « disparus » algériens, mais aussi français, du 5 juillet 1962 à Oran, qu’un guide officiel devrait répertorier… Et puis, bien sûr, il y a nécessité de multiplier les gestes symboliques et politiques en faveur des figures du nationalisme algérien, comme l’émir Abd el-Kader, l’homme de la résistance algérienne au cours de la conquête, savant musulman, poète et philosophe. Les corps des membres de sa famille, enterrés au château d’Amboise où il a été emprisonné après sa reddition, pourraient être rapatriés en Algérie.
Y a-t-il des préconisations auxquelles vous êtes plus particulièrement attaché ?
Je souhaiterais d’abord la mise en œuvre d’une sorte d’Office franco-algérien de la jeunesse, pour des projets, notamment culturels. Ce serait aussi très positif d’envisager la reconnaissance de la responsabilité de l’Etat français dans la mort d’Ali Boumendjel, comme elle l’a été pour Maurice Audin. Sa veuve est morte récemment sans que le décès de son mari soit officiellement imputé à l’Etat, c’était le combat de sa vie. Cela renverrait aux exactions de la bataille d’Alger, à la torture, aux assassinats, mais aussi à l’homme, un avocat pacifiste, un intellectuel, un ami de René Capitant [juriste, résistant, ministre, notamment, dans le gouvernement provisoire, NDLR], un compagnon du général de Gaulle.
La question des harkis est aussi fondamentale pour moi. A leur propos, je n’aime pas dire qu’ils étaient du « mauvais côté de l’histoire », ils se vivent comme appartenant aussi à l’histoire algérienne, et ils doivent pouvoir circuler librement entre les deux rives, sans se cacher lorsqu’ils vont en Algérie. Enfin, une solution doit être trouvée au problème de l’entretien des cimetières européens et juifs en Algérie, traces d’une histoire plurielle, et laissés à l’abandon depuis l’indépendance.
En avançant sur la réconciliation des mémoires, estimez-vous qu’on peut progresser aussi sur les questions de laïcité et de l’islam ?
Bien sûr. Qui sait aujourd’hui que la loi de 1905 n’a pas été appliquée en Algérie ? Et que, déjà, on déniait aux Algériens le fait de pouvoir être à la fois républicain et musulman ? La colonisation est partie intégrante de l’histoire française, ce n’est pas une histoire séparée, extérieure, périphérique. Plus on avance dans le temps, plus cette histoire devient centrale.
Le Premier ministre Jean Castex, invité sur TF1 en novembre 2020, après la mort du professeur Samuel Paty, a évoqué les justifications parfois données à l’islamisme radical. « Nous devrions nous autoflageller, regretter la colonisation, je ne sais quoi encore », a-t-il alors déclaré, provoquant un tollé. C’est une faute politique pour celui qui est le deuxième personnage de l’Etat français ?
Le passé est là, problématique, sur l’immigration, l’islam, l’Etat, la démocratie, la citoyenneté… On est obligé de le regarder en face. Il ne s’agit pas d’en être prisonnier, mais ne pas l’affronter signifie rester dans une pensée mutilée, s’interdire toute perspective d’avenir. La reconnaissance pratique des exactions commises pendant la guerre et des centaines de milliers de morts algériens est une condition essentielle pour aller vers une mémoire plus apaisée. Il faut aller vers plus de vérité. Cela aidera à passer d’une mémoire communautarisée à une mémoire commune entre Algériens et Français, à la sortie de la concurrence victimaire qui est stérile. Le métissage, le « vivre ensemble », n’a jamais fonctionné dans l’Algérie coloniale, mais sa réussite est un enjeu majeur dans la France d’aujourd’hui.
Propos recueillis par Sarah Diffalah et Nathalie Funès
Benjamin Stora, né en 1950 dans une famille juive de Constantine, est un historien et universitaire, spécialiste de l’Algérie. Il a publié de très nombreux ouvrages sur la colonisation, la guerre d’Algérie et l’immigration maghrébine, dont plusieurs viennent d’être rassemblés dans la collection Bouquins de Robert Laffont (« Une mémoire algérienne », 2020). Le rapport sur « les questions mémorielles portant sur la colonisation, et la guerre d’Algérie » sera publié début mars aux éditions Albin Michel sous le titre « France-Algérie, les passions douloureuses ».
132 ANS DE COLONISATION
1830 Débarquement de 30 000 soldats français dans la baie de Sidi-Ferruch, à une trentaine de kilomètres d’Alger, alors sous régence turque.
1847 Reddition de l’émir Abd el-Kader, le chef militaire et religieux qui avait lancé le djihad contre les occupants français.
1848 La partie nord est divisée en trois départements : Alger, Oran et Constantine.
1870 Adolphe Crémieux, ministre de la Justice du gouvernement de la Défense nationale français, signe un décret octroyant la nationalité française aux juifs d’Algérie.
1871 Plus de 250 tribus, menées par le cheikh El Mokrani, se soulèvent contre les Français en Kabylie.
1881 Adoption du « code de l’indigénat », qui soumet les musulmans d’Algérie à un régime pénal d’exception.
1926 Fondation de l’Etoile nord-africaine qui, sous la direction de Messali Hadj, prône l’indépendance de l’Algérie.
1945 Une manifestation indépendantiste à Sétif dégénère. Une centaine d’Européens sont tués. Les autorités françaises déclenchent une répression à Sétif et Guelma, qui fait des milliers de victimes.
1954 Dans la nuit du 1er novembre, le FLN (Front de libération nationale) déclenche une série d’attentats sur le territoire algérien, qui marque le début de la guerre d’indépendance.
1956 Le gouvernement du socialiste Guy Mollet fait voter les « pouvoirs spéciaux ».
1958 Le général de Gaulle revient au pouvoir.
1961 Putsch avorté des généraux (Challe, Jouhaud, Salan et Zeller).
1962 Signature des accords d’Evian, le 18 mars, et indépendance de l’Algérie, le 5 juillet.
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