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Lakhdar Bentoball est un homme resté moudjahid jusqu'à la fin de sa vie. Toujours sur le front, ne mâchant pas ses mots et allant droit au but (même et surtout durant les négociations d'Evian) Le premier tome de ses «confessions» rapportées par Daho Djerbal ont été une sorte de hors-d'œuvre déjà assez consistant. Le second tome qui raconte, entre autres (car il y a pas mal de «retours en arrière», à l'intérieur du pays avec tout particulièrement des témoignages de compagnons de lutte comme Ali Kafi, Ahmed Belabed et Tahar Bouderbala...) son séjour à l'extérieur du pays, est encore plus percutant en informations sur la vie politique et même quotidienne des combattants et... en révélations qui viennent soit compléter ou confirmer ce qui a été déjà dit ou écrit soit démonter des images trop idylliques du combat et des combattants.
Ainsi, il a mis en lumière les crises et les conflits intérieurs mettant en jeu les divergences quant à la ligne générale à suivre et aux options stratégiques non seulement pour la guerre qui se menait, mais aussi pour le devenir de l'Algérie indépendante. Pour lui, indépendance dans la dépendance ou indépendance totale et souveraineté de l'Etat algérien, telle était la question et il ne faut pas être grand clerc pour connaître, deviner la réponse fournie.
Ce qui est encore plus intéressant dans cet ouvrage et le «rapporteur» l'a bien rendu, c'est que Lakhdar Bentobbal, toujours admiratif du peuple («un peuple exceptionnel» qui, selon ses calculs, a vu 273 morts par jour), a estimé nécessaire (et il l'a fait) et indispensable (pour, assurément, être «plus vrai») de «faire parler» ceux qui étaient sur le terrain, ses compagnons d'armes (voir plus haut) ainsi que ses pairs dans le gouvernement provisoire (et dans les autres institutions). Une confession-vérité (avec des «révélations» parfois croustillantes comme celles concernant le train de vie des cadres politiques et militaires (à l'extérieur) ... certains commandants convolant en justes noces, deux à trois fois par an.. des officiers circulant à bord de grosses voitures..) qui peut gêner beaucoup, mais qui, en fin de lecture et de compte, remet pas mal de pendules historiques à l'heure... surtout pour comprendre la suite. On en avait bien besoin !
Les Auteurs : Maître de conferences en histoire contemporaine (Université d'Alger). Directeur de la revue «Naqd», depuis 1993. Plusieurs travaux en histoire économique et sociale... Et, Il s'oriente vers le recueil de témoignages d'acteurs de la guerre de Libération nationale -Lakhdar Bentobbal (8 janvier 1923-21 août 2010), originaire de Mila, militant de la lutte d'indépendance dès l'âge de 15 ans, membre du PPA dès 1940, membre du Groupe des «22», Chef de la wilaya II, ministre de l'Intérieur du Gpra, un des négociateurs des Accords d'Evian.
Sommaire : Avertissement/ L'affaire Abane Ramdane/ La naissance du Gouvernement provisoire/ Les maquis sous l'étau des ratissages / La carte diplomatique / L'ère des crises/ Le vent nouveau / La pourparlers préliminaires / Le temps des négociations /Le cessez-le- feu /Index des noms
Extraits : «En fait, les pays arabes n'ont jamais dépassé ce stade (note : celui de la fourniture seulement des armes légères) dans l'aide qu'ils nous ont apportée et, de plus, c'étaient de vieux stocks laissés par les Anglais et les Allemands. Ils nous livraient des armes périmées» (pp 29-30), «J'ai toujours considéré- et je le dis devant l'histoire- que Abane Ramdane méritait la mort, et je le maintiens jusqu'à présent. Mais ce que je n'acceptais pas, ni pour Abane, ni pour un autre, c'est que cela pouvait créer un précédent extrêmement grave dont pouvait être victime n'importe quel chef de la Révolution» (L.B,p 51), «Le 19 mars 1962, jour du cessez-le -feu, le contrôleur général aux armées de France Christian de Saint-Salvy, dénombre 263.000 «musulmans» engagés du côté français en Algérie : 60.000 militaires réguliers, 153.000 supplétifs, dont 60.000 harkis et 50.000 notables francophiles» (p 104),» On dit aussi que la révolution a été menée avec le fusil. Cela n'est pas juste non plus. Notre ligne de conduite n'a jamais reposé sur l'usage de la force. Si jamais il y eut usage de la force, c'était celle du caractère et du sacrifice, une pure force morale» (p109), «(1958 avec l'arrivée du régime de De Gaulle) C'est à partir de ce moment qu'a commencé la vraie guerre...). Quand l'état de santé du peuple et de l'ALN décline, faute de trouver les solutions adéquates au problème, la crise éclate au sommet» (L.B, p149), «Il n'y a pas un seul djoundi de la première heure, pas un seul de ceux qui faisaient partie de l'OS ou du PPA, de ceux qui avaient foi toujours en la cause nationale, qui ont rejoint les Français. Ceux qui l'ont fait, étaient d'anciens collaborateurs de la France qui étaient venus au FLN dans l'euphorie des années 1956-1957, ou des gens sans formation politique...» (p154), «Parmi tous les cadres que j'ai connus lors de cette dernière session du CNRA, ceux qui étaient pour l'aboutissement effectif de la guerre sur une perspective révolutionnaire peuvent se compter sur les doigts d'une seule main «(L.B, p 292)
Avis : Publiée pour le tome I: Enfin, une approche (universitaire donc assurément scientifique) de l'écriture de histoire de la guerre de libération nationale... une écriture algérienne, en ce sens qu'elle va à la rencontre des acteurs algériens, d'abord du Mouvement national ensuite du FLN et de l'ALN. Ici, certes, les «Mémoires» d'un acteur incontournable - personnage central de la guerre, homme d'action, homme de terrain, engagé, habité par la cause, à la vie spartiate - mais un matériau (une sorte de recueil de souvenirs et de «confidences», et selon l'auteur la «traduction la plus fidèle et la plus exacte possible de la pensée et de l'action de S.L Bentobbal sans aucune adjonction dans le texte initial, et sans interprétation» (p7, Avertissement)), lequel a été soumis aux mêmes règles méthodologiques de distance critique appliquées au document écrit. Quant aux contenus (affirmations, précisions, jugements, témoignages, révélations... parfois des «boumbattes» sur les populations, les groupes, les idées et les individus), chacun est libre de les apprécier à sa manière. Quant à l'auteur... il est assez grand et expérimenté pour se défendre contre les éventuelles critiques ou «attaques»... Les autres historiens n'ont qu'à opérer les vérifications et autres recoupements pour confirmer ou infirmer. Morale de l'histoire : Vive la «liberté d'écrire librement l'Histoire»... Tout particulièrement celle qui appartient à tout le peuple algérien. Et en attendant, avec Bentobbal !
Tome II: Un ouvrage aussi passionnant que le premier, émaillé de témoignages de combattants, ce qui nous fournit des éléments de connaissance de la lute sur le terrain...et dans les coulisses. Un langage de vérité souvent dur à accepter, mais bel et bien réel... car disant souvent tout haut ce que beaucoup pens(ai)ent tout bas. Peut-être trop de détails et de digressions... qualité d'une»confession» sincère (sans prendre de gants)
Citations : Il est connu que, quand tout va bien à l'intérieur, il n'y a pas de crise à l'extérieur (L. Bentobbal, p 77), «La seule puissance du chef (note : au maquis) était son ascendant moral sur les djounoud. Si nous avions fonctionné avec l'esprit de grade, nous aurions nous aussi des crises internes. C'est le résultat de toute une école politique» (L.B, p 122), «Au départ, nous avons décidé du destin d'un peuple sans le consulter. Il fallait maintenant compter avec un peuple qui était partie prenante du conflit. Nous n'étions plus seuls comme au début. A lépoque, en cas d'échec, nous savions que nous serions considérés, aux yeux de l'histoire, soit comme des criminels soit comme des héros» (L.B, p235), «Comme toujours en politique, ce ne sont pas les bonnes intentions qui décident de la justesse d'une action» (L.B, p 271), «Ben Bella avait, de son côté, beaucoup de qualités. C'était un homme doué mais sans scrupules» (L.B, p278), «(Boudiaf) C'était un Algérien au plein sens du terme, dont le nationalisme était aux dimensions purement algériennes. Pour lui, la force principale était le peuple algérien et les militants révolutionnaires qui lui servaient de cadre» (L.B, p 281), «Le programme de Tripoli avait été adopté à l'unanimité, mais il est resté sans effet, tel un chiffon de papier» (p284).
Mémoires de Lakhdar Bentobbal, tomes 1 et 2 : Une œuvre de salubrité publique
Il est colossal ce travail qui aurait pu tenir en quatre volumes plutôt qu’en deux auxquels il a été réduit si ses caractères d’impression avaient été choisis à une taille appropriée pour une lecture plus confortable.
Ce choix est certainement à mettre au compte de la nécessité de rendre l’œuvre accessible aux bourses les moins garnies, un choix amplement justifié s’agissant d’une œuvre manifestement voulue de salubrité publique tant les mémoires de Lakhdar Bentobbal vont contribuer à dépolluer la mémoire et l’histoire d’un segment historique essentiel dont sa/ses vérité(s) ont été altérées à des fins politiciennes.
En ce sens, l’abattage accompli par Daho Djerbal est colossal pour être allé avec Bentobbal au détail du détail dans la restitution des faits. A ce propos, et contrairement à certaines assertions, disons le tout net, si les mémoires sont celles de Bentobbal, l’ouvrage qui en est tiré a tout aussi indubitablement pour auteur Djerbal.
Cet ouvrage, un formidable coup de pied dans une fourmilière
Sa contribution ne peut censément être réduite à celle d’un scribe, d’autant que sa simple signature lui confère une dimension qui dépasse de loin les limites d’un récit mémoriel qui s’ajoute à d’autres qui l’ont précédé.
Car tout habitué de l’écriture longue, à partir d’un récit oral, on ne peut manquer de relever la rare densité du texte sur lequel il a débouché tant le travail a été de très loin, celui d’une simple mise en forme ou d’une tâche de secrétariat. En effet, et au-delà, il y a tout le travail d’intervieweur qui fait l’interviewé et qui engage la crédibilité du spécialiste de l’histoire contemporaine qu’est le professeur Djerbal.
(Lakhdar Bentobbal, La conquête de la souveraineté, Chihab Editions mars 2022)
Dans cette coopération des deux sparring-partners, Bentobbal apparaît non comme un homme de pouvoir, même s’il ressort qu’il a été en tant que dirigeant de la Révolution d’une sacrée habileté manœuvrière, mais plutôt comme un patriote sans concession et un homme d’Etat.
Et s’il ne cache pas ses griefs à l’endroit d’autres compagnons de la Révolution, les formulant parfois brutalement, il ne leur fait pas porter l’entière responsabilité des revers de cette révolution. Il n’oublie jamais de contextualiser les faits, rappelant des conjonctures faites de terribles adversités, et ne ramène pas les actes des uns et des autres à une histoire de bons et de méchants.
L’autocritique est également collective, celle d’un collectif dont il ne soustrait pas sa responsabilité, manifestant ainsi un désir d’objectivité. De la sorte, l’ouvrage constitue un formidable coup de pied dans une fourmilière constituée de nageurs en eaux troubles qui, sans aucune autorité académique où légitimité historique, dissertent sur des questions très sensibles comme en particulier, pour ne considérer qu’un exemple, celle de la double primauté du politique sur le militaire et de l’intérieur sur l’extérieur, une exigence issue du congrès de la Soummam.
En effet, cette primauté extraite de son contexte historique et plaquée sur la réalité du pouvoir en place depuis l’indépendance, paraît si évidente de justesse alors qu’au regard des faits d’alors, en 1958 au moment de son adoption, elle est bien problématique. C’est dire si les mémoires de Bentobbal sont à lire pour un salutaire inventaire sur un glorieux passé qu’un pernicieux révisionnisme s’efforce de flétrir.
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