En ces temps où de nombreux dirigeant·e·s de la France insoumise et du Parti communiste, entre autres, saluent en des termes hyperboliques une nouvelle union politique qu’ils disent historique, et entretiennent sans fin la mythologie relative au Front populaire, il est nécessaire de rappeler quelques faits. Certes des augmentations significatives des salaires – 12 % -, la réduction du temps de travail hebdomadaire à 40 heures et deux semaines de congés payés sont à inscrire au bilan du gouvernement de l’époque et de la majorité qui le soutenait. N’oublions pas, cependant, que ces principaux conquis sociaux furent d’abord et avant tout imposés de haute lutte par celles et ceux qui s’étaient mobilisés de la mi-mai au mois de juin 1936, au cours de la première grève générale du XXe siècle marquée par une multitude d’occupations d’usines.
Fort soucieux du sort des ouvrier·e·s français·e·s, la SFIO, les communistes et la CGT sont beaucoup moins sensibles à la condition autrement plus dure des colonisés, et les audaces réformistes des uns et des autres n’ont, à l’époque, jamais atteint les territoires de l’empire [1]. Soit écrit en passant, ces audaces n’ont pas modifié la condition des femmes. Tenues pour des mineures politiques avant le Front populaire, elles le sont demeurées après. Quant aux « indigènes », ils ne sont pas des citoyens mais des « sujets, protégés ou administrés français » privés, pour l’écrasante majorité d’entre eux, des droits et libertés fondamentaux, et soumis, qui plus est, à des dispositions répressives discriminatoires et racistes puisqu’elles ne sont applicables qu’à eux. En France métropolitaine, aussi, les colonisés-immigrés, arrivés en nombre au lendemain de la Première Guerre mondiale, sont en butte à des conditions singulières. Outre qu’ils font l’objet d’une surveillance policière spécifique, ils ne peuvent bénéficier de certaines prestations sociales comme les « allocations familiales pour les enfants demeurés en Afrique du Nord », note la philosophe Simone Weil, qui connaît bien la situation. « Chassés » de leurs villages « par la faim », les « Arabes » sont contraints à « des privations inhumaines pour envoyer de maigres mandats » à leurs proches restés dans les colonies, et ces sacrifices financiers rendent leurs conditions d’existence plus difficiles encore. Enchaînement de la misère, solitude et dureté de l’exil, et vies précaires exposées, déjà, à la menace des expulsions. S’y ajoutent, en effet, la crainte constante d’un « renvoi brutal dans leur pays d’origine » et des discriminations économiques et salariales importantes puisque ces travailleurs sont « voués aux tâches les plus malpropres et les plus épuisantes, misérablement payés, traités avec mépris » par « leurs compagnons […] qui ont une peau d’autre couleur » : « il est difficile d’imaginer plus complète humiliation », ajoute-t-elle. Le racisme de l’État impérial républicain et de la législation, celui des élites politiques et d’une partie des classes populaires se conjuguent donc pour faire des colonisés-immigrés des hommes condamnés à une exploitation et une oppression particulières très souvent occultées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre les « intérêts matériels et moraux » des prolétaires [2].
Quant à la « solidarité ouvrière » tant vantée par certaines organisations politiques et syndicales, qui en ont fait un élément majeur de leur identité et de leur légitimité passées et présentes, elle n’est qu’un mythe, affirme la philosophe, parfaitement consciente des divisions raciales qui sévissent en France et de leurs effets délétères sur les conditions de vie et de travail des « Arabes » concernés. Confrontée à ces réalités qui la révoltent, S. Weil conclut : « J’ai honte de ceux dont je me suis toujours sentie le plus proche. J’ai honte des démocrates français, des socialistes français, de la classe ouvrière française. [3] »
Soit, mais la Libération et le rétablissement des institutions républicaines ont aboli les dispositions d’exception précitées, conformément au préambule de la Constitution (27 octobre 1946) de la Quatrième République ainsi rédigé : « le peuple français proclame à nouveau que tout être humain, sans distinction de race, de religion, ni croyance, possède des droits inaliénables et sacrés. » Admirable, en effet, mais il y a loin de la beauté des principes à leur effectivité. Si les colonisés sont désormais citoyens de l’Union française, tout comme les autochtones d’Algérie [4] qui jouissent enfin de l’ensemble des droits et libertés démocratiques, ces derniers sont gravement violés par le double collège établi dans ce département français afin d’assurer la surreprésentation politique des nationaux d’origine européenne et la sous-représentation de ceux que l’on nomme désormais les « Musulmans français d’Algérie. » Singulière mais très officielle dénomination qui a pour fonction, à l’intérieur du corps national réputé composé d’individus libres et égaux, d’identifier une « communauté » particulière par la mobilisation conjointe de critères ethniques et religieux. Et cette « communauté » fait de nouveau l’objet de discriminations inscrites dans la loi ! S’y ajoutent celles, beaucoup plus nombreuses, que ses membres subissent de facto en France métropolitaine.
À preuve, les discriminations qui affectent l’accès à l’emploi – le taux de chômage de la « population européenne » est de 1,7 %, celui des Algériens de 25 % –, l’évolution professionnelle, le niveau des rémunérations, la « véritable ségrégation de l’habitat nord-africain dans certaines régions ou villes industrielles » qui prend la forme d’une relégation dans des foyers et des cantonnements « arabes » construits par les « pouvoirs publics » et des « entreprises privées », et le développement spectaculaire des bidonvilles, à Nanterre, entre autres. En 1956, tels sont les constats faits par la sociologue du CNRS, Andrée Michel, suite à la longue et précieuse enquête menée sur la condition des travailleurs algériens en France. Dans la préface de son livre, le conseiller d’État Pierre Laroque écrit : « S’il est une conclusion qui se dégage de manière aveuglante » de cette étude, « c’est que la discrimination entre travailleurs européens et travailleurs algériens est partout, dans […] l’emploi, dans l’embauche, […] dans les conditions d’existence » et dans « l’habitat [5] » Les réalités mises au jour révèlent un ensemble de discriminations systémiques particulièrement graves et un racisme d’État persistant dont témoignent également la surveillance et les opérations policières : rafles, arrestations arbitraires, passages à tabac…, régulièrement menées avant même le début de la guerre d’Algérie [6].
Soumis à des conditions de vie et de travail bien plus mauvaises que celles des Français, les Algériens sont aussi confrontés, dans le champ politique, à une répression particulièrement grave. Exploitation et oppression spécifiques, encore et toujours, mais la plupart des organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier, de même les associations de défense des droits humains, continuent de nier leur importance. À cause de cela, ces discriminations diverses sont rarement combattues. Si la situation a aujourd’hui évolué, il n’en reste pas moins que les conditions particulières subies par les salarié·e·s étranger·e·s, ressortissants d’États extérieurs à l’Union européenne, et les héritier·e·s de l’immigration coloniale et postcoloniale sont rarement placées au plus haut de l’agenda revendicatif des gauches politiques et syndicales. En ces matières, l’exception, hélas, confirme une nouvelle fois la « règle ». Depuis des décennies, une telle situation est également liée au primat accordé aux critères de classes, cependant que les critères ethno-raciaux sont jugés parfaitement secondaires. Pour nombre d’organisations politiques et syndicales, en effet, seuls les premiers sont considérés comme des facteurs susceptibles de favoriser les mobilisations des travailleurs et des salariés.
Il en est ainsi du célébrissime slogan : « travailleurs français-immigrés, même patron, même combat ! » qui a permis aux directions des gauches précitées et à des générations de militant·e·s de se donner bonne conscience à peu de frais. Supposé exprimer le summum de la solidarité ouvrière, il occulte complètement les conditions spécifiques de travail et d’existence des seconds qui sont à la fois victimes de discriminations systémiques et de racisme dans les entreprises comme dans la société ce pourquoi le combat de ces immigrés ne peut être exactement le même. Alors que ces réalités sont désormais établies par de nombreuses études et rapports, refuser de prendre en compte ces spécificités, ce n’est pas œuvrer à la convergence des luttes mais à l’affaiblissement de ces dernières en minorant de façon très injuste les conditions particulières imposées aux immigré·e·s comme aux héritier·e·s de l’immigration coloniale et postcoloniale, et ce dans tous les registres de leur existence [7]. Plus encore, et ceci découle de cela, c’est nier l’histoire sociale et politique singulière des uns et des autres, et des revendications qu’ils expriment depuis fort longtemps grâce à des formes diverses d’auto-organisation. Permanence plus ou moins euphémisée du paternalisme ou du fraternalisme qui confère aux directions majoritairement blanches des organisations politiques et syndicales du mouvement ouvrier le monopole de la définition, de l’expression et de la défense des revendications jugées légitimes.
L’ensemble a été longtemps soutenu, dans le champ politique et une fraction du champ universitaire, par diverses doxa marxistes et stalinienne. Sous des formes distinctes, le fond de ces doxa est aujourd’hui réactivé à nouveaux frais par certains historiens et sociologues qui affirment doctement, au nom de la rigueur scientifique qu’ils prétendent incarner, que la classe est la variable la plus pertinente voire la seule capable de rendre compte adéquatement des réalités sociales et des conditions faites aux couches populaires. Certains d’entre eux, comme G. Noiriel et S. Beaud [8], depuis longtemps hostiles aux démarches intersectionnelles, estiment que l’introduction de variables ethno-raciales débouche sur l’occultation de la classe, la racialisation des conflits sociaux et du débat public, et favorise ce qu’il est convenu d’appeler le « communautarisme ». De là, aussi, selon eux, le dévoiement identitaire d’une partie de la gauche et de l’antiracisme.
Il est singulier que les auteurs précités, et leurs soutiens au sein d’une certaine gauche politique, syndicale et associative, qui se targuent d’être les voix exclusives de l’universalisme accordent si peu d’attention à la multitude d’enquêtes et de rapports publiés ; ceux du Défenseur des droits [9] et de la Commission nationale consultative de droits de l’homme (CNCDH) notamment. De même pour les innombrables travaux universitaires, certains sont aujourd’hui des classiques [10], qui documentent et objectivent, comme les premiers, l’ampleur des racismes institutionnels et des discriminations systémiques subis par les personnes racisées des quartiers populaires [11]. Ces réalités et ces faits sont têtus, et leur entêtement est corroboré par le très vaste corpus qui vient d’être évoqué. Précisons que pour les diverses autrices et auteurs travaillant sur ces sujets, il ne s’agit nullement de substituer la « race » à la « classe » mais de mobiliser les deux. Singulier aussi que l’historien précité néglige à ce point le passé colonial de ce pays, le racisme d’État des Républiques impériales françaises, les travaux de ses pairs et ceux de nombreux colonisés qui ont analysé la ségrégation et les dispositions discriminatoires qui leur furent imposées jusqu’aux indépendances. Des remarques similaires peuvent être faites à son co-auteur sociologue, dans le champ spécifique qui est le sien. Singuliers enfin cet aveuglement et cette surdité aux nombreux récits, anciens, présents et circonstanciés des premier·e·s concerné·e·s.
Les conséquences pratiques de ces aveuglements sont nombreuses. En témoigne, notamment, la réunion, au mois d’août 2021 à Nantes, des « Mouvements sociaux et des Solidarités » au cours de laquelle plusieurs organisations ont rendu public « un Plan de rupture » destiné à « construire ensemble un futur écologiste, féministe et social » pour en finir avec le « désordre néo-libéral. [12] » Désormais soutenu par une « alliance inédite », ce plan s’adressait à « toutes celles et tous ceux qui cherchent un lieu d’expression et d’action démocratiques pour rompre avec l’injustice du système capitaliste », les politiques de « démantèlement de l’État social » et l’autoritarisme grandissant, comme le prouve la multiplication des lois liberticides. À la veille des élections présidentielles, alors que les « forces réactionnaires réduisent les termes du débat public à leurs sujets de prédilection tels que l’insécurité et l’immigration », il s’agissait d’offrir une alternative et de mobiliser pour l’avènement d’un « autre société où chacun » pourra « mener une vie libre et digne. » Admirable initiative saluée par toutes celles et tous ceux qui attendaient depuis longtemps un appel de ce type susceptible de réunir des hommes et des femmes venus d’horizons politiques, syndicaux et associatifs très divers. Et pourtant, une fois encore étaient omises les revendications des héritier·e·s de l’immigration coloniale et postcoloniale, des habitant·e·s racisés des quartiers populaires et des victimes d’une romanophobie d’État catastrophique pour les personnes visées, toutes soumises, enfants compris, aux violences policières des démantèlements des camps de fortune dans lesquelles ils vivent, à la précarisation érigée en politique publique et à la déscolarisation forcée, contrairement aux engagements internationaux de la France.
Une brève mais édifiante recherche lexicographique le confirme. « Racisme » ? Aucune occurrence dans ce « Plan de rupture ». « Discrimination » ? Une seule mais ni la nature, ni le caractère systémique des discriminations raciales n’étaient précisés, si bien que la généralité du terme employé contribue à rendre invisible leurs spécificités, leur gravité et leurs conséquences désastreuses. S’il était fait mention de la stigmatisation des musulman·e·s, l’islamophobie n’avait pas droit de cité alors qu’elle est au fondement d’une agressive et hétéroclite coalition qui court du Rassemblement national au mal nommé Printemps républicain, en passant par les droites de gouvernement sans oublier l’actuelle majorité, le gouvernement et le président qu’elle soutient, et des personnalités dites de gauche. Quelques mois plus tard, l’appel de l’Université européenne des mouvements sociaux, soutenu par Attac-France et de nombreuses structures et associations, destiné à initier une réunion qui doit se tenir Allemagne en août 2022, reconduit les mêmes errements.
On pourrait multiplier les exemples. Parmi les plus récents et les plus significatifs, eu égard à la longue période électorale que nous connaissons, mentionnons les universités d’été 2021 organisées par les différentes gauches politiques puis les campagnes présidentielles qu’elles ont menées. N’oublions pas les législatives à venir, y compris dans le cadre de la Nouvelle union populaire, écologiste et sociale (NUPES) où les questions des discriminations systémiques ethno-raciales et/ou provoquées par la religion réelle ou imputée – l’islam bien sûr –, et celles des racismes institutionnels sont complètement absentes de l’agenda des formations rassemblées dans l’union précitée. Le texte adopté en témoigne puisqu’il se contente d’exiger « l’abrogation des lois Séparatismes ». S’y ajoutent la permanence de pratiques anciennes d’éviction, observées et dénoncées par le collectif « On s’en mêle » et plusieurs candidat·e·s racisé·e·s des quartiers populaires [13]. Tous notent le peu de cas accordé aux membres des minorités dites “visibles”, lesquels sont toujours réduits à la portion très congrue. Et les mêmes responsables de la NUPES, qui, à juste titre, estiment que les discriminations liées au genre sont d’une extrême importance, se révèlent d’une pusillanimité remarquable et d’un opportunisme affligeant lorsque les premières sont déterminées par les origines. Misère de l’antiracisme moral et partisan traditionnel qui, pratiqué de façon intermittente, n’engage à rien car, pour ces défenseurs, il est et demeure une variable d’ajustement constamment assujettie à des considérations électoralistes et tactiques. Outre que, depuis des années, cet antiracisme a fait la démonstration réitérée de son impuissance, il entretient méfiance, colère et indignation légitimes des racisé·e·s, et, à cause de cela, il divise là où il y a urgence à travailler à la convergence des luttes dans un contexte social, politique, culturel et médiatique dégradé comme jamais. Il est impératif de substituer à cet antiracisme un antiracisme unitaire, démocratique, véritablement universel, avec les premier·e·s concernés donc et les diverses structures autonomes locales et nationales dont ils se sont dotés. Outre cela, cet antiracisme doit être aussi politique et stratégique, ou il ne sera pas.
vendredi 17 juin 2022
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